Lettre 737, 1679 (Sévigné)

1679

737. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ. À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, vendredi matin 29e septembre.

Au sortir[1] de chez Mlle de Méri, mercredi au soir, d’où je vous écrivis, ma fille, en qualité de son secrétaire, j’allai souper chez la marquise d’Uxelles ; je lui fis tous vos compliments : on ne peut jamais avoir plus d’estime et d’inclination[2] pour personne qu’elle en a pour vous. Elle étoit venue l’après-dînée chez moi avec Mmes de Lavardin, Mouci[3] et Belin, et tout cela m’avoit chargée 1679 de mille et mille compliments pour vous. Hier matin, qui étoit jeudi, nous revînmes ici, le bon abbé et moi. Corbinelli est occupé de ses affaires, de sorte que je puis me vanter d’être seule : car les Coulanges et Bagnols partoient pour Charenton, et je ne les vis qu’un moment. Je m’en vais donc être avec moi et avec votre cher et douloureux souvenir : je m’en vais voir comment je m’accommoderai de cette compagnie. M. Pascal dit que tous les maux viennent de ne savoir pas garder sa chambre[4]. J’espère garder si bien ce jardin et cette forêt, qu’il ne m’arrivera aucun accident. Le temps est pourtant entièrement détraqué depuis six jours ; mais il y a de belles heures. Je fus hier très-longtemps dans le jardin, à vous chercher partout et à penser à vous avec une tendresse qui ne se peut connoître que quand on l’a sentie[5]. Je relus toutes vos lettres ; j’admirai vos soins et votre amitié, 1679 dont je suis persuadée autant que vous voulez que je le sois. Vous me dites que votre cœur est comme je le souhaite, et comme je ne le crois point ; je vous ai déjà répondu[6], ma très-chère, qu’il est comme je le souhaite et comme je le crois : c’est une vérité, et je vous aime, sur ce pied-là ; jugez de l’effet que cette persuasion doit faire avec l’inclination naturelle que j’ai pour vous.

L’Anglois[7] est venu voir le bon abbé sur ce rhume qui nous fait peur[8] ; il a mis dans son vin et son quinquina une certaine sorte de chose douce[9] qui est si admirable, que le bon abbé sent son rhume tout cuit, et nous ne craignons plus rien. C’est ce qu’il donna à Hautcfeuille[10], qui le guérit en un moment de la fluxion sur la poitrine 1679 dont il mouroit, et de la fièvre continue. Le chevalier Tabord est allé en Espagne, Schemit est demeuré[11]. En vérité, ce remède est miraculeux.

J’ai[12] bien envie de savoir comme se porte la pauvre Montgobert, le Maire, et M. de Grignan, que je ne daigne mettre au nombre des malades, puisqu’il joue à ̃l’hombre ; je souhaite bien sa santé pour l’amour de lui, mais aussi pour l’amour de vous, car quoique vous me priiez de n’être point en peine de votre peine, je vous le refuse, ma très-belle, persuadée que sa maladie vous feroit plus de mal qu’à lui. Il faut que tant de choses aillent bien pour que vous soyez en repos, qu’il n’est quasi pas possible de vous y voir. J’aimerois bien à savoir l’état où vous êtes au vrai, et combien la fatigue du voyage, les nuits sans dormir, et les agitations du carrosse ont pris sur votre pauvre personne, qui étoit déjà si abattue. Ne croyez pas qu’il soit naturel d’être sans inquiétude ; mettez-vous à ma place, et sans vous fâcher, ni dire toujours que vous vous portez parfaitement bien, jugez raisonnablement de la juste crainte que je dois avoir pour vous. Eh, mon Dieu ! quand je songe comme vous êtes pour moi, je me trouve inhumaine et grossière pour vous. Si j’étois aussi délicate que vous, je le dis à ma confusion, hélas ! ma belle, je ne vivrois pas ; et pourquoi ai-je donc tant de courage et tant d’espérance ? 1679 Est-ce que je vous aime moins que vous ne m’aimez ? Il semble que vous m’étourdissiez par vos discours, et cependant je ne les crois point sur votre santé ; en vérité, je me perds dans ce faux repos ; et quand j’y pense bien, je trouve que j’ai tant de raison d’être en peine, que je ne sais pourquoi j’ai eu la complaisance d’être persuadée de tout ce que vous m’avez dit ; mais vous-même, ne voulez-vous point avoir quelque soin de vous rafraîchir, de vous reposer, de faire écrire pour vous ? Gardez-vous bien, ma fille, de répondre à toutes mes lettres : bon Dieu ! je ne le prétends pas ; je cause avec vous sans fin et sans mesure ; il ne faut point de réponse à tout ceci : je n’écris qu’à vous, je fais ma seule consolation de vous entretenir ; ne soyez pas si simple que d’y répondre, je ne vous écrirois plus que des billets ; le soin que j’ai de votre santé, et la persuasion du mal que vous feroit d’écrire de grandes lettres, me fait entièrement renoncer au plaisir de les lire ; ce me seroit une douleur de penser à ce qu’elles vous auroient coûté.

