Lettre 734, 1679 (Sévigné)

1679

734 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN

À Livry, vendredi 22e septembre.

Je pense toujours à vous, et comme j’ai peu de distraction, je me trouve bien des pensées. Je suis seule ici ; Corbinelli est à Paris : mes matinées seront solitaires. Il me semble toujours, ma fille, que je ne saurois continuer de vivre sans vous ; je me trouve si peu avancée dans cette carrière, et[1] je m’en trouve si mal, que je conclus, non-seulement qu’il n’y a rien tel que le bien présent, mais qu’il est fort dangereux de s’accoutumer à une bonne et uniquement bonne compagnie : la séparation en est étrange ; je le sens, ma très-chère, plus que vous n’avez le loisir de le sentir[2] ; et je sens déjà avec trop de sensibilité le desir extrême de vous revoir, et la tristesse d’une année d’absence ; cette vue en gros ne me paroît pas supportable[3]. Je suis tous les matins dans ce jardin que vous connoissez ; je vous cherche partout, et tous les endroits où je vous ai vue me font mal ; vous voyez bien, ma fille, que les moindres choses qui ont rapport[4] à vous ont fait impression dans mon pauvre cerveau. Je ne vous entretiendrois pas de ces sortes de foiblesses, dont je suis bien assurée que vous vous moquez, sans que la lettre d’aujourd’hui est un peu sur la pointe des vents, n’ayant 1679 point encore reçu de vos nouvelles[5]. Vous êtes à Lyon aujourd’hui ; vous serez à Grignan quand vous recevrez ceci. J’attends le récit de la suite de votre voyage depuis Auxerre. J’y trouve des réveils à minuit, qui me font autant de mal qu’à Mlles de Grignan ; et à quoi étoit bonne cette violence[6], puisqu’on ne partoit qu’à trois heures ? c’étoit de quoi dormir la grasse matinée. Je trouve qu’on dort mal par cette voiture ; et quoique je fusse prête à vous parler encore de tout cela, je trouve que recevant cette lettre à Grignan, vous ne comprendriez plus ce que je voudrois dire de parler de ce bateau : c’est ce qui fait que je vous parle de moi et de vous, ma chère enfant, dont je vois tous les sentiments pleins d’amitié et de tendresse pour moi[7].

Mlle de Méri me mande qu’elle est toujours comme je l’ai laissée, qu’elle me prie de vous le mander[8], afin que si sa tête ne lui permettoit pas de vous écrire, vous n’en fussiez point en peine ; j’irai descendre chez elle mardi[9]. Mme de Coulanges vint hier au soir bien tard avec sa sœur ; elle a enfin quitté Paris ; les étouffements ne sont point diminués. Elle me dit que M. de la Roche-Guyon[10] 1679 étoit très-mal de sa petite vérole. Du Chesne[11] a demandé une assemblée de tous les médecins du monde : la fièvre est redoublée, et la petite vérole séchée et devenue verte ; cela ne vaut rien, et pourroit bien nous donner un beau sujet de réflexion. Voilà un laquais de Mme de Coulanges qui vient de Paris, et qui m’assure que M. de la Roche-Guyon se porte mieux : ma pauvre enfant, je vous en demande pardon[12]. Mon fils ne me parle que de vous dans ses lettres, et de la part qu’il prend à la douleur que j’ai de vous avoir quittée : il a raison, je ne 1679 accoutumerai de longtemps à cette séparation, et[13] c’est bien moi qui dois dire :


Rien ne peut réparer les biens que j’ai perdus[14]

Vos lettres aimables font toute ma consolation : je les relis souvent, et voici comme je fais. Je ne me souviens plus de tout ce qui m’avoit paru des marquas d’éloignement et d’indifférence ; il me semble que cela ne vient point de vous, et je prends toutes vos tendresses, et dites et écrites, pour le véritable fond de votre cœur pour moi. Êtes-vous contente, ma belle ? est-ce le moyen de vous aimer ? et pouvez-vous douter jamais de mes sentiments, puisque, de bonne foi, j’ai cette conduite ? Votre frère me paroît avoir tout ce qu’il veut,


Bon dîner, bon gîte, et le reste[15]

Il a été député plusieurs fois de la noblesse vers M. de Chaulnes : c’est une honnêteté[16] qui se fait aux nouveaux venus. Nous espérons une autre année avoir des effets de cette belle amitié de M. et de Mme de Chaulnes. Le Roi nous a remis huit cent mille francs : nous en sommes quittes pour deux millions deux cent mille livres[17] ; ce n’est rien du tout. Adieu, ma très-chère et très-belle. Si l’extrémité de l’Empereur[18] et de don Juan[19] vous pouvoit satisfaire, on assure qu’ils n’en reviendront pas.

Une reine qui porteroit une tête en Espagne, trouveroit une belle conjoncture pour se faire valoir[20]. On dit qu’elle pleura excessivement en disant adieu au Roi, et que sur le mot d’un adieu pour jamais, ils retournèrent deux ou trois fois aux embrassades et au redoublement des sanglots : c’est une horrible chose que les séparations.


