Lettre 286, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 110-112).
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286. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY RABUTIN.

Un mois après que j’eus écrit ces lettres (du 23 mai, voyez plus haut, p. 80), je reçus celle-ci de Mme de Sévigné.

À Paris, ce 19e juin 1672.

J’ai présentement dans ma chambre votre grand garçon[1]. Je l’ai envoyé querir dans mon carrosse pour venir dîner avec moi. Mon oncle l’abbé, qui y étoit aussi, a présenté d’abord à mon neveu un grand papier plié, et l’ayant ouvert, il a trouvé que c’étoit une généalogie de Rabutin. Il en a été tout réjoui ; et il s’amuse présentement à regarder d’où il vient. Si tout d’un train il s’amuse à méditer où il va, nous ne dînerons pas sitôt ; mais je lui épargnerai la peine de faire cette méditation, en l’assurant qu’il va droit à la mort, et à une mort assez prompte, s’il fait votre métier (comme il y a beaucoup d’apparence). Je suis certaine que cette pensée ne l’empêchera pas de dîner : il est d’une trop bonne race pour être surpris d’une si triste nouvelle. Mais enfin je ne comprends pas qu’on puisse s’exposer mille fois (comme vous avez fait), et qu’on ne soit pas tué mille fois aussi. Je suis aujourd’hui bien remplie de cette réflexion. La mort de M. de Longueville, celle de Guitry, de Nogent, et de plusieurs autres ; les blessures de Monsieur le Prince, de Marsillac, de Vivonne, de Montrevel[2], de Revel[3], du comte de Sault, de Termes[4], et de mille gens inconnus, me donnent une idée bien funeste de la guerre. Je ne comprends point le passage du Rhin à nage. Se jeter dedans à cheval, comme des chiens après un cerf, et n’être ni noyé, ni assommé en abordant, tout cela passe tellement mon imagination que la tête m’en tourne. Dieu a conservé mon fils jusques ici ; mais peut-on compter sur ceux qui sont à la guerre ?

Adieu, mon cher cousin, je m’en vais dîner. Je trouve votre fils bien fait et aimable. Je suis fort aise que vous aimiez mes lettres. On ne peut être à votre goût sans beaucoup de vanité.


  1. Lettre 286. — 1. Voyez la note 5 de la lettre 268.
  2. 2. Nicolas-Auguste de la Baume, marquis de Montrevel, maréchal en 1703, dernier fils du vieux comte de Montrevel, dont il est parlé dans la lettre du 31 mai 1675. Voyez cette lettre et celle du 4 septembre de la même année.
  3. 3. Charles-Amédée de Broglio, comte de Revel, frère du premier maréchal de Broglie. Il était alors colonel des cuirassiers. Voyez sur lui la lettre du 24 août 1689.
  4. 4. Voyez la note 3 de la lettre 199. — « Je ne sais par quel accident, dit Saint-Simon (tome IV, p. 243), il avoit un palais d’argent, qui lui rendoit la parole fort étrange ; mais ce qui surprenoit, c’est qu’il n’y paroissoit plus dès qu’il chantoit, avec la plus belle voix du monde…. Il avoit peu servi et avoit bonne réputation pour le courage. »