J’ai prié Mme de Lavardin de faire vos excuses et dire vos raisons[13] à Mme Colbert quand elle la verra. J’irai voir Mmes de Vence et de Tourette, dès que je serai à Paris, et en attendant je leur ferai faire des compliments. Le petit Coulanges a été assez malade à nos états ; il est si charmé des soins qu’on a de lui, et des députés qu’on lui envoie pour savoir de ses nouvelles, que sa fièvre n’a osé continuer ; il est si pénétré de tout cela, que c’est une pitié[14]. Mon fils brillote à merveilles ; il 1679 est député de certaines petites commissions qu’on donne pour faire honneur aux nouveaux venus ; nous aspirerons quelque jour à quelque chose de plus[15]. J’ai prié la Marbeuf[16] de le marier là ; il ne se verra jamais d’un si beau point de vue que cette année[17]. Il a été dix ans à la cour et à la guerre ; il a de la réputation ; la première année de paix, il la donne à sa patrie : si on ne le prend cette année[18], on ne le prendra jamais. Ce pays-ci n’est pas bon pour l’établir ; il faut rendre à César ce qui appartient à César ; je l’ai un peu dérangé, mais il ne doit pas y avoir regret ; cette éducation vaut mieux que celle de Laridon négligé[19] : il est toujours aisé de retourner chez soi, et il ne l’est pas d’être courtisan et honnête homme quand on veut. Mon fils me parle toujours de son pigeon avec beaucoup de tendresse à sa mode et d’inquiétude pour sa santé. Ils avoient été[20] se promener 1679 aux Rochers, dont ils admiroient la beauté : tout ce que vous ne connoissez pas est plus beau que ce que vous connoissez.

Adieu, ma très-chère : je m’oublie ; encore faut-il donner des bornes à cette lettre, ou bien se résoudre à la faire relier : en vérité, c’est une douceur que d’écrire, mais on n’a ce sentiment que pour une personne au monde ; car après tout, c’est une fatigue, et encore faut-il avoir une poitrine comme je l’ai. Je m’en vais faire partir mon laquais : les jours sont bien changés depuis que vous étiez ici ; et même depuis que j’ai commencé cette lettre, nous sommes parvenus à quatre heures du soir.

Vous me demandez ce que je fais[21] : je lis mes anciens livres ; je ne sais rien de nouveau qui me tente ; un peu du Tasse, un peu des Essais de morale ; je travaille à finir cette chaise qui est commencée en l’année 1674[22] ; je me promènerai quand il ne pleuvra plus ; je pense continuellement et habituellement à vous ; je vous regrette, sans avoir à me reprocher de n’avoir pas goûté tous les moments que j’ai été avec vous[23] ; je vous écris, je relis vos lettres, j’espère de vous revoir[24], je fais des plans pour y parvenir ; je suis occupée ou amusée de tout ce qui a rapport à vous de cent lieues loin ; je retourne sur le passé ; je regrette les antipathies et les morts ; je tremble pour votre santé ; la bise me fait une oppression par la crainte qu’elle me donne ; enfin, ma chère enfant, trouvez-vous que je n’aie rien à faire[25] ?


  1. Lettre 737. — 1. Dans le texte de 1754, cette lettre ne commence qu’à la troisième ligne « J’allai souper, mercredi au soir, chez la marquise, etc. »
  2. 2. « Ni plus d’inclination. « (Édition de 1754.)
  3. 3. Marie, fille d’Achille de Harlay et de Jeanne-Marie de Bellièvre, mariée le 17 février 1663 à François le Bouteiller de Senlis, marquis de Mouci, maréchal des camps et armées du Roi, tué en Flandre. Elle mourut le 29 août 1709, sans enfants. Elle était sœur du procureur général, depuis premier président. « C’étoit, dit Saint-Simon (tome V, p. 385), une dévote de profession, dont le guindé, l’affecté, le ton et les manières étoient fort semblables à celles de son frère. » Voyez encore au tome VII des Mémoires, p. 408 et 409. — Antoinette de Faudoas Averton, veuve et cousine germaine d’Emmanuel-René Faudoas Averton, comte de Belin, mort au siège de Douai en 1667, neveu du premier mari de Mme d’Albon.
  4. 4. Voici la pensée de Pascal, telle que Mme de Sévigné avait pu la lire à l’article XXVI, p. 203 de l’édition de Port-Royal (1670) : « ...Quand je me suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s’exposent, à la cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d’où naissent tant de querelles, de passions et d’entreprises périlleuses et funestes, j’ai souvent dit que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. » Dans le manuscrit autographe de Pascal, le texte est un peu différent ; on y lit ainsi la partie que cite Mme de Sévigné : « J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Voyez l’édition de M. Havet, p. 51.
  5. 5. Toute la suite de l’alinéa, à partir de ces mots, manque dans l’édition de 1754.
  6. 6. Voyez la lettre précédente, p. 20.
  7. 7. Le chevalier Talbot.
  8. 8. « Qui nous faisoit peur. » (Édition de 1754.)
  9. 9. « Une certaine chose douce. » (Ibidem.) — Emmanuel de Coulanges a célébré cette guérison du bon abbé par un couplet où il parle :

    De la liqueur charmante
    Qu’un médecin anglois répand sur son cerveau.

    Voyez le Recueil de chansons choisies, 1698, tome I, p. 282.

  10. 10. Sans doute Germain Texier, comte d’Hautefeuille, baron de Malicorne, etc., gentilhomme ordinaire du Roi et conseiller d’État d’épée, frère aîné du commandeur d’Hautefeuille (qui fut ambassadeur de Malte) et de l’abbé d’Hautefeuille dont parle Bussy dans la lettre du 27 novembre 1678. Il avait épousé, le 26 avril 1665, Catherine-Marguerite de Courtarvel, fille du premier lit de Jacques, seigneur de Saint-Remy, premier maître d’hôtel de la duchesse douairière d’Orléans (voyez les Mémoires de Mademoiselle, tome III, p. 579 et 580). Il mourut en 1694. Dangeau (tome V, p. 58) dit que sa femme, Mlle de Saint-Remy, était sœur de père de la duchesse de la Vallière, ce qui ne s’explique pas trop ; mais nous trouvons dans l’article de la Chênaye des Bois que le père de sa femme s’était remarié à la veuve d’un chevalier de la Vallière, et dans la lettre du 29 décembre suivant, Mme de Sévigné parle d’une Mme de Saint-Remy, évidemment parente de Mme de la Vallière.
  11. 11. Cette phrase n’est que dans le texte de 1734. Talbot, dont le vrai nom était, selon les uns Talbor, selon d’autres Tabor, ou, comme l’écrit Mme de Sévigné, Tabord (voyez tome V, p. 559, note 1), était parti pour l’Espagne en qualité de premier médecin de la jeune reine. Nous lisons dans la Gazette du 7 octobre que celle-ci ayant appris à Poitiers que le comte de Montaigu, lieutenant gérerai de Guienne, était malade à Bordeaux, lui avait envoyé en poste le chevalier Talbot, son premier médecin. Schemit (ou plutôt Schmit ? ) doit être un autre docteur, employant le remède anglais.
  12. 12. Cet alinéa manque tout entier dans l’édition de 1754.
  13. 13. « Et de dire vos raisons. » (Édition de 1754.) — À la ligne suivante, les mots « dès que je serai à Paris » manquent dans cette édition.
  14. 14. « Il est charmé des soins qu’on a de lui et des députés qu’on lui envoie pour savoir de ses nouvelles : sa fièvre n’a point eu de suite. Mon fils, etc. » (Édition de 1754.) — C’est sans doute aux états de Vitré de 1679 que s’adressent les adieux en huit couplets qui sont contenus au tome I, p. 130, du Recueil des chansons de Coulanges cité plus haut, note 9 ; et c’est à la maladie dont parle ici Mme de Sévigné que doivent se rapporter les trois couplets du même recueil (tome I, p. 200) intitulés A Mme la duchesse de Chaulnes sur la visite de Mlle Descartes pendant ma maladie à Vitré. Voyez plus loin, p. 60, notes 20 et 22.
  15. 15. Ce membre de phrase n’est que dans le texte de 1734.
  16. 16. Voyez tome IV, p. 197, note 5.
  17. 17. « J’ai prié Mme de Marbeuf de le marier en Bretagne ; il ne sera jamais dans un point de vue si favorable que cette année. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « Si on ne le prend dans cette circonstance. » (Ibidem.)
  19. 19. Allusion à la fable de l’Éducation, dans la Fontaine, livre VIII, fable xxiv

    Laridon et César, frères dont l’origine
    Venoit de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
    A deux maîtres divers échus au temps jadis,
    Hantoient, l’un les forêts, et l’autre la cuisine.

    Laridon négligé, etc.

  20. 20. « Il avoit été avec Coulanges se promener… tout ce que vous n’en connoissez pas est plus beau que ce que vous en connoissez. » (Édition de 1754.)
  21. 21. L’alinéa précédent m’est pas dans l’édition de 1754, où celui-ci commence ainsi : « Adieu, ma très-chère : vous me demandez ce que je fais, etc. »
  22. 22. Ce membre de phrase n’est que dans l’édition de 1734.
  23. 23. « Que j’ai passés avec vous. » (Édition de 1754.)
  24. 24. « J’espère vous revoir. » (Ibidem.)
  25. 25. Dans sa seconde édition (1754), Perrin abrége ainsi : « de cent lieues loin, et je ne trouve point avec cela que je n’aie rien à faire. »