  1. Lettre 734. 1 « Et c’est pour moi un si grand mal de ne vous avoir plus, que j’en tire cette conséquence, qu’il n’y a rien tel que le bien présent, et qu’il est fort dangereux, etc. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « … de le sentir. Je suis déjà trop vivement touchée du désir… et de la tristesse, etc. » (Ibidem.)
  3. 3. Dans l’édition de 1734 il y a un mot de trop « ne me paroît pas plus supportable. » Est-ce pas ou plus qu’il faut effacer ?
  4. 4. « Vous voyez bien que les moindres choses de ce qui a rapport, etc. » (Édition de 1764.)
  5. 5. Dans son édition de 1754, Perrin, au lieu des mots « n’ayant point encore reçu de vos nouvelles, » donne ce qui suit : « Je ne réponds à rien, et je ne sais point de nouvelles. »
  6. 6. « Et à quoi bon cette violence. » (Édition de 1754.)
  7. 7. « … ce que je voudrois vous dire en parlant de ce bateau : c’est pourquoi je passe à d’autres sujets. » (Ibidem.)
  8. 8. « De vous le faire savoir. » (Édition de 1734.)
  9. 9. Ce membre de phrase n’est pas dans le texte de 1784.
  10. 10. François de la Roche-Guyon, qui fut duc de la Rochefoucauld en 1714, né le 17 août 1663, mort le 22 avril 1728. Il fut maréchal de camp, grand maître de la garde-robe du Roi et chevalier de ses ordres. Louis XIV, en 1679, érigea en duché en sa faveur la terre de la Roche-Guyon, qui l’avait déjà été en 1663 pour son bisaïeul maternel Roger du Plessis, duc de Liancourt : voyez la lettre 753. Il épousa le 23 novembre 1679 Madeleine-Charlotte le Tellier, fille du marquis de Louvois, morte le 18 novembre 1735, à l’âge de soixante et onze ans. « Rogue, dit Saint-Simon (tome XI, p. 39 et 40), avare à l’excès, sans esprit que silence, ricanerie, malignité qui lui avoit fait donner le nom de Monseigneur le Diable, force gloire et bassesse tout à la fois, et un long usage du monde en supplément d’esprit, il fit la charge de grand maître de la garde-robe servilement, sans nul agrément, en valet assidu et enragé de l’être. Son nom sonore à trois syllabes, car il prit celui de son père qui, après avoir retenti dans les partis, s’étoit fait craindre dans les cabinets, lui donna un reste de considération qui ne passa guère un certain étage, et qui ne trouva en soi nul appui. Sans table, sans équipage, mais de grands biens, une cour de caillettes de Paris les soirs chez sa femme, avec un souper et des tables de jeu, et grande bassesse avec la robe qui leur fit gagner force procès. » Voyez encore sur lui la lettre du 8 août 1685.
  11. 11. Sans doute celui qui est plusieurs fois mentionné par Dangeau, et qui fut médecin des enfants de France en 1693, premier médecin du duc de Bourgogne en 1699, et mourut à quatre-vingt-onze ans en mars 1707. Voyez le Journal de Dangeau, tomes IV, p. 403 ; VII, p. 172 ; XI, p. 320.
  12. 12. Quand Mme de Grignan apprenoit quelque mauvaise nouvelle, elle s’arrangeoit là-dessus ; mais lorsque après cela on venoit lui dire que la nouvelle étoit fausse, ou que la personne qu’on lui avoit dépeinte à l’extrémité, se portoit mieux : « Je n’aime pas, disoit-elle plaisamment, qu’on change mes idées ; et que deviendront mes réflexions passées ? » On sent bien que ce raisonnement n’a rien de sérieux, et que c’étoit un pur badinage entre la mère et la fille. Voyez la lettre du 26 novembre 1670, tome II, p. 17. (Note de Perrin, 1754.) — Cette fin de phrase n’est pas dans l’édition de 1734.
  13. 13. Ce membre de phrase, et le vers qui le suit, ont été retranchés par Perrin dans sa seconde édition (1764)
  14. 14. Vers déjà cité au tome II, p. 354.
  15. 15. Allusion à la fable des deux Pigeons, de la Fontaine, livre IX, fable 11.

    Hélas ! dirai-je, il pleut
    Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
    Bon soupé, bon gîte et le reste ?

  16. 16. « C’est une petite honnêteté qui se fait aux nouveaux venus. Nous aspirerons une autre année à voir des effets, etc. » (Édition de 1754.)
  17. 17. Voyez ci-dessus, p. 7, note 8.
  18. 18. Léopold-Ignace (Léopold Ier), empereur, ne mourut que le 5 mai 1705. (Note de Perrin.) — Nous lisons dans la Gazette (p. 487) que la peste était alors à Vienne mais il n’est pas question, dans les numéros de septembre ni d’octobre, d’une maladie de l’empereur Léopold. Il s’était rendu à Prague, et l’on écrit de Vienne, le 23 septembre (le lendemain de la date de notre lettre), qu’il doit aller à Egra, pour y faire la revue générale de ses troupes.
  19. 19. Don Juan d’Autriche, fils naturel de Philippe IV, roi d’Espagne (et d’une comédienne nommée Marie Calderona), mourut le 17 septembre 1679. (Note de Perrin.) — La Gazette, dans son numéro du 30 septembre, rapporte qu’à la date du 7 ce prince se trouva si mal que les médecins lui conseillèrent de se préparer à la mort, et que le lendemain il reçut le viatique et fit son testament. Don Juan d’Autriche était né en 1629. Il avait été reconnu fils du Roi en 1642, et son frère, le roi Charles II, l’avait fait son premier ministre en 1677.
  20. 20. Cette phrase ne se trouve pas dans l’édition de 1734, qui commence ainsi la suivante « On dit que la reine d’Espagne, etc. »