Lettre 325, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 213-217).
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1673

325. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CORBINELLI
AU COMTE DE BUSSY RABUTIN.

Un mois après que j’eus écrit cette lettre (no 322, p. 207), j’en reçus cette réponse :
À Grignan, ce 15e juillet 1673.
de madame de sévigné.

Vous voyez bien, mon cousin, que me voilà à Grignan. Il y a justement un an que j’y vins, je vous écrivis avec notre ami Corbinelli[1], qui passa deux mois avec nous. Depuis cela j’ai été dans la Provence me promener[2]. J’ai passé l’hiver à Aix avec ma fille. Elle a pensé mourir en accouchant, et moi de la voir accoucher si malheureusement.

Nous sommes revenues ici depuis quinze jours, et j’y serai jusqu’au mois de septembre, que j’irai à Bourbilly, où je prétends bien de vous voir. Prenez dès à présent des mesures, afin que vous ne soyez pas à Dijon. J’y veux voir aussi notre grand cousin de Toulongeon ; mandez-lui. Je vous mènerai peut-être notre cher Corbinelli : il m’est venu trouver ici, et nous avons résolu de vous écrire, quand j’ai reçu votre lettre. Vous le trouverez pour les mœurs aussi peu réglé que vous l’avez vu[3] ; mais il sait bien mieux sa religion qu’il ne savoit ; et il en sera bien plus damné, s’il ne profite de ses lumières. Je l’aime toujours, et son esprit est fait pour me plaire[4].

Que dites-vous de la conquête de Maestricht ? Le Roi seul en a toute la gloire[5]. Vos malheurs me font une tristesse au cœur qui me fait bien sentir que je vous aime. Je laisse la plume à notre ami. Nous serions trop heureux si nous le pouvions avoir dans notre délicieux château de Bourbilly[6]. Ma fille vous fait une amitié, quoique vous ne songiez pas à elle.

de corbinelli.

J’aurois un fort grand besoin, Monsieur, que le bruit de ma dévotion continuât. Il y a si longtemps que le contraire dure, que ce changement en feroit peut-être un à ma fortune. Ce n’est pas que je ne sois pleinement convaincu que le bonheur et le malheur de ce monde ne soit le pur et unique effet de la Providence, où la fortune ni le caprice des rois[7] n’ont aucune part. Je parle si souvent sur ce ton-là, qu’on l’a pris pour le sentiment d’un bon chrétien, quoiqu’il ne soit que celui d’un bon philosophe. Mais quand le bruit qui a couru eût été véritable, ma dévotion n’eût pas été incompatible avec ma persévérance à vous honorer, et à vous reconfirmer souvent les mêmes sentiments que j’ai eus pour vous toute ma vie. Vous savez quel honneur je me suis toujours fait de votre amitié, et si la grâce efficace auroit pu détruire une pensée si raisonnable.

Nous vous écrivîmes une grande lettre à notre autre voyage ici, et nous avons vingt fois raisonné sur votre indolence. Mais va-t-elle jusqu’à ne point regretter de n’être point à Maestricht à tuer des Hollandois et des Espagnols à la vue du Roi ? Qu’en dites-vous ? Les poëtes vont dire des merveilles[8] : le sujet est ample et beau. Ils diront que leur grand monarque a vaincu la Hollande et l’Espagne en douze jours, en prenant Maestricht, et qu’il ne manque à sa gloire que la vraisemblance[9]. Ils diront qu’il en est lui-même le destructeur, à force de la rendre incroyable ; et mille belles pensées dont je ne m’avise pas, tant parce que j’ai l’esprit peu fleuri, que parce que je l’ai sec depuis un an, à cause que je me suis adonné à la philosophie de Descartes. Elle me paroît d’autant plus belle qu’elle est facile, et qu’elle n’admet dans le monde que des corps et du mouvement, ne pouvant souffrir tout ce dont on ne peut avoir une idée claire et nette. Sa métaphysique me plaît aussi ; ses principes sont aisés et les inductions naturelles. Que ne l’étudiez-vous ? elle vous divertiroit avec Mlles  de Bussy. Mme de Grignan la sait à miracle, et en parle divinement. Elle me soutenoit l’autre jour que plus il y a d’indifférence dans l’âme, et moins il y a de liberté. C’est une proposition que soutient agréablement M. de la Forge, dans un Traité de l’esprit de l’homme, qu’il a fait en françois, et qui m’a paru admirable[10].

