Lettre 323, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 208-210).
◄  322
324  ►

1673

323. — DE MADAME DE LA FAYETTE À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, le 30e juin.

Eh bien, eh bien, ma belle, qu’avez-vous à crier comme un aigle ? Je vous mande que vous attendiez à juger de moi quand vous serez ici. Qu’y a-t-il de si terrible à ces paroles : Mes journées sont remplies ? Il est vrai que Bayard[1] est ici, et qu’il fait mes affaires ; mais quand il a couru tout le jour pour mon service, écrirai-je ? Encore faut-il lui parler. Quand j’ai couru, moi, et que je reviens, je trouve M. de la Rochefoucauld, que je n’ai point vu de tout le jour : écrirai-je ? M. de la Rochefoucauld et Gourville sont ici : écrirai-je ? — Mais quand ils sont sortis ? — Ah ! quand ils sont sortis, il est onze heures, et je sors, moi ; je couche chez nos voisins, à cause qu’on bâtit devant mes fenêtres. — Mais l’après-dînée ? — J’ai mal à la tête. — Mais le matin ? — J’y ai mal encore, et je prends des bouillons d’herbes qui m’enivrent. Vous êtes en Provence, ma belle : vos heures sont libres, et votre tête encore plus ; le goût d’écrire vous dure encore pour tout le monde ; il m’est passé pour tout le monde ; et si j’avois un amant qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprois avec lui. Ne mesurez donc point notre amitié sur l’écriture ; je vous aimerai autant en ne vous écrivant qu’une page en un mois, que vous en m’en écrivant dix en huit jours. Quand je suis à Saint-Maur[2], je puis écrire, parce que j’ai plus de tête et plus de loisir ; mais je n’ai pas celui d’y être, je n’y ai passé que huit jours de cette année ; Paris me tue. Si vous saviez comme je ferois ma cour à des gens à qui il est très-bon de la faire, d’écrire souvent toutes sortes de folies, et combien je leur en écris peu, vous jugeriez aisément que je ne fais pas ce que je veux là-dessus.

Il y a aujourd’hui trois ans que je vis mourir Madame[3] ; je relus hier plusieurs de ses lettres, je suis toute pleine d’elle. Adieu, ma très-chère, vos défiances seules composent votre unique défaut, et la seule chose qui peut me déplaire en vous. M. de la Rochefoucauld vous écrira.


  1. Lettre 323. — 1. Voyez la note 1 de la lettre 316.
  2. 2. Le prince de Condé prêtait à Gourville la capitainerie de Saint-Maur ; Mme de la Fayette témoigna le désir d’y passer quelques jours. Le château n’avait qu’un appartement, qu’elle occupa ; elle donna une chambre à la Rochefoucauld, de sorte qu’il n’en resta qu’une petite pour Gourville. Mme de la Fayette continua d’aller à Saint-Maur pendant plusieurs années. Gourville se plaignit d’être expulsé de chez lui ; Mme de la Fayette soutenoit qu’il étoit très-heureux de trouver bonne compagnie à Saint-Maur ; enfin il fut obligé de faire avec Monsieur le Prince un traité par écrit ; et Mme de la Fayette en prit pour lui de la froideur, qu’elle fit partager au duc de la Rochefoucauld. Voyez les Mémoires de Gourville, tome LII, p. 454 et suivantes.
  3. 3. Le lundi 30 juin 1670. « Elle expira à deux heures et demie du matin, et neuf heures après avoir commencé à se trouver mal. » (Histoire de Madame Henriette, par Mme de la Fayette, tome LXIV, p. 461.)