Lettre 732, 1679 (Sévigné)

732. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 18e septembre.

J’attendois avec impatience votre lettre, ma fille, et j’avois besoin d’être instruite de l’état où vous êtes ; mais je n’ai jamais pu voir tout ce que vous me dites de vos réflexions et de votre repentir sur mon sujet sans fondre en larmes. Ah ! ma très-chère, que me voulez-vous dire de pénitence et de pardon ? Je ne vois plus rien que tout ce que vous avez d’aimable, et mon cœur est fait d’une manière pour vous, qu’encore que je sois sensible jusqu’à l’excès à tout ce qui vient de vous, un mot, une douceur, un retour, une caresse, une tendresse me désarme et me guérit en un moment, comme par une puissance miraculeuse ; et mon cœur[1] retrouve toute sa tendresse, qui sans se diminuer, change seulement de nom, selon les différents mouvements qu’elle me donne. Je vous ai dit ceci plusieurs fois, je vous le dis encore, et c’est une vérité ; je suis persuadée que vous ne voulez pas en abuser ; mais il est certain que vous faites toujours, en quelque façon que ce puisse être, la seule agitation de mon âme : jugez si. je suis sensiblement touchée de ce que vous me mandez[2]

Plût à Dieu, ma fille, que je pusse vous revoir à l’hôtel de Carnavalet, non pas pour huit jours, ni pour y faire pénitence, mais pour vous embrasser, et vous faire voir clairement que je ne puis être heureuse sans vous, et que les chagrins que l’amitié que j’ai pour vous m’a pu 1679 donner[3] me sont plus agréables que toute la fausse paix d’une ennuyeuse absence Si votre cœur étoit un peu plus ouvert, vous ne seriez pas si injuste[4] : par exemple, n’est-ce pas un assassinat que d’avoir cru qu’on vouloit vous ôter de mon cœur, et sur cela me dire des choses dures ? Et le moyen que je pusse deviner la cause de ces chagrins ? Vous dites qu’ils étoient fondés : c’étoit dans votre imagination, ma fille, et sur cela, vous aviez une conduite qui étoit plus capable de faire ce que vous craigniez (si c’étoit une chose faisable) que tous les discours que vous supposiez qu’on me faisoit[5] : ils étoient sur un autre ton ; et puisque vous voyiez bien que je vous aimois toujours, pourquoi suiviez-vous votre injuste pensée, et que ne tâchiez-vous plutôt, à tout hasard, de me faire connoître que vous m’aimiez. ? Je perdois beaucoup à me taire ; j’étois digne de louange dans tout ce que je croyois ménager, et je me souviens que deux ou trois fois vous m’avez dit le soir des mots que je n’entendois point du tout alors. Ne retombez donc plus dans de pareilles injustices ; parlez, éclaircissez-vous : on ne devine pas ; ne faites point comme disoit le maréchal de Gramont, ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la gorge coupée, et qui ne le sentent pas. Il faut parler aux gens raisonnables : c’est par là qu’on s’entend ; et l’on se trouve toujours bien d’avoir de la sincérité : le temps vous persuadera peut-être de cette vérité. Je ne sais comme je me suis insensiblement engagée dans ce discours ; il est peut-être mal à propos[6].


1679 Vous me dépeignez fort bien la vie du bateau : vous avez couché dans votre lit ; mais je crains que vous n’ayez pas si bien dormi que ceux qui étoient sur la paille. Je me réjouis avec le petit marquis du sot petit garçon qui étoit auprès de lui ; ce méchant exemple lui servira plus que toutes les leçons : on a fort envie, ce me semble, d’être fort contraire à ce qui est si mauvais[7]. Je n’ai point de nouvelles de votre frère ; que dites-vous de cet oubli ? Je ne doute pas qu’il ne brillote fort à nos états[8].

Je fais tous vos adieux[9], et j’en avois déjà deviné une partie ; je n’ai pas manqué d’écrire à Mme de Vins : j’ai trouvé de la douceur à lui parler de vous ; elle m’a écrit dans le même temps sur le même sujet, fort tendrement pour vous, et très-fâchée de ne vous avoir point dit adieu. Je lui ai mandé qu’elle étoit bien heureuse d’avoir épargné cette sorte de douleur ; quand nous nous reverrons, nous recommencerons nos plaintes. Je me suis repentie de ne vous avoir pas menée jusqu’à Melun en carrosse : vous auriez épargné la fatigue d’être une nuit sans dormir. Quand je songe que c’est ainsi que vous vous êtes. reposée des derniers jours de fatigue que vous avez eus ici, et que vous voilà à Lyon, où il me semble, ma fille, que vous parlez bien haut[10]. 1679 et que tout cela vous achemine à la bise de Grignan[11], et que ce pauvre sang, déjà si subtil, est agité de cette sorte ; ma très-chère, il me faut un peu pardonner, si je crains et si je suis troublée pour votre santé. Tâchez d’apaiser et d’adoucir ce sang, qui doit être bien en colère de tout ce tourment. Pour moi, je me porte très-bien ; j’aurai soin de mon régime à la fin de cette lune : ayons pitié l’une de l’autre en prenant soin de notre vie.

