CHAPITRE VII

COMMENT L’OUBLI EST VENU

« Au début de ma première année de cléricature j’écrivais toujours longuement à Andrée. Je ne comptais pas les pages de mes lettres. Il me semblait que les feuillets n’étaient jamais assez grands pour y mettre tout ce que de mon écriture serrée je désirais lui apprendre. Je savais Andrée avide de nouvelles du jeune étudiant en médecine. Elle m’avait recommandé en partant de la tenir au courant de mes faits et gestes. Elle s’imaginait que la vie que j’allais mener en toute liberté, loin des regards et de la surveillance de mes parents, serait triste ou joyeuse par moment, remplie des embûches et des traquenards qui guettent les caractères faibles. Elle craignait pour moi ou pour elle la rencontre des jeunes filles frivoles et coquettes, et même des jeunes filles sérieuses et aimables qui avaient plus d’un atout pour s’attacher la jeunesse étudiante. « Loin de moi, me disait-elle, au milieu des plaisirs, des fêtes et des dangers d’une grande ville, tu oublieras vite ta petite campagnarde ; et que deviendrai-je sans toi ? Si tu fais des conquêtes, qu’elles ne soient pas de longue durée. Imite le papillon que nous nous amusions à voir voler de tige en tige, qui toujours ne se pose que pour un instant et reprend aussitôt son vol au soleil et au grand air libre ; fais comme l’abeille qui butine de fleur en fleur pour en extraire le suc et l’apporter aussitôt à la ruche. Dis-moi tes conquêtes, je ne les craindrai pas, mais j’aurai peur de celles que tu me cacheras. Répète-moi les cours que tu entendras et qui pourraient m’intéresser. Envoie-moi les portraits de tes professeurs. Je veux connaître tes impressions auprès du lit des patients de l’hôpital. Ainsi tu penseras à moi tout le jour, et le soir quand tu m’écriras je passerai la veillée avec toi ; elle te sera agréable et tu ne m’oublieras pas. »

« Le portrait de mes professeurs ! ai-je besoin de faire revivre ceux-ci. Vous en avez ressuscité quelques-uns et vous les avez dépeints ici mieux que je l’avais fait autrefois à Andrée. Mais vous avez oublié d’ouvrir la tombe du plus original de tous. Laissez-moi en soulever le couvercle et dites-moi si vous y trouvez sa ressemblance encore. Il était de taille moyenne, je dirais plus volontiers qu’il était courtaud ou au moins il en avait l’apparence. Il était épais de corps. Son dos rond le faisait paraître voûté. Ses bras fortement musclés et puissamment attachés aux épaules lui donnaient la carrure d’un athlète ou d’un vieux loup de mer. Ses jambes n’étaient pas faites pour démentir cette dernière ressemblance. Sa face, c’était une pleine lune ; sa tête, un gros globe enfoui, sans col, entre le dos et les épaules. Quel globe ! surmonté d’un panache épais, ombragé d’une forte moustache qui cachait une bouche d’où pouvaient sortir les éléments de toutes les sciences et de tous les arts, percé de deux trous de vrille qui permettaient au cerveau de tout inspecter. Et quel cerveau ! Une boîte immense aux tiroirs sans nombre qui avaient emmagasiné tout ce qu’un homme peut apprendre. Et quelle mémoire ! « Monsieur, disait-il à tel élève qui se présentait aux examens, vous n’avez pas assisté à tel cours, veuillez me répondre à telle question que j’ai expliquée pendant ce cours ». Autre fait remarquable, il dictait toujours son cours par cœur d’une année à l’autre ; toujours les mêmes phrases, toujours les mêmes mots et, chaque matin, il commençait par la dernière phrase du cours de la veille. Ai-je besoin d’ajouter un dernier coup de pinceau à ce tableau pour bien décrire le professeur ou l’homme omniscient, professeur de physiologie à l’Université, professeur de mécanique, d’électricité et de mathématique à l’école polytechnique, professeur à l’école normale de je ne sais quoi, organiste à l’Église St-Jacques, docteur en médecine, vieux garçon, etc., etc. ? Tel était Duval qui, en plus d’être célibataire, n’avait qu’un tout petit défaut, ah ! tout petit, petit. Il ne se servait jamais de la brosse ou du torchon pour essuyer le tableau noir. Ses mains et les manches de sa toge étaient plus à la portée et il ne se gênait pas de les employer pour enlever la craie du tableau ou l’épaisse poussière qui mettait une teinte de grisaille sur la toile verte de la tribune.

