Lettre 287, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 112-119).
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1672

287. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, 20e juin[1].

Il m’est impossible de me représenter l’état où vous avez été, ma bonne, sans une extrême émotion, et quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci, je ne puis tourner les yeux sur le passé sans une horreur qui me trouble. Hélas ! que j’étois mal instruite d’une santé qui m’est si chère ! Qui m’eût dit en ce temps-là : « Votre fille est plus en danger que si elle étoit à l’armée ? » Hélas ! j’étois bien loin de le croire, ma pauvre bonne. Faut-il donc que je trouve cette tristesse avec tant d’autres qui se trouvent présentement dans mon cœur ? Le péril extrême où se trouve mon fils, la guerre qui s’échauffe tous les jours, les courriers qui n’apportent plus que la mort de quelqu’un de nos amis ou de nos connoissances et qui peuvent apporter pis, la crainte qu’on a des mauvaises nouvelles et la curiosité qu’on a de les apprendre, la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, avec qui je passe une partie de ma vie ; l’inconcevable état de ma tante, et l’envie que j’ai de vous voir : tout cela me déchire et me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu’en vérité il faut que j’aie une bonne santé pour y résister.

Vous n’avez jamais vu Paris comme il est. Tout le monde pleure, ou craint de pleurer. L’esprit tourne à la pauvre Mme de Nogent[2]. Mme de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu’on dit : je ne l’ai point vue, mais voici ce que je sais. Mlle de Vertus[3] étoit retournée depuis deux jours au Port-Royal, où elle est presque toujours. On est allé la quérir, avec M. Arnauld, pour dire cette terrible nouvelle. Mlle de Vertus n’avoit qu’à se montrer : ce retour si précipité marquoit bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu’elle parut : « Ah, Mademoiselle ! comme se porte Monsieur mon frère[4] ? » Sa pensée n’osa aller plus loin. « Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu un combat. Et mon fils ? » On ne lui répondit rien. « Ah ! Mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort ? — Madame, je n’ai point de paroles pour vous répondre. — Ah ! mon cher fils ! est-il mort sur-le-champ ? N’a-t-il pas eu un seul moment ? Ah mon Dieu ! quel sacrifice ! » Et là-dessus elle tombe sur son lit, et tout ce que la plus vive douleur put faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens[5]. Elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut. Elle n’a aucun repos. Sa santé, déjà très-mauvaise, est visiblement altérée. Pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu’elle puisse vivre après une telle perte.

Il y a un homme[6] dans le monde qui n’est guère moins touché ; j’ai dans la tête que s’ils s’étoient rencontrés tous deux dans ces premiers moments, et qu’il n’y eût eu que le chat avec eux, je crois que tous les autres sentiments[7] auroient fait place à des cris et à des larmes, qu’on auroit redoublés de bon cœur : c’est une vision. Mais enfin quelle affliction ne montre point notre grosse marquise d’Uxelles[8] sur le pied de la bonne amitié ! Ses maîtresses ne s’en contraignent pas. Toute sa pauvre maison revient[9] ; et son écuyer, qui vint hier, ne paroît pas un homme raisonnable. Cette mort efface les autres.

Un courrier d’hier au soir apporte la mort du comte du Plessis[10], qui faisoit faire un pont. Un coup de canon l’a emporté. On assiége Arnheim[11] : on n’a pas attaqué le fort de Schenk[12], parce qu’il y a huit mille hommes dedans. Ah ! que ces beaux commencements seront suivis d’une fin tragique pour bien des gens ! Dieu conserve mon pauvre fils ! Il n’a pas été de ce passage. S’il y avoit quelque chose de bon à un tel métier, ce seroit d’être attaché à une charge, comme il est[13]. Mais la campagne n’est point finie[14].

Au milieu de nos chagrins, la description que vous me faites de Mme Colonne et de sa sœur[15] est une chose divine ; elle réveille malgré qu’on en ait ; c’est une peinture admirable[16]. La comtesse de Soissons et Mme de Bouillon[17] sont en furie contre ces folles, et disent qu’il les faut enfermer ; elles se déclarent fort contre cette extravagante folie. On ne croit pas aussi que le Roi veuille fâcher M. le connétable[18], qui est assurément le plus grand seigneur de Rome. En attendant, nous les verrons arriver comme Mlle de l’Étoile[19] : la comparaison est admirable.

