Lettre 289, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 123-125).
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1672

289. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le lendemain du jour que je reçus cette lettre (du 19 juin, voyez plus haut, p. 110), j’y fis cette réponse.

À Chaseu, ce 26e juin.

Ne diroit-on pas, comme vous en parlez, Madame, qu’il n’y a que les gens de guerre qui meurent ? Cependant la vérité est que la guerre ne fait que hâter la mort de quelques-uns qui auroient vécu davantage s’ils n’y étoient point allés. Pour moi, je me suis trouvé en plusieurs occasions assez périlleuses sans avoir seulement été blessé. Mon malheur a roulé sur d’autres choses ; et pour parler franchement, j’aime mieux vivre[1] moins heureux que d’être mort jeune. Il y a cent mille gens qui ont été tués à la première occasion où ils se sont trouvés, et cent mille autres à la seconde : Cosi l’a voluto il fato[2].

Cependant je vous vois dans de grandes alarmes ; mais il faut que je vous rassure, Madame, en vous apprenant qu’on fait quelquefois dix campagnes sans tirer une fois l’épée, et qu’on se trouve souvent en des batailles sans voir l’ennemi : par exemple, quand on est à la seconde ligne, ou à l’arrière-garde, et que la première ligne a décidé du combat, comme il arriva à la bataille des Dunes en 1658[3].

Dans une guerre de campagne, les officiers de cavalerie courent plus de hasard que les autres. Dans une guerre de siéges, les officiers d’infanterie sont mille fois plus exposés. Et sur cela, Madame, il faut que je vous dise ce que M. de Turenne m’a conté avoir ouï dire au feu prince d’Orange Guillaume[4] : que les jeunes filles croyoient que les hommes étoient toujours en état ; et que les moines croyoient que les gens de guerre avoient toujours, à l’armée, l’épée à la main.

L’intérêt que vous avez à cette campagne, vous fait faire des réflexions que vous n’aviez jamais faites. Si Monsieur votre fils n’étoit pas là, vous regarderiez cette action comme cent autres dont vous avez ouï parler sans être émue, et vous trouveriez seulement de la hardiesse au passage du Rhin, où vous trouvez aujourd’hui de la témérité. Croyez-moi, ma chère cousine, la plupart des choses ne sont grandes ou petites, qu’autant que notre esprit les fait ainsi.

Le passage du Rhin à nage est une belle action, mais elle n’est pas si téméraire que vous pensez. Deux mille chevaux passent pour en aller attaquer quatre ou cinq cents. Les deux mille sont soutenus d’une grande armée, où le Roi est en personne, et les quatre ou cinq cents sont des troupes épouvantées par la manière brusque et vigoureuse dont on a commencé la campagne. Quand les Hollandois auroient eu plus de fermeté en cette rencontre, ils n’auroient tué qu’un peu plus de gens, et enfin ils auroient été accablés par le nombre. Si le prince d’Orange avoit été à l’autre bord du Rhin avec son armée, je ne pense pas que l’on eût essayé de passer à nage devant lui, et c’est ce qui auroit été téméraire, si l’on l’avoit hasardé[5]. Cependant c’est ce que fit Alexandre au passage du Granique. Il passa avec quarante mille hommes cette rivière à nage, malgré cent mille qui s’y opposoient. Il est vrai que s’il eût été battu, on auroit dit que c’eût été un fou ; et ce ne fut que parce qu’il réussit, que l’on dit qu’il avoit fait la plus belle action du monde.

Je suis fort aise, ma chère cousine, que votre déchaînement contre la guerre n’ait d’autre raison que la crainte de l’avenir, et que M. de Sévigné se soit tiré heureusement d’affaires. Il faut espérer qu’il sera toujours aussi heureux. Ce n’est pas que le maréchal de la Ferté ne dise que la guerre dit : Attends-moi, je t’aurai. Mandez-moi si Monsieur votre fils étoit commandé de passer. Si mon fils vous plaît, Madame, il peut bien plaire à d’autres : vous avez le goût bon.


  1. Lettre 289. — 1. Bussy avait d’abord écrit avoir été. Il a lui-même biffé ces mots, pour les remplacer par vivre.
  2. 2. Ainsi l’a voulu le destin.
  3. 3. Turenne gagna cette bataille sur les Espagnols le 14 juin 1658.
  4. 4. Guillaume II, mort à vingt-quatre ans, le 9 novembre 1650.
  5. 5. On croit que cette lettre, dans laquelle Bussy parle du passage du Rhin comme l’ont fait depuis les historiens, n’a pas été entièrement ignorée du Roi, et qu’elle a pu contribuer à prolonger la disgrâce du Comte.