Lettre 324, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 210-213).
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1673

324. — DE MADAME DE LA FAYETTE À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, le 14e juillet.

Voici ce que j’ai fait depuis que je ne vous ai écrit : j’ai eu deux accès de fièvre. Il y a six mois que je n’ai été purgée : on me purge une fois, on me purge deux ; le lendemain de la deuxième je me mets à table : ah, ah ! j’ai mal au cœur, je ne veux point de potage. — Mangez donc un peu de viande. — Non, je n’en veux point. — Mais vous mangerez du fruit ? — Je crois qu’oui. — Eh bien, mangez-en donc. — Je ne saurois, je mangerai tantôt ; que l’on m’ait ce soir un potage et un poulet. Voici le soir, voilà un potage et un poulet ; je n’en veux point ; je suis dégoûtée, je m’en vais me coucher, j’aime mieux dormir que de manger. Je me couche, je me tourne, je me retourne, je n’ai point de mal, mais je n’ai point de sommeil aussi ; j’appelle, je prends un livre, je le referme ; le jour vient, je me lève, je vais à la fenêtre : quatre heures sonnent, cinq heures, six heures ; je me recouche, je m’endors jusqu’à sept, je me lève à huit ; je me mets à table à douze inutilement, comme la veille ; je me remets dans mon lit le soir, inutilement comme l’autre nuit. — Êtes-vous malade ? — Nenni[1]. — Êtes-vous plus foible ? — Nenni. Je suis dans cet état trois jours et trois nuits ; je redors présentement ; mais je ne mange encore que par machine, comme les chevaux, en me frottant la bouche de vinaigre. Du reste, je me porte bien, et je n’ai pas même si mal à la tête.

Je viens d’écrire des folies à Monsieur le Duc. Si je puis, j’irai dimanche à Livry pour un jour ou deux. Je suis très-aise d’aimer Mme de Coulanges à cause de vous. Résolvez-vous, ma belle, de me voir soutenir toute ma vie, à la pointe de mon éloquence, que je vous aime plus encore que vous ne m’aimez : j’en ferois convenir Corbinelli en un demi-quart d’heure. Au reste, mandez-moi bien de ses nouvelles : tant de bonnes volontés seront-elles toujours inutiles à ce pauvre homme ? Pour moi, je crois que c’est son mérite qui leur porte malheur. Segrais[2] porte aussi guignon. Mme de Thianges est des amies de Corbinelli, Mme Scarron, mille personnes, et je ne lui vois plus aucune espérance de quoi que ce puisse être. On donne des pensions aux beaux esprits : c’est un fonds abandonné à cela ; il en mérite mieux que tous ceux qui en ont : point de nouvelles, on ne peut rien obtenir pour lui.

Je dois voir demain Mme de V***[3] ; c’est une certaine ridicule à qui M. d’Ambres[4] a fait un enfant ; elle l’a plaidé, et a perdu son procès ; elle conte toutes les circonstances de son aventure ; il n’y a rien au monde de pareil ; elle prétend avoir été forcée : vous jugez bien que cela conduit à de beaux détails.

La Marans est une sainte ; il n’y a point de raillerie : cela me paroît un miracle. La Bonnetot est dévote aussi ; elle a ôté son œil de verre ; elle ne met plus de rouge ni de boucles. Mme de Monaco ne fait pas de même ; elle me vint voir l’autre jour bien blanche. Elle est favorite et engouée de cette Madame-ci, tout comme de l’autre ; cela est bizarre. Langlade s’en va demain en Poitou pour deux ou trois mois. M. de Marsillac est ici ; il part lundi pour aller à Baréges, il ne s’aide pas de son bras[5]. Mme la comtesse du Plessis[6] va se marier ; elle a pensé acheter Fresnes[7]. M. de la Rochefoucauld se porte très-bien ; il vous fait mille et mille compliments, et à Corbinelli. Voici une question entre deux maximes :

« On pardonne les infidélités, mais on ne les oublie point. »

« On oublie les infidélités, mais on ne les pardonne point[8]. » « Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez pourtant toujours, ou qu’il vous en ait fait une, et qu’il vous aime aussi toujours ? » On n’entend pas par infidélité avoir quitté pour un autre, mais avoir fait une faute considérable.

Adieu, je suis bien en train de jaser ; voilà ce que c’est que de ne point manger et ne point dormir. J’embrasse Mme de Grignan et toutes ses perfections.


    rapporte ici Mme de la Fayette ; mais il en ajouta quatre nouvelles qui concernent cette faute considérable en amour. » Walckenaer, à qui nous empruntons cette note (voyez le tome IV des Mémoires, p. 290), renvoie aux numéros 359, 360, 381 de l’édition de 1675, auxquels on peut joindre encore les numéros 336, 348, 351, 353 : voyez l’édition de M. Duplessis, Janet, 1853.

  1. Lettre 324. — 1. Dans l’édition de 1751 : nani, au lieu de nenni.
  2. 2. Segrais en sortant de chez Mademoiselle fut accueilli par Mme de la Fayette. Voyez tome II, p. 123, note 9.
  3. 3. Dans la première édition il n’y a que la première lettre du nom ; dans Grouvelle et dans la plupart des éditions suivantes : Mme de Vill…
  4. 4. Voyez la note 4 de la lettre 144.
  5. 5. Voyez la lettre du 17 juin et la lettre du 27 juin 1672, p. 108 et 128.
  6. 6. Voyez la note 14 de la lettre du 30 décembre 1672.
  7. 7. Voyez tome l, p. 439, note 3.
  8. 8. « La Rochefoucauld avait déjà inséré dans la troisième édition (1671, no 330) cette maxime : On pardonne tant que l’on aime. Il ne parlait nulle part, dans cette édition, de l’infidélité entre amants. Dans la quatrième, il n’inséra aucune des deux maximes que