Voilà des relations ; il n’y en a pas de meilleures[20]. Vous verrez dans toutes que M. de Longueville est cause de sa mort et de celle des autres, et que Monsieur le Prince a été père uniquement dans cette occasion, et point du tout général d’armée[21]. Je disois hier, et l’on m’approuva, que si la guerre continue, Monsieur le Duc[22] sera la cause de la mort de Monsieur le Prince ; son amour pour lui passe toutes ses autres passions. La Marans est abîmée ; elle dit qu’elle voit bien qu’on lui cache les nouvelles, et qu’avec M. de Longueville, Monsieur le Prince et Monsieur le Duc sont morts aussi ; et qu’on lui dise, et qu’au nom de Dieu on ne l’épargne point ; qu’aussi bien elle est dans un état qu’il est inutile de ménager. Si on pouvoit rire, on riroit. Hélas ! si elle savoit combien on songe peu à lui cacher quelque chose, et combien chacun est occupé de ses douleurs et de ses craintes, elle ne croiroit pas qu’on eût tant d’application à la tromper.

Mon Dieu, ma bonne, j’ai oublié de vous dire que votre M. de Laurens vous porte un petit paquet que je vous donne ; mais c’est de si bon cœur, et il me semble qu’il est si bien choisi, que si vous pensez me venir faire des prônes et des discours et des refus, vous me fâcherez et vous me décontenancerez au dernier point.

Les nouvelles que je vous mande sont d’original : c’est de Gourville[23] qui étoit avec Mme de Longueville, quand elle a reçu la nouvelle. Tous les courriers viennent droit à lui. M. de Longueville avoit fait son testament avant que de partir. Il laisse une grande partie de son bien à un fils qu’il a, qui, à mon avis, paroîtra sous le nom de chevalier d’Orléans[24], sans rien coûter à ses parents, quoiqu’ils ne soient pas gueux. Savez-vous où l’on mit le corps de M. de Longueville ? Dans le même bateau où il avoit passé tout vivant. Deux heures après, Monsieur le Prince le fit mettre près de lui, couvert d’un manteau, dans une douleur sensible. Il étoit blessé aussi, et plusieurs autres, de sorte que ce retour est la plus triste chose du monde. Ils sont dans une ville au deçà du Rhin, qu’ils ont passé pour se faire panser. On dit que le chevalier de Montchevreuil[25], qui étoit à M. de Longueville, ne veut pas qu’on le panse d’une blessure qu’il a eue auprès de lui.

J’ai reçu une lettre de mon fils. Il n’étoit pas à cette première expédition ; mais il sera d’une autre : peut-on trouver quelque sûreté dans un tel métier ? Il est sensiblement touché de M. de Longueville. Je vous conseille d’écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et sur la blessure de M. de Marsillac. J’ai vu son cœur à découvert dans cette cruelle aventure ; il est au premier rang de ce que j’ai jamais vu de courage, de mérite, de tendresse et de raison. Je compte pour rien son esprit et son agrément. Je ne m’amuserai point aujourd’hui à vous dire combien je vous aime. J’embrasse M. de Grignan et le Coadjuteur[26].

À dix heures du soir.

Il y a deux heures que j’ai fait mon paquet, et en revenant de la ville je trouve la paix faite, selon une lettre qu’on m’a envoyée. Il est aisé de croire que toute la Hollande est en alarme et soumise : le bonheur du Roi est au-dessus de tout ce qu’on a jamais vu. On va commencer à respirer ; mais quel redoublement de douleur à Mme de Longueville, et à ceux qui ont perdu leurs chers enfants ! J’ai vu le maréchal du Plessis, il est très-affligé, mais en grand capitaine. La maréchale[27] pleure amèrement, et la Comtesse[28] est fâchée de n’être point duchesse ; et puis c’est tout. Ah ! ma fille, sans l’emportement de M. de Longueville, songez que nous aurions la Hollande, sans qu’il nous en eût rien coûté.