Voilà de quoi combattre les ennuis de la province. Nous lisons à Montpellier tout l’hiver Tacite, et nous le traduisons, je vous assure, très-bien. J’ai fait un gros traité de rhétorique en françois, et un autre de l’art historique, comme aussi un gros commentaire sur l’Art poétique d’Horace[11]. Plût à Dieu que vous fussiez avec nous ! car l’esprit des provinciaux n’est pas assez beau pour nous contenter dans nos réflexions. Donnez-nous de vos nouvelles quelquefois, s’il vous plaît, et soyez persuadé que quand je serois en paradis, je n’en serois pas moins votre serviteur.



  1. Lettre 325, — 1. Voyez la lettre du 18 septembre 1672.
  2. 2. Les mots : « J’ai été dans la Provence me promener, » manquent dans le manuscrit de l’Institut.
  3. 3. Ce morceau est fort abrégé dans le manuscrit de l’Institut : « Je prétends que vous m’y viendrez trouver. Je vous mènerai notre cher Corbinelli : il est revenu ici depuis huit jours. Vous le trouverez pour les mœurs aussi peu dévot que vous l’avez vu. »
  4. 4. Cette phrase n’est pas dans le manuscrit de l’Institut.
  5. 5. Le Roi avait pris le commandement à ce siége. « La place était très-forte et avait huit mille hommes de garnison ; mais Vauban fit des prodiges de science ; le Roi déploya cette vigilance, ce soin des détails, cette persévérance, qui étaient le fond de son talent, et Maestricht capitula au bout de treize jours (le 30 juin). » (M. Lavallée, Histoire des Français, tome III, p. 260.) — Dans la Gazette du 10 août on lit l’article suivant : « À Grignan, en Provence, le comte de ce nom, lieutenant général pour le Roi en cette province, fit (pour célébrer le succès des armes françaises) chanter le Te Deum, le 23 juillet, par deux chœurs de musique, dans l’église collégiale, où il se trouva avec plusieurs personnes de qualité ; et sur le soir il alluma dans la place publique un grand feu qu’il avoit fait préparer, et qui fut exécuté aux fanfares des trompettes, avec les décharges du canon. »
  6. 6. Cette phrase et la précédente manquent dans le manuscrit de l’Institut.
  7. 7. Dans le manuscrit de l’Institut, Bussy a omis les mots : « ni le caprice des rois. »
  8. 8. « Les orateurs aussi bien que les poëtes en diront des merveilles à qui mieux mieux. » (Manuscrit de l’Institut.)
  9. 9. Corbinelli se souvient de la IVe Épitre au Roi, publiée par Boileau au mois d’août de l’année précédente :

    Car puisqu’en cet exploit tout paroît incroyable,
    Que la vérité pure y ressemble à la fable, etc.

    Dans le manuscrit de l’Institut, Bussy a modifié et surtout resserré cette partie de la lettre : « Le sujet est ample et beau. J’ai de bonnes intentions sur cela, mais j’ai l’esprit naturellement peu fleuri, et d’ailleurs je me suis adonné à la philosophie de Descartes depuis un an, ce qui me rend plus sec que je n’ai jamais été. » De toute la suite de la lettre, il n’a gardé que la dernière phrase : « Adieu, Monsieur, donnez-nous de vos nouvelles de temps en temps, s’il vous plaît, etc… pas moins votre serviteur que je le suis. »

  10. 10. « Descartes entendait par indifférence cet état neutre de l’âme dans lequel elle se trouve quand elle ne sait à quoi se déterminer ; « de sorte, disait-il, que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt un défaut ou un manquement dans la connoissance qu’une perfection dans la volonté ; car si je voyois toujours clairement ce qui est vrai, ce qui est bon, je ne serois jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrois faire ; et ainsi je serois entièrement libre sans jamais être indifférent. » Et à l’aide du copieux commentaire de Louis de la Forge sur ce texte de Descartes, Mme de Grignan prouvait victorieusement la vérité de son prétendu paradoxe. » Walckenaer, à la suite de ce morceau que nous lui empruntons (voyez le tome IV des Mémoires, p. 316, 317), renvoie en note au Traité de l’esprit de l’homme, de ses facultés et fonctions et de son union avec le corps, suivant les principes de René Descartes, par Louis de la Forge, docteur en médecine, demeurant à Saumur. Paris, in-4o, 1666 : chap. xi, de la Volonté, p. 145-156.
  11. 11. C’est sans doute dans ce commentaire qu’il donnait au sujet des vers 47, 48 :

    Dixeris egregie, notum si callida verbum
    Reddiderit junctura novum,

    l’explication nouvelle qui lui attira la mauvaise humeur de Boileau.