Je vis hier Mlle de Méri ; je la trouvai assez tranquille. Il y a toujours un peu de difficulté à l’entretenir ; elle se révolte aisément contre les moindres choses, lors même qu’on croit avoir pris les meilleurs tons ; mais enfin elle est mieux ; je reviendrai la voir de Livry, où je m’en vais présentement avec le bon abbé et Corbinelli. Je puis[12] vous dire une vérité, ma très-chère c’est que je ne me suis point assez accoutumée à votre vue, pour vous avoir jamais trouvée ou rencontrée sans une joie et une sensibilité qui me fait plus sentir qu’à une autre l’ennui de notre séparation. Je m’en vais encore vous redemander à Livry, que vous m’avez gâté ; je[13] ne me reproche aucune grossièreté dans mes sentiments, ma très-chère, et je n’ai que trop senti le bonheur d’être avec vous.

Je vis hier Mme de Lavardin, et M. de la Rochefoucauld ; son petit-fils[14] est encore assez mal pour l’inquiéter. M. de Toulongeon[15] est mort en Béarn ; le comte de Gramont a sa lieutenance de Roi, à condition de la rendre dans quelque temps au second fils de M. de Feuquières[16] pour cent mille francs. La reine d’Espagne crie toujours miséricorde, et se jette aux pieds de tout le monde ; je ne sais comme l’orgueil d’Espagne s’accommode de ces désespoirs. Elle arrêta l’autre jour le Roi par delà l’heure de la messe ; il lui dit « Madame, ce seroit une belle chose que la Reine Catholique empêchât le Roi Très-Chrétien d’aller à la messe. » On dit qu’ils seront tous fort aises d’être défaits de cette catholique.

Je[17] vous conjure de faire mille bonnes amitiés pour moi à la belle Rochebonne.

Adieu, ma très-chère et très-aimable : je vous jure que je ne puis envisager en gros le temps de votre absence[18] ; vous m’avez bien fait de petites injustices, et vous en ferez toujours quand vous oublierez comme je suis pour vous ; mais soyez-en mieux persuadée, et je le serai aussi de la bonté et de la tendresse de votre cœur pour moi.

Mme de la Fayette vous embrasse, et vous prie de conserver la nouvelle amitié que vous lui avez promise.


  1. Lettre 732. 1. La fin de cette phrase, depuis « et mon cœur, » n’est pas dans l’édition de 1754.
  2. 2. Ce dernier membre de phrase manque aussi dans le texte de 1754.
  3. 3. « Et que les chagrins qui partent de l’amitié que j’ai pour vous. » (Édition de 1754.)
  4. 4. Tout ce qui suit manque dans l’édition de 1754, qui reprend seulement à : « parlez, éclaircissez-vous. »
  5. 5. Il s’agit sans aucun doute des préventions de Mme de Grignan contre Corbinelli : voyez les lettres des 4 et 20 octobre suivants, et la lettre 713, tome V, p. 518-520.
  6. 6. Cette dernière phrase n’est pas dans l’édition de 1754.
  7. 7. « D’être le contraire de ce qui est si mauvais. (Édition de 1754.)
  8. 8. La Gazette du 23 septembre annonce que le 15, le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, a fait à Vitré l’ouverture des états de la province, et que le lendemain le clergé, la noblesse et les députés des communautés ont accordé tout d’une voix les deux millions deux cent mille livres qu’on leur avait demandés de la part du Roi.
  9. 9. Tout cet alinéa manque dans l’impression de 1754.
  10. 10. Mme de Rochebonne, belle-sœur de Mme de Grignan, était très-sourde. Mme de Sévigné le dit dans la lettre du 4 octobre 1677, tome V, p. 342. C’est chez les Rochebonne que Mme de Grignan descendait à Lyon. Voyez la lettre du 27 septembre suivant. (Note de l’édition de 1818.)
  11. 11. Voyez tome V, p. 199, note 8.
  12. 12. « Voici une vérité que je puis vous dire c’est que je ne me suis pas assez accoutumée à votre vue, et à la joie que j’ai toujours de vous trouver et de vous rencontrer, pour ne pas sentir plus vivement qu’une autre l’ennui de notre séparation. » (Édition de 1754.)
  13. 13. Le reste de la phrase manque dans le texte de 1754.
  14. 14. « Dont le petit-fils, etc. » (Édition de 1754.) Sur ce petit-fils, voyez la lettre du 22 septembre suivant, p. 13 et 14, et la note 10.
  15. 15. Henri de Gramont, comte de Toulongeon, frère de Philibert, comte de Gramont. (Note de Pétrin.) — Le comte de Toulongeon était, comme nous l’avons dit, lieutenant général de la principauté de Béarn, dont le duc de Gramont était gouverneur ainsi que de la Navarre.
  16. 16. Voyez la lettre du 2 février 1680.
  17. 17, Cette phrase et le commencement de la suivante ne sont pas dans l’édition de 1784, qui reprend à « je vous jure. »
  18. 18. « … le temps de votre absence, et que pour adoucir cette pensée, et surtout pour réparer les petites injustices que vous m’avez faites, j’ai besoin que vous vouliez bien ne jamais oublier comme je suis pour vous et en être mieux persuadée à l’avenir je le serai aussi, etc. » (Édition de 1754.)