  1. Lettre 287. — 1. Dans les éditions de 1725 et de 1726, cette lettre est datée du 29 juin.
  2. 2. Diane-Charlotte de Caumont, sœur du duc de Lauzun. « Mme de Nogent n’avoit ni moins d’esprit, ni guère moins d’intrigue que son frère, mais bien plus suivie et bien moins d’extraordinaire que lui, quoiqu’elle en eût aussi sa part. Mais elle fut fort arrêtée par l’extrême douleur de la perte de son mari, dont elle porta tout le reste de sa vie le premier grand deuil de veuve, et en garda toutes les contraignantes bienséances. Ce fut la première qui s’en avisa. Mme de Vaubrun, sa belle-sœur, suivit son exemple. » (Saint-Simon, tome XX, p. 50.) Elle mourut en 1720 à quatre-vingt-huit ans. — Voyez sur Mme de Nogent deux passages bien contraires dans les Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 327 et 328, et même tome, p. 384 et suivantes.
  3. 3. « De l’illustre maison de Bretagne, cette fille aimable et sage de la belle et extravagante comtesse de Vertus, la sœur vertueuse de la déréglée duchesse de Montbason, moins belle que celle-ci, selon Tallemant (tome IV, p. 454), mais plus belle que toutes ses autres sœurs, la digne tante d’Éléonore de Rohan, abbesse de Caen, puis de Malnoue, la fidèle compagne de Mme de Longueville, qui, avec Mme de Sablé, l’entraîna vers Port-Royal, et seule osa se charger de lui apprendre la mort de son fils. » (M. Cousin, la Société française, tome I, p. 247.) Catherine-Françoise de Bretagne de Vertus mourut à Port-Royal, où elle avait demeuré vingt et un ans, le 21 novembre 1692. Voyez le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, tome IV, p. 493 et suivantes, et la lettre du 26 janvier 1674.
  4. 4. C’est le texte de 1725, de l’édition de la Haye (1726), et de la première de Perrin (1734). Dans celle de 1754 il y a comment au lieu de comme ; dans celle de Rouen (1726) : « Comment se porte mon frère ? » — Nous n’avons pas besoin de rappeler que le frère de Mme de Longueville est le grand Condé.
  5. 5. « MM. Arnauld et Nicole, » dit une note des éditions de 1726.
  6. 6. Cet homme étoit M. le duc de la Rochefoucauld, qui avoit aimé longtemps Mme de Longueville, et à qui le jeune Longueville ressembloit infiniment. (Note de l’édition de 1725.) — Voyez la lettre suivante, p. 121.
  7. 7. C’est là le texte de l’édition de 1725 et de celle de Rouen (1726). Dans celle de la Haye (1726) et dans la première de Perrin (1734) on lit : qu’il n’y eut eu personne, au lieu de : qu’il n’y eût eu que le chat ; dans la seconde de Perrin (1754) le membre de phrase où se trouvent ces mots est omis. Pour rendre la construction grammaticalement plus régulière, le chevalier a supprimé je crois, dans ses deux éditions. En outre, en 1734, il a effacé les mots : c’est une vision, qui manquent également dans l’édition de la Haye, et il les a rétablis en 1754.
  8. 8. Voyez la note 1 de la lettre 22.
  9. 9. Le mot revient n’est ni dans l’édition de 1725 ni dans celle de Rouen, 1726. Il serait possible que ce membre de phrase fût une exclamation de pitié : « Toute sa pauvre maison ! » Ce passage manque dans l’édition de la Haye.
  10. 10. Alexandre de Choiseul, comte du Plessis Praslin, fils de César, duc de Choiseul, maréchal de France (appelé le maréchal du Plessis). Il fut tué devant Arnheim.
  11. 11. Dans les deux éditions de Perrin : « M. de Turenne assiège Arnheim. »
  12. 12. Il était situé au-dessus du Tolhuys, au point de séparation des deux bras du fleuve, « dans la fourche, dit le Roi, du Wahal et du Rhin, qui en baignent la pointe et les deux flancs, et ne laissent que la tête du côté de terre ferme attaquable. » Attaqué après la capitulation d’Arnheim, il fut pris en quatre ou cinq jours de tranchée ouverte. Voyez le Mémoire de Louis XIV, p. 530.
