Lettre 288, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 120-123).
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1672

288. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 24e juin.

Je suis présentement dans la chambre de ma tante. Si vous la pouviez voir en l’état où elle est, vous ne douteriez pas que je ne partisse demain matin. Elle a reçu tantôt le viatique pour la dernière fois ; mais comme son mal est d’être entièrement consumée, cette dernière goutte d’huile ne se trouve pas sitôt. Elle est debout, c’est-à-dire dans sa chaise, avec sa robe de chambre, sa cornette, une coiffe noire par-dessus, et ses gants. Nulle senteur, nulle malpropreté dans sa chambre ; mais son visage est plus changé que si elle étoit morte depuis huit jours. Les os lui percent la peau ; elle est entièrement étique et desséchée ; elle n’avale qu’avec des difficultés extrêmes ; elle a perdu la parole. Vesou lui a signifié son arrêt : elle ne prend plus de remèdes ; la nature ne retient plus rien ; elle n’est quasi plus enflée, parce que l’hydropisie a causé le dessèchement ; elle n’a plus de douleurs, parce qu’il n’y a plus rien à consumer. Elle est fort assoupie, mais elle respire encore ; et voilà à quoi elle tient. Elle a eu des froids et des foiblesses qui nous ont fait croire qu’elle étoit passée ; on a voulu une fois lui donner l’extrême-onction. Je ne quitte plus ce quartier, de peur d’accident. Je vous assure que, quoi que je voie au delà, cette dernière scène me coûtera bien des larmes. C’est un spectacle difficile à soutenir, quand on est tendre comme moi. Voilà, ma chère fille, où nous en sommes. Il y a trois semaines qu’elle nous donna à tous congé, parce qu’elle avoit encore un reste de cérémonie ; mais présentement que le masque est ôté, elle nous a fait entendre, à l’abbé et à moi, en nous tendant la main, qu’elle recevoit une extrême consolation de nous avoir tous deux dans ces derniers moments. Cela nous creva le cœur, et nous fit voir qu’on joue longtemps la comédie, et qu’à la mort on dit la vérité. Je ne vous dis plus, ma fille, le jour de mon départ :

Comment vous le pourrois-je dire ?
Rien n’est plus incertain que l’heure de la mort[1].

Mais enfin, pourvu que vous vouliez bien ne nous point mander de ne pas partir, il est très-certain que nous partirons. Laissez-nous donc faire. Vous savez comme je hais les remords : ce m’eût été un dragon perpétuel que de n’avoir pas rendu les derniers devoirs à ma pauvre tante. Je n’oublie rien de ce que je crois lui devoir dans cette triste occasion.

Je n’ai point vu Mme de Longueville : on ne la voit point ; elle est malade. Il y a eu des personnes distinguées, mais je n’en ai pas été, et n’ai point de titre pour cela. Il ne paroît pas que la paix soit si proche comme je vous l’avois mandé ; mais il paroît un air d’intelligence partout, et une si grande promptitude à se rendre, qu’il semble que le Roi n’ait qu’à s’approcher d’une ville pour qu’on se rende à lui. Sans l’excès de bravoure de M. de Longueville, qui lui a causé la mort et à beaucoup d’autres, tout auroit été à souhait ; mais en vérité, toute la Hollande ne vaut pas un tel prince. N’oubliez pas d’écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier, et la blessure de M. de Marsillac ; n’allez pas vous fourvoyer : voilà ce qui l’afflige. Hélas ! je mens : entre nous, ma fille, il n’a pas senti la perte du chevalier, et il est inconsolable de celui que tout le monde regrette. Il faut écrire aussi au maréchal du Plessis. Tous nos pauvres amis sont encore en santé. Le petit la Troche[2] a passé des premiers à la nage ; on l’a distingué. Dites-en un mot à sa mère, si je suis encore ici : cela lui fera plaisir.

Ma pauvre tante me pria l’autre jour par signes de vous faire mille amitiés, et de vous dire adieu ; elle nous fit pleurer. Elle a été en peine de la pensée de votre maladie. Notre abbé vous en fait mille compliments ; il ne vous a point écrit : il faut que vous lui disiez toujours quelque petite douceur, pour lui soutenir l’extrême envie qu’il a de vous aller voir. Vous êtes présentement à Grignan ; j’espère que j’y serai à mon tour aussi bien que les autres : hélas ! je suis toute prête. Admirez mon malheur ; c’est assez que je desire quelque chose, pour y trouver de l’embarras. Je suis très-contente des soins et de l’amitié du Coadjuteur. Je ne lui écrirai point, il m’en aimera mieux : je serai ravie de le voir et de causer avec lui.

Le marquis de Villeroi est renvoyé à Lyon ; le Roi n’a pas voulu qu’il soit demeuré[3]. Jarzé étoit avec Monsieur de Munster[4] ; il a eu permission de se faire assommer, et il y a bien réussi. Vous savez que Jarzé étoit aussi exilé[5].


  1. Lettre 288. — 1. Voyez la lettre 149, tome II, p. 133.
  2. 2. François-Martin de Savonnières de la Troche, âgé de seize ans. Il fut tué au combat de Leuse, en 1691.
  3. 3. Voyez la lettre 283, p. 102.
  4. 4. Christophe-Bernard van Galen, d’abord commandant d’un régiment au service de l’électeur de Cologne, élu en 1650 évêque et prince de Munster, mort à soixante-quatorze ans, le 19 septembre 1678. Ses sujets de Munster s’étant révoltés contre lui, il les avait réduits par la force, après un long siége, en 1661. Il était alors allié de la France et joignit ses troupes à celles du Roi. Voyez la note 8 de la lettre 69, et l’Histoire de Louvois de M. Rousset, tome I, p. 83, 343, 345.
  5. 5. René du Plessis de la Roche Pichemer, comte de Jarzé. « Gerzé, dit M. Cousin, était un officier d’une grande bravoure et entièrement, dévoué à Condé. C’était un des beaux à la mode, et qui, pour parler le langage du temps, se faisait le mourant de toutes les beautés célèbres. Un jour, en 1649, nouveau capitaine des gardes, il s’avisa de se mettre en tête de supplanter Mazarin et de faire le galant auprès de la reine Anne, qui d’abord s’en moqua, puis le chassa en lui faisant affront. » Revenu à la cour, il commit d’autres imprudences, et fut disgracié une seconde fois, au mois d’août 1658, à cause des cabales qui eurent lieu pendant la maladie du Roi à Calais. Voyez les Mémoires de Bussy, tome II, p. 81. Il obtint la permission de servir comme volontaire en 1672, et fut blessé à mort par une sentinelle française qui n’entendit pas sa réponse au qui vive. Voyez la lettre de Pellisson du 19 juin 1672 (Lettres historiques, tome I, p. 160). — Voyez, en outre, sur Jarzé, Mme de Motteville, tomes II, p. 142,436 et suivantes ; III, p. 87 et suivantes ; une note de M. Chéruel à l’appendice du tome VI de Saint-Simon, p. 458-461 ; et Madame de Longueville, par M. Cousin, tome II, p. 303 et suivantes. Benserade, dans sa Lettre au comte d’Armagnac, tome I des Œuvres, p. 273, parle ainsi de Jarzé (Jarzay) :

    Jarzay, qui de la cour composa les délices,
    À qui les Dieux étoient autrefois si propices,
    Brilloit parmi des gens si pompeux et si beaux,
    Comme un grand chêne brille entre les arbrisseaux.