« Quand j’envoyai ce portrait à Andrée, elle dut sourire car elle me répondit que j’avais beaucoup d’admiration pour le professeur mais peu de respect pour l’homme. Comment voulez-vous que je dépeignisse mieux Duval ? Je ne l’ai jamais vu autrement qu’à travers les gros cils de mes paupières encore à demi fermées par le sommeil. Il donnait ses cours à huit heures du matin, et pensez-vous qu’à une heure aussi matinale les yeux d’un étudiant sont bien dessillés et qu’ils ne voient pas plus d’ombre que de lumière. Quant aux professeurs des matières finales, je n’ai pas pu les décrire à Andrée, parce qu’alors je ne correspondais plus avec elle ; j’étais tout à mon amour avec Lucille, Lucille, ma flamme.


« Mes premières lettres à Andrée étaient très longues. Tous les soirs, avant de me mettre au lit, je lui racontais avec force détails tous les événements de la journée. Pour un campagnard comme moi, frais émoulu du collège, curieux, fureteur, inquisiteur, je ne tarissais pas dans mes descriptions et mes nouvelles. J’étais pire que le reporter qui voit ce que les autres ne peuvent découvrir. Je lui présentais mes nouveaux amis et mes jeunes confrères dans des portraits plus ou moins fantaisistes ou plutôt caricaturés. Je lui décrivais mes impressions de la salle de dissection, le sans-gêne ou l’inconvenance des étudiants auprès des cadavres dont la décomposition nous emplissait le nez et la bouche d’odeurs impropres à nous donner l’appétit. Je lui disais les tours de force ou de gymnastique que j’étais obligé d’accomplir avec ma fourchette, pendant les repas, pour ne pas approcher mes mains malodorantes trop près de mon nez, qui avait toujours respiré des parfums autrement agréables que ceux qui se dégagent des cadavres déjà vieillis dans la salle de dissection. Je lui laissais deviner toutes les farces macabres ou les tours pendables dont les étudiants en médecine ont le monopole. Mais peu à peu, mes lettres se raccourcirent, non pas que les événements rapportables se fissent plus rares ou que j’eusse moins de belles choses à dire, mais pour des raisons dont j’aurais voulu éloigner les causes. Lucille, la jeune fille de la maîtresse de pension, que je détestais presque au début de mon séjour à Montréal, parce que sa présence inopportune dans ma chambre me faisait trop souvent oublier les beaux yeux de mon Andrée, s’accaparait peu à peu de tout mon temps libre que j’aurais préféré consacrer à la pensée de ma bien-aimée. Le soir elle me quittait tard, trop tard même pour que j’écrivisse. Petit à petit, par accoutumance, je finis par supporter sa présence avec moins d’amertume et même par la désirer. C’est ainsi que mes lettres devinrent de plus en plus courtes et rares, faute de temps pour les rédiger.