  13. 13. Voyez le quatrième alinéa de la lettre 299, p. 152.
  14. 14. Cette petite phrase manque dans les éditions de 1725 et de 1726.
  15. 15. Sur la connétable Colonne (Marie Mancini), « que le Roi avoit eu en sa jeunesse tant d’envie d’épouser… la plus folle, et toutefois la meilleure de ces Mazarines, » voyez Saint-Simon, tome V, p. 45, et sur la maison de Colonne, tome XVIII, p. 415. Voyez aussi Walckenaer, tome II, p. 108, 151-159 ; 484. — Sur Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, voyez la note 2 de la lettre 140.
  16. 16. Une lettre du 26 juin 1672, de Mme de Scudéry au comte de Bussy Rabutin (tome II de la Correspondance, p. 127 et 128), donne d’autres détails : « Mme Colonne et Mme Mazarin sont entrées à Aix ; l’histoire dit qu’on les y a trouvées déguisées en hommes, qui venoient voir les deux frères, le chevalier de Lorraine et le comte de Marsan. Le Roi, dit-on, est fâché qu’on les ait arrêtées, car comme il aime Mme Colonne, il ne lui voudroit pas nuire. Le pape et les cardinaux ont envoyé prier Sa Majesté de la renvoyer. Pour vous dire la vérité, je conçois bien qu’on peut aimer, mais je ne comprends pas qu’une femme de qualité se puisse résoudre à renoncer à toute sorte d’honneur, de bienséance et de réputation ; je tiens qu’il y devroit avoir une punition corporelle pour les dames si fort emportées. » Bussy répond le 16 juillet : « Quand je fais réflexion sur la postérité de ces grands cardinaux de Richelieu et de Mazarin, je trouve qu’il semble que Dieu ait pris un soin particulier de rendre leur mémoire ridicule par toutes les sottises qu’il fait faire à ses héritiers, » (Même tome, p. 133.)
  17. 17. Sœurs de Mmes Colonne et Mazarin.
  18. 18. Laurent-Onufre Colonne de Gioeni, duc de Taliacoti, etc., grand connétable du royaume de Naples, grand d’Espagne, mort le 15 avril 1689. Il avait épousé en 1661 Marie Mancini, qui mourut en 1715.
  19. 19. Personnage du Roman comique de Scarron. — On lit à la fin de la phrase : aimable, au lieu d’admirable, dans l’édition de la Haye ; et tout à fait plaisante dans la seconde de Perrin.
  20. 20. M. Rousset vient de publier celle du Roi. Voyez à la fin du tome I de son Histoire de Louvois.
  21. 21. « À peine, dit Louis XIV (p. 527), le prince de Condé se fut aperçu de l’absence de son fils et de celle du duc de Longueville, qu’oubliant pour ainsi dire, si l’on ose parler ainsi du plus grand homme du monde, son caractère de général, et s’abandonnant tout entier aux mouvements du sang, et de l’amitié tendre qu’il portoit à son fils et à son neveu, il accourut, ou pour les empêcher de s’engager légèrement, ou pour les retirer du mauvais pas où leur courage et leur peu d’expérience auroit pu les embarquer. »
  22. 22. Henri-Jules de Bourbon, fils de Monsieur le Prince.
  23. 23. Voyez la note 3 de la lettre 158.
  24. 24. Il parut sous le nom de chevalier de Longueville, et fut tué à Philisbourg (en 1688) par un soldat qui tiroit une bécassine. (Note des éditions de 1726.) — Il était fils de la maréchale de la Ferté. Le duc de Longueville lui laissa par testament 500 000 livres à prendre sur ses meubles ; et, de peur que le legs ne fût attaqué, le duc avait pris la précaution de faire signer son testament par la duchesse sa mère. Voyez la lettre du 8 juillet suivant.
  25. 25. Ce nom désigne Philippe de Mornay, chevalier de Malte. Il mourut de la blessure dont il est ici parlé.
  26. 26. Dans l’édition de 1720, la lettre finit ainsi : « J’embrasse M. de Grignan et le Coadjuteur, et je suis (sic). » Dans l’édition de la Haye, les derniers mots sont : « et je suis, etc. »
  27. 27. Colombe le Charron, morte en 1681.
  28. 28. Marie-Louise le Loup de Bellenave, remariée en 1673 au marquis de Clérembault, morte en 1724.