Lettre 326, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 218-221).
◄  325
327  ►

1673

326. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ ET À CORBINELLI.

Le lendemain du jour que j’eus reçu cette lettre, j’y fis cette réponse.
À Bussy, ce 27e juillet 1673.
à madame de sévigné.

Je reçus la lettre que vous m’écrivîtes de Grignan l’année passée, Madame, dans laquelle notre ami m’écrivoit aussi, comme il fait aujourd’hui. J’y fis réponse, et vous n’en devez pas douter[1], car vous savez que je suis homme à représailles en toutes choses : je ne sais donc qu’est devenue ma lettre. Je crois que je l’avois adressée par la poste de Lyon en Provence, sur ce que M. de Corbinelli me manda que cette voie étoit plus sûre. Cependant elle n’étoit pas si bonne que celle de Paris.

C’eût été grand dommage si Mme de Grignan fût morte en couches. Quel que soit un jour le mérite de son enfant, il ne vaudra jamais mieux que sa mère ; et pour vous, Madame, aimez-la fort pendant sa vie ; mais laissez-la mourir si elle ne s’en pouvoit pas empêcher une autre fois, et vivez, car il n’est rien tel[2] que de vivre.

Vous ne me verrez point à Bourbilly ; je vous envoie la Gazette de Hollande, qui vous en dira la raison[3] : voyez l’article de Paris ; cela n’est pas tout à fait comme elle le dit ; mais elle a su que le Roi m’avoit fait quelque grâce, et elle a cru que ce ne pouvoit être moins que ce qu’elle dit. Cependant elle se trompe : le Roi ne m’a permis[4] que d’aller à Paris pour mettre ordre à mes affaires. Vous connoissez la manière sèche de la cour pour les gens qui ne sont pas heureux ; mais enfin j’ai autant de patience qu’elle a de dureté, et je suis en meilleurs termes que je n’étois il y a deux ans.

Je pars donc dans huit ou dix jours pour la bonne ville, avec ma famille ; je ne sais si j’y passerai l’hiver, ce sera suivant les nouvelles que j’aurai de la cour ; mais toujours me trouverez-vous à Paris, si les délices de Bourbilly ne vous y arrêtent point. Je voudrois bien que vous amenassiez notre ami, et que nous pussions un peu moraliser tous trois sur les sottises du monde, dont nous devons être désabusés. Pour moi, je le suis à un point que, sans l’intérêt de mes enfants, je me contenterois d’admirer le Roi dans mon cœur, sans me mettre en peine de le lui faire connoître. Je ne trouve pas que ce soit un si grand malheur pour moi qu’on le croit, que je ne sois pas maréchal de France, pourvu qu’on sache que je le mérite, et je ne pense pas que personne me doive traiter sur le pied de ne l’être pas, mais sur celui que je le devrois être, car il n’appartient qu’au Roi de me faire une injustice. Ainsi, Madame, voyez les conquêtes du Roi sans me plaindre, puisque aussi bien cela ne sert de rien, et m’aimez toujours puisque je vous aime de tout mon cœur.

Je songe à Mme de Grignan plus que vous ne pensez ; mais je suis discret, et je ne dis pas toujours, sur le chapitre d’une aussi belle dame qu’elle, tout ce que je pense.

à corbinelli.

Je crois, Monsieur[5], que votre dévotion ne feroit point de changement à votre mauvaise fortune, et qu’elle ne vous serviroit qu’à vous la faire prendre en gré ; mais la philosophie peut faire la même chose : ainsi la dévotion ne vous peut servir que pour l’autre monde, et j’en suis persuadé, non pas encore assez pour la prendre fort à cœur, mais assez pour ne faire à autrui que ce que je voudrois qui me fût fait. Il y a mille petits collets qui ne sont pas si justes.

Pour vous répondre maintenant à ce que vous me demandez, si je ne suis pas fâché de n’être point à Maestricht, je vous dirai qu’il y a si longtemps que j’ai été bien fâché de n’être pas où je devois être, que je ne reprends pas de nouveaux chagrins toutes les fois qu’il se présente de nouvelles occasions de m’en donner. À quoi me serviroit ma raison ?