« Pendant les premiers mois j’allais passer tous mes jours de congé à la campagne avec ma bonne petite amie. Que c’était bon et beau le matin de voir, de ma fenêtre en face du fleuve, le soleil sortir de sa couche en secouant ses draps de pourpre frangés d’or et d’argent, de contempler l’onde qu’irisaient les premiers feux de l’astre, d’entendre le pépiement des oiseaux qui s’appelaient ou chantaient le réveil de la nature, de sentir la brise fraîche qui apportait le parfum des dernières fleurs de nos jardins, de contempler l’herbe qui prenait, sous les gouttelettes de rosée, des tons d’argent brillant ou des apparences de broches serties de diamants. Que l’ombre était douce sous les tonnelles quand la cigale disait au soleil : « J’aime tes rayons bienfaisants » et que l’on entendait les petits oiseaux donner la becquée à la dernière couvée dans les nids d’à côté ! Qu’il était agréable de se promener à travers la campagne quand le ciel clouté d’étoiles éclairait les sentiers où l’on rêve d’amour ! Je n’avais jamais goûté la campagne comme en ces beaux jours. J’aurais voulu rester là toujours, et ne jamais retourner dans ma chambre d’étudiant où la vue était bornée par des bicoques dégradées, des poteaux en forme de calvaire hideux qui accrochaient une multitude de fils de fer, où la piaillerie des petits va-nu-pieds nous écorchaient les oreilles, où les cris grossiers des cochers et le grincement strident des essieux nous déchiraient le tympan, où la fumée de la cigarette imprégnait nos habits de l’odeur nauséabonde du Chinois, d’où l’on ne voyait jamais les feux de l’aurore ou du couchant, où le parfum préféré de Lucille n’avait encore rien de la suavité du trèfle qui mûrit, du sarrasin qui embaume le miel. Oh ! que j’adorais le réveil de la nature à la campagne ! Oh ! de la lumière éblouissante, des brises fraîches, des parfums délicats, le calme infini du matin qui devient plus sonore quand l’oiseau module ses premières notes ou que le coq solitaire entonne son cocorico. C’était l’heure de la rêverie douce, l’heure où l’esprit reposé reprend les beaux songes de la nuit et voudrait leur donner une réalité qui se prolongerait indéfiniment. Oh ! que j’aimais le crépuscule quand le calme renaît avant que la nature s’endorme ; c’était encore l’heure de la rêverie, l’heure où l’on pense aux beaux songes de la nuit qui vient. Je m’oubliais, j’oubliais mon moi étudiant, et je redevenais le petit campagnard qui ne voit rien de plus beau que son ciel, fût-il gris, rien de plus doux que le murmure de l’onde qui baise les rives fleuries, rien de plus charmant que la terre qui s’entr’ouvre sous le soc de la charrue ou que soulève le grain qui germe. Je redevenais le petit campagnard qui attend le réveil de sa bien-aimée pour la conduire, à travers les rosiers encore en fleurs, jusque sous les tonnelles pour lui dire tout son amour en lui tressant des couronnes avec les feuilles aux teintes d’or, de cuivre rouge ou de rouille. Oh ! que j’aurais voulu rester là, sous le charme de toutes ces beautés et de cet amour si tendre. Montréal était loin, bien loin dans l’oubli.


« Les congés étaient bien courts et quand je revenais à Montréal, la pauvre chambre de l’étudiant me paraissait bien petite, bien isolée, bien sombre, à peine éclairée par les reflets brillants des yeux noirs de Lucille dont la présence me faisait regretter davantage le minois gracieux de ma chère Andrée. Oh ! que je détestais alors cette Lucille, avec son air enjoué, cajoleur, sa mine délurante, ses poses suggestives, son langage libre, son goût de la cigarette. Je la détestais, et cependant elle me manquait quand elle n’était pas assidue aux soins de ma chambre. Je détestais de l’entendre frapper à ma porte. Je n’aimais pas l’inviter d’entrer quand elle m’en demandait la permission, mais j’étais heureux quand elle pénétrait en intruse. Je m’ennuyais à mourir quand j’étais seul dans ma chambre. Lucille s’en était aperçue, aussi voulut-elle toujours me distraire et chasser l’ennui qui me rendait morose. Seul, il me manquait quelque chose, il manquait un objet à l’amour qui débordait de mon cœur. Oh ! si Andrée eût été toujours là avec moi, jamais je ne l’aurais oubliée ; mais elle venait si rarement, et puis elle avait cessé de venir. Hélas ! j’étais comme l’ivrogne qui repousse le verre qui lui fait perdre la raison, et qu’il finit cependant par saisir à deux mains, parce que la tentation est plus forte et plus tenace que le ferme propos dans les esprits lâches et les caractères faibles. Je voulais repousser Lucille, la chasser parce qu’elle me faisait perdre le souvenir d’Andrée, mais je ne pouvais résister à la tentation de toujours la revoir, de la sentir près de moi, de respirer son parfum préféré que je commençais à aimer. Et tout d’abord il me semblait qu’elle avait quelque chose de mon Andrée. Quand elle éteignait le feu de son regard, je croyais y retrouver la douceur de celui d’Andrée. Parfois sa voix prenait des accents étranges comme ceux que j’avais entendu sous les tonnelles ; m’eussè-je fermé les yeux j’aurais cru à la présence d’Andrée près de moi. Parfois elle tressait ses cheveux comme ceux d’Andrée et j’en retrouvais jusqu’à la couleur dans mon imagination. Lucille connaissait si bien toutes les roueries de l’amour qu’elle avait étudié et compris en très peu de temps Andrée dont elle imitait à la perfection l’air, les gestes, le langage. Elle usa de tous les artifices pour se faire aimer. Parfois elle était un jour ou deux sans me venir voir dans le seul but de m’inquiéter, de me faire languir. Je m’informais, je devenais jaloux et quand je la rencontrais de nouveau, je l’entraînais dans ma chambre. Elle résistait pour se faire désirer davantage. Je l’asseyais tout près de moi ; je la grondais ; je lui déclarais mon amour ; je lui reprochais son peu d’amitié pour moi, son oubli. J’allais jusqu’à la traiter d’ingrate. Alors ce n’était plus Andrée, la petite campagnarde timide, que j’avais près de moi ; Lucille redevenait la vraie Lucille, la jeune fille de la maîtresse de la maison. Elle m’encerclait le cou de ses deux bras ronds dont la peau avait la douceur du satin, la blancheur de l’ivoire et le parfum de la femme aimée. Ses grands yeux ardents plongeaient profondément dans les miens pour y réveiller l’amour et elle signait notre amour mutuel par de gros baisers sur ma bouche que je lui tendais avec volupté. Je l’aimais de plus en plus, et j’oubliais Andrée qui paraissait ne plus se souvenir de moi.


« Les congés devenaient plus rares ; mes voyages à la campagne moins fréquents, et pourquoi les lettres d’Andrée s’espacèrent-elles également ? Je ne comprenais pas. Je finis par croire à l’oubli complet. Et pendant ce temps là, Lucille, qui avait remarqué ma tristesse, revenait plus souvent à ma chambre. Elle redoublait ses minauderies, ses caresses pour me retenir à Montréal. À la fin je trouvai tant de charmes dans la compagnie de Lucille que je ne voulais plus retourner dans mon village. Je ne tenais plus à revoir Andrée qui m’aurait paru insipide au souvenir de Lucille. Sous prétexte de faire de fortes études médicales et de suivre constamment l’hôpital pour acquérir une expérience plus consommée des maladies, je passai tous mes congés et mes vacances à Montréal, avec Lucille, dans ma chambre, en promenade dans les rues fashionables, dans les soirées dansantes ou les théâtres. Quand mon père ou ma mère me reprochaient de les négliger, je leur répondais que je consacrais tout mon temps à l’étude, et qu’ils seraient fiers un jour d’avoir en leur fils un médecin célèbre et un savant. Si j’allais quelquefois chez mes parents, ce qui était très rare, je m’isolais dans ma chambre sous prétexte de continuer mes études, et je n’en sortais que lorsque j’étais certain de ne voir que mon père ou ma mère. Si par hasard je rencontrais Andrée avec d’autres personnes, j’étais poli avec elle et rien de plus. Je ne la recherchais plus. Je ne lui trouvais aucune grâce, aucune élégance. Sa conversation me semblait insipide ; ses gestes me paraissaient maniérés. Le son de sa voix ne m’était pas désagréable, mais je n’y trouvais plus cette mélodie qui m’enchantait autrefois. Son regard était insignifiant, fade, et ses lèvres n’avaient plus le même sourire aimable que j’aimais tant provoquer auparavant. Quand, par malheur pour elle, je la revoyais seule, je ne cessais par hypocrisie de lui reprocher sa conduite envers moi et son infidélité.

« Ô ! Michel, me dit-elle un jour que nous nous rencontrâmes seuls dans le jardin, si tu savais ce que j’ai souffert et ce que je souffre encore de ton oubli cruel, tu m’aimerais de nouveau, tu te pencherais vers moi pour essuyer mes larmes, pour étouffer mes soupirs, pour abréger mon martyre. Sais-tu comme je t’ai aimé et comme je t’aime encore ? Tu remplissais et tu remplis encore toutes les pensées de mes jours et tous les rêves de mes nuits, et cependant je ne te vois plus jamais que dans mon esprit, dans mes rêves. Tu m’as enlevé tout espoir et cependant dans mon cœur, je sens encore les battements que tu y as provoqués ; tu vis encore là ; je t’y sais et je t’aime comme la mère qui aime d’autant plus le fruit de son amour qu’elle a plus souffert en le portant et en l’enfantant. Quand je relis tes dernières lettres, sais-tu la douleur que j’en éprouve ? J’aime cette douleur, cette souffrance parce qu’elles me viennent de toi. Je les relis souvent, ces lettres, parce qu’elles me font pleurer sur ton oubli et plus je pleure plus je t’aime. Pleurer ce n’est plus que mon seul partage, ma dernière consolation. Pourