Lettre 733, 1679 (Sévigné)

1679

733. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, mercredi 20e septembre.

Vous ne trouvez nullement étrange de ne me point voir dans le bateau ; vous ne me demandez point à Auxerre, à Chalon, à Lyon, ni même à Grignan. Pour moi, je suis tellement frappée de vous avoir vue ici, qu’il me semble que je dois vous rencontrer à tout moment. Je veux trouver aussi Mlles de Grignan et mon petit marquis : enfin je. suis si fâchée de me trouver toute seule, que contre mon ordinaire je souhaite que le temps galope, et pour me rapprocher celui de vous revoir, et pour m’effacer un peu ces impressions trop vives. Est-ce donc cette pensée si continuelle qui vous fait dire qu’il n’y a point d’absence ? J’avoue que par ce côté, il n’y en a point ; mais comment appelez-vous ce que l’on sent quand la présence est si chère ? Il faut, par nécessité, que le contraire soit bien amer.

J’apprends dans ce moment que la Trousse est parti pour Ypres[1] ; sa femme n’a jamais voulu lui dire adieu ; c’est un état pitoyable que le sien ; je la plains, puisque c’est la tendresse qui la fait souffrir : il y a bien de l’apparence que les sujets de sa douleur ne finiront point. La reine d’Espagne devient fontaine[2] aujourd’hui ; je comprends bien aisément le mal des séparations. Je vous suis pas à pas : vous êtes à Lyon, vous avez vu Guitaut. J’ai me extrême impatience de savoir de vos nouvelles.


Mercredi, à six heures du soir.

Je reçois, ma très-aimable, votre lettre de tous les jours, et puis enfin d’Auxerre. Cette lettre m’étoit nécessaire. Je vous vois hors de ce bateau, où vous avez été dans un faux repos ; car après tout cette allure est incommode. Ne me dites plus que je vous regrette sans sujet : où prenez-vous que je n’en aie pas tous les sujets du monde ? Je ne sais pas ce qui vous repasse dans la tête ; pour moi, je ne vois que votre amitié, que vos soins, vos bontés, vos caresses ; je vous assure que c’est tout cela que j’ai perdu, et que c’est là ce que je regrette, sans que rien au monde puisse m’effacer un tel souvenir, ni me consoler d’une telle perte. Soyez bien persuadée, ma très-chère, que cette amitié que vous appelez votre bien, ne vous peut jamais manquer ; plût à Dieu que vous fussiez aussi assurée de conserver toutes les autres choses qui sont à vous ! Je ne vous reparle plus de votre voyage, dont le détail m’est cher ; vous êtes à Grignan ; il faut parler de la bise : comment vous a-t-elle reçue ? comment vous trouvez-vous ? Je saurai toute la suite de vos pas, et de la visite de Guitaut, et de Chalon, et de Lyon. Hélas ! ma chère enfant, je ne songe qu’à vous et à tout ce qui vous touche.


Mon cher Comte, vous aurez bien de l’honneur, si vous conduisez heureusement cette santé si délicate, et je vous en serai plus obligée que de tout ce que vous pourriez faire pour moi. Mesdemoiselles, je pense bien souvent à vous ; je vous redemande ici, l’une au jardin, et l’autre à l’escarpolette : rien ne me répond ; vous avez votre part à ma tristesse. Mon cher petit marquis, n’oubliez pas votre bonne maman.


  1. Lettre 733. 1. Voyez tome V, p. 374, et la note 3.
  2. 2. Voyez tome IV, p. 106, note 5.