Pour le Roi, je l’admirerois quand je serois bourgmestre d’Amsterdam ; et pour dire la vérité, il m’a un peu traité à la hollandoise. Cependant je ne laisse pas de le trouver un prince merveilleux. Jugez ce que j’en penserois s’il m’avoit fait du bien, car vous savez que quelque juste qu’on soit, on pense toujours plus favorablement de son bienfaiteur que du contraire.

Si nous avions quelqu’un pour nous mettre en train sur la philosophie de Descartes, nous l’apprendrions ; mais nous ne savons comment enfourner.

Puisque Mme de Grignan vous soutient que plus il y a d’indifférence dans une âme, moins il y a de liberté, je crois qu’elle vous peut soutenir qu’on est extrêmement libre quand on est passionnément amoureux. Mais, à propos de Descartes, je vous envoie des vers qu’une fille de mes amies[6] a faits en faveur de son ombre ; vous les trouverez de bon sens, à mon avis.


  1. Lettre 326. — 1. Voyez les lettres des 18 septembre et 24 octobre 1672. — Dans le manuscrit de l’Institut, le premier alinéa est réduit à ces deux petites plirases : « Je reçus la lettre que vous m’écrivîtes de Grignan l’année passée, Madame, avec celle de votre ami. J’y fis réponse, vous n’en devez pas douter ; je ne sais ce qu’elle est devenue. »
  2. 2. Dans le manuscrit de l’Institut : « Il n’y arien tel. » À la ligne suivante, après Bourbilly, on y lit cette addition : « Au rendez-vous que vous m’y donnez. »
  3. 3. La Gazette d’Amsterdam du mardi 25 juillet contient, sous la rubrique de Paris (18 juillet), la nouvelle suivante : « M. le comte de Bussy Rabutin a eu permission du Roi de revenir à la cour, et on croit qu’il ira à l’armée. » Mais comment, dès le 27 juillet, Bussy pouvait-il envoyer à sa cousine la Gazette du 25 ? Il serait bien possible que la lettre fût mal datée : il y a dans les manuscrits de Bussy bien des incertitudes et des fautes de dates.
  4. 4. Dans le manuscrit de l’Institut, à partir de cet endroit, le reste de la lettre à Mme de Sévigné est réduit à ce qui suit : « Sa Majesté ne m’a permis que d’aller à Paris pour trois semaines mettre quelque ordre à mes affaires. Il faut espérer que ce temps se pourra prolonger. Je pars donc dans huit jours pour la bonne ville ; vous m’y trouverez encore si les délices de Bourbilly ne vous arrêtent point. Au reste, Madame, aimez-moi sans me plaindre. Je ne veux faire pitié qu’au Roi : à lui seul appartient de ne me pas faire maréchal de France. Tout le reste du monde me doit regarder comme si je l’étois. Je songe à Mme de Grignan, etc. » — Deux lignes plus loin : « d’une aussi belle dame qu’elle est. » — Nous négligeons les différences qui ne nous paraissent intéressantes ni pour la langue ni pour aucune autre raison.
  5. 5. Dans le manuscrit de l’Institut : « Je crois comme vous, Monsieur. » — Plus loin, ligne 4 : « La dévotion ne peut servir ; » ligne 13 : « où je devrois être ; » ligne 17 : « quand je serois un bourgmestre d’Amsterdam ; » ligne 20 : « de le trouver un prince incomparable. Je ne pourrois pas l’estimer davantage s’il m’avoit fait du bien. Adieu. » La lettre finit à ces mots.
  6. 6. Marie du Pré, nièce de Roland des Marets et de des Marets de Saint-Sorlin. Elle était liée avec Conrart, Mlle de Scudéry et d’autres beaux esprits. On a imprimé plusieurs de ses lettres écrites au comte de Bussy Rabutin. La pièce de vers dont il est ici question est a. dressée à Mlle de la Vigne ; elle a été insérée par le P. Bouhours dans son Recueil de vers choisis, Paris, 1693, p. 25. Voyez Walckenaer, tomes III, p. 56-58, et IV, p. 319.