Lettre 736, 1679 (Sévigné)
1679
736. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Je suis venue ici un jour ou deux, avec le bon abbé, pour mille petites affaires. Ah, mon Dieu ! ma très-aimable, quel souvenir que le jour de votre départ ! J’en solennise souvent la mémoire ; je ne puis encore du tout en soutenir la pensée[1] ; on dit qu’il faut la chasser, elle revient toujours. Il y a justement aujourd’hui quinze jours, ma chère enfant, que je vous voyois et. vous embrassois encore : il me semble que je ne pourrai jamais avoir le courage de passer un mois, et deux mois, et trois mois. Ah ! ma fille, c’est une éternité[2] ! J’ai des bouffées et des heures de tendresse que je ne puis soutenir. Quelle 1679 possession vous avez prise de mon cœur, et quelle trace vous avez faite dans ma tête ! Vous avez raison d’en être bien persuadée ; vous ne sauriez aller trop loin ; ne craignez point de passer le but ; allez, allez, portez vos idées où vous voudrez, elles n’iront pas au delà ; et pour vous, ma fille, ah ! ne croyez point que j’aie pour remède à ma tendresse la pensée de n’être pas aimée de vous : non, non, je crois que vous m’aimez, je m’abandonne sur ce pied-là, et j’y compte sûrement. Vous me dites que votre cœur est comme je le puis souhaiter, et comme je ne le crois pas : défaites-vous de cette pensée ; il est comme je le souhaite, et comme je le crois. Voilà qui est dit, je n’en parlerai plus ; je vous conjure de vous en tenir là, et de croire vous-même qu’un mot, un seul mot sera toujours capable de me remettre cette vérité devant les yeux, qui est toujours dans le fond de mon cœur, et que vous y trouverez quand vous voudrez m’ôter les illusions et les fantômes qui ne font que passer ; mais je vous l’ai dit une fois, ma fille, ils me font peur et me font transir, tout fantômes qu’ils sont : ôtez-les-moi donc, il vous est aisé ; et vous y trouverez toujours, je dis toujours, le même cœur persuadé du vôtre, ce cœur qui vous aime uniquement, et que vous appelez votre bien avec justice, puisqu’il ne peut vous manquer. Finissons ce chapitre, qui ne finiroit pas naturellement, la source étant inépuisable, et parlons, ma chère enfant, de toutes les fatigues infinies de votre voyage.
Pourquoi prendre[3] la route de Bourgogne, puisqu’elle est si cruelle ? C’est la diligence, je comprends bien cela. Enfin, vous voilà arrivée à Grignan. J’ai reçu toutes vos lettres aimables de Chagny, de Chalon, du bateau, de 1679 Lyon ; j’ai tout reçu à la fois. Je comptois fort juste ; je vous vis arriver vendredi à Lyon ; je n’avois pas vu M. de Gordes[4], ni la friponnerie de vous attacher à un grand bateau pour vous faire aller doucement, et épargner des chevaux ; mais j’avois vu tous les compliments de Chalon ; j’avois vu le beau temps qui vous a accompagnée jusque-là, le soleil et la lune faisant leur devoir à l’envi ; j’avois vu votre chambre chez Mme de Rochebonne, mais je ne savois pas qu’elle eût une si belle vue. Je ne sais pas bien si[5] vous êtes partis le dimanche ou le lundi ; mais je sais que très-assurément vous étiez hier au soir à Grignan, car je compte sur l’honnêteté du Rhône. Vous voilà donc, ma chère enfant, dans votre château : comment[6] vous y portez-vous ? Le temps est un peu changé ici depuis quatre jours ; la bise vous a-t-elle reçue ? vous reposez-vous ? Il faut un peu rapaiser votre sang, qui a été terriblement ému pendant le voyage, et c’est pour cela que le repos vous est absolument nécessaire[7]. Pour moi, je ne veux qu’une feuille de votre écriture, aimant mieux prendre sur moi-même, car je préfère votre santé à toutes choses, à ma propre satisfaction, qui ne peut être solide que quand vous vous porterez bien. Je suis très-fort en peine de la santé de Montgobert : l’air de 1679 Grignan ne lui est pas bon, et je la trouve très-estimable de s’oublier elle-même pour vous suivre. Vous[8] en pouvez dire autant pour M. de Grignan, car assurément, dans ce dernier voyage, vous n’avez considéré uniquement que sa propre satisfaction, qu’il a même cachée longtemps sous ses manières polies : vous l’avez approfondie, vous l’avez observée et démêlée ; et dès que vous l’avez aperçue un peu plus d’un côté que de l’autre, vous lui avez sacrifié[9] votre santé, votre repos, votre vie, la tendresse et le repos[10] de votre mère, et enfin, vous avez parfaitement accompli le précepte de l’Évangile qui veut que l’on quitte tout pour son mari[11]. Il le mérite bien[12] ; mais il faut aussi que cela l’engage encore davantage à prendre soin de votre santé, que vous exposez si librement et si courageusement pour lui plaire. Pour moi, c’est mon unique pensée[13], quoique très-inutilement, à mon grand regret.
Je reçois des lettres de votre frère, qui ne me parlent que de son pigeon[14]. Le titre de nouveau venu dans la province le rend fort considérable, et le met dans toutes les affaires. M. de Coulanges a eu une grosse fièvre, 1679 comme il a accoutumé en automne[15] ; il en est comme guéri. Sa femme et la Bagnols sont à Livry ; je leur ai fait un vilain tour, je les quittai lundi ; j’y retourne demain matin, et elles s’en vont à Charenfon, parce que M. de Bagnols ayant affaire à Paris, il est plus à portée d’y aller que de Livry. Ainsi, ma chère enfant, me voilà toute seule avec votre cher souvenir ; c’est assez, c’est une fidèle compagnie qui ne m’abandonne jamais, et que je préfère à toutes les autres. Il y fait très-parfaitement beau, et vous croyez bien qu’il n’y a point d’endroit où je ne me souvienne de ma fille, et qui ne soit marqué tendrement dans mon imagination, car je n’y vois plus rien que sur ce ton.
Je vis hier Mme de Lavardin et Mme de la Fayette[16] je n’y appris rien de nouveau ; elles vous font l’une et l’autre mille amitiés. Mme d’Osnabruck[17] est venue voir 1679 Madame, qui l’a reçue avec une extrême amitié : elle est sa tante, elle a été élevée avec elle. La reine d’Espagne va toujours criant et pleurant[18]. Le peuple disoit, en la voyant dans la rue Saint-Honoré : « Ah ! Monsieur est trop bon, il ne la laissera point aller, elle est trop affligée. » Le Roi lui dit devant Madame la Grande-Duchesse[19] : « Madame, je souhaite de vous dire adieu pour jamais ; ce seroit le plus grand malheur qui vous pût arriver que de revoir la France. » Mme la duchesse de Rohan[20] est accouchée d’un garçon ; voilà un troisième duc dans la maison de Chabot[21], où Corbinelli n’a pas nui[22]. On dit que le maréchal d’Humières reviendra bientôt[23] ; cette guerre est entièrement finie. Le chevalier revient, je crois, avec lui. Adieu, ma très-chère enfant : vous savez bien que je suis toute à vous ; n’en doutez jamais.
- ↑ Lettre 736 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. « Ah ! ma fille, quel souvenir que celui du jour de votre départ ! je n’en puis encore soutenir la pensée. » (Édition de 1754.)
- ↑ 2. « Il y a justement aujourd’hui quinze jours que je vous voyois et vous embrassois encore ; et comment pourrai-je avoir le courage de passer un mois, et deux mois, et trois mois, sans ma chère enfant ? Cela me paroit une éternité. » (Ibidem.) Tout ce qui suit jusqu’au bout de l’alinéa manque dans le texte de 1754, sauf la fin de la dernière phrase, qui est ainsi « Mais parlons des fatigues infinies de votre voyage. »
- ↑ 3. « Pourquoi prend-on. » (Édition de 1754.)
- ↑ 4. Voyez tome II, p. 509, note 6. — Ce qui suit, jusqu’à « épargner des chevaux, » ne se lit pas dans le texte de 1754.
- ↑ 5. « Si c’est le dimanche ou le lundi que vous êtes partis de Lyon ; mais je suis sûre que vous étiez hier au soir mardi à Grignan, etc. » (Édition de 1754.)
- ↑ 6. « Comment vous y portez-vous ? La bise vous a-t-elle reçue ? Il faut, etc. » (Ibidem.)
- ↑ 7. Ce dernier membre de phrase et les mots pour moi, qui le suivent, ne se trouvent pas dans le texte de 1734, non plus que : « aimant mieux prendre sur moi-même. » L’édition de 1754 donne : « aimant mieux prendre sur moi-même que de mettre en péril votre santé. Je suis en peine de celle de Montgobert, etc. »
- ↑ 8. « N’en peut-on pas dire autant de vous à l’égard de M. de Grignan ? Vous n’avez considéré dans ce dernier voyage que sa propre satisfaction, etc. » (Édition de 1754.)
- ↑ 9. « Vous y avez sacrifié, » {Ibidem.)
- ↑ 10. « La tranquillité. » (Ibidem.)
- ↑ 11. Voyez l’Évangile de saint Matthieu, chapitre xix, verset 5, et celui de saint Marc, chapitre x, verset 7. Dans ces deux évangiles, aussi bien que dans la Genèse (chapitre ii, verset 24), c’est proprement de l’homme qu’il est dit qu’il quittera son père et sa mère, pour s’attacher à son épouse.
- ↑ 12. Dans l’édition de 1754 : « Le vôtre le mérite bien ; » et deux lignes plus bas : « d’une santé. »
- ↑ 13. « J’en fais mon unique pensée. » (Édition de 1754.)
- ↑ 14— Mme de Grignan, toujours par allusion à la fable des deux Pigeons.
- ↑ 15. Ce membre de phrase ne se lit pas dans le texte de 1754, non plus que la phrase qui termine cet alinéa.
- ↑ 16. « Chez Mme de la Fayette. » (Édition de 1754.)
- ↑ 17. Ernest-Auguste, évêque d’Osnabruck (en 1692 électeur de Hanovre, voyez tome IV, p. 61, note 6), avait épousé le 17 octobre 1658 Sophie, princesse palatine, fille de Frédéric V, roi de Bohème, et d’Élisabeth d’Angleterre, sœur du père de Madame et du mari d’Anne de Gonzague (voyez tome II, p. 393, notes 3 et 4). On conserve à Hanovre un grand nombre de lettres qui lui ont été adressées par Madame, et qui pour la plupart sont inédites ; M. Ranke a publié de cette correspondance environ deux cents lettres ou fragments de lettres, des années 1672 à 1714. au tome V de son Histoire de France particulièrement au seizième et au dix-septième siècle. L’électrice Sophie mourut le 8 juin 1714, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, laissant, entre autres enfants, Georges-Louis, qui fut roi d’Angleterre. — La Gazette nous apprend (p. 420) que Mme d’Osnabruek était arrivée le 22 août à Maubuisson, chez la princesse Louise sa sœur, abbesse de Maubuisson ; que Monsieur et Madame étaient allés la voir le même jour, et que Madame était demeurée deux jours avec elle. Un mois après, comme le rapporte le même journal (p. 484) > Madame retourna de Fontainebleau à Maubuisson, d’où elle revint le 28 septembre, c’est-à-dire le lendemain du jour où Mme de Sévigné écrivait cette lettre. Le 31 août, Mme d’Osnabruck avait assisté, à Fontainebleau, au mariage de la reine d’Espagne (Gazette, p. 440).
- ↑ 18. Le 27 septembre (date de notre lettre), la reine d’Espagne, qui, comme nous l’avons dit, était partie le 20 de Fontainebleau pour aller dans son royaume, prenait congé, à Amboise, du duc d’Orléans son père, qui l’avait accompagnée jusqu’à cette ville (voyez la Gazette du 30 septembre). Dans les premiers jours du mois le peuple de la capitale avait eu de fréquentes occasions de voir la jeune reine, qui était venue passer plusieurs jours à Paris, et pendant ce séjour avait donné de nombreuses audiences et visité beaucoup d’églises et de couvents (voyez la Gazette du 9 septembre).
- ↑ 19. La grande-duchesse de Toscane avait quitté son mari pour revenir en France. Voyez tome III, p. 481, note 5.
- ↑ 20. La fille de Vardes, dont Corbinelli avait négocié le mariage. Elle était accouchée le 26 septembre de Louis-Bretagne de Rohan Chabot, prince de Léon, qui épousa en 1708 Françoise de Roquelaure, et mourut le 10 août 1738. Saint-Simon (tome VI, p. 152) nous a laissé de lui le portrait suivant : « Le prince de Léon étoit un grand garçon élancé, laid et vilain au possible, qui avoit fait une campagne en paresseux, et qui, sous prétexte de santé, avoit quitté le service pour n’en pas faire davantage. On ne pouvoit d’ailleurs avoir plus d’esprit, de tournant, d’intrigue, ni plus l’air et le langage du grand monde, où d’abord il étoit entré à souhait. Gros joueur, grand dépensier pour tous ses goûts, d’ailleurs avare ; et tout aimable qu’il étoit, et avec un don particulier de persuasion, d’intrigues, de souterrains et de ressources de toute espèce, plein d’humeur, de caprices et de fantaisies, opiniâtre comme son père, et ne comptant en effet que soi dans le monde. »
- ↑ 21 Son grand-père était le premier des Chabot qui avait porté le titre de duc de Rohan.
- ↑ 22. Ce dernier membre de phrase ne se lit que dans notre manuscrit, et la phrase qui termine la lettre n’est que dans le texte de 1734.
- ↑ 23. On lit dans la Gazette, du 23 septembre, un article daté du camp de Hombourg, le 17 du même mois, où il est dit que le maréchal d’Humières est arrivé devant cette ville le 14, et que le gouverneur, sommé par lui, vient de lui rendre la place. Peu de temps après, il prit de même possession du château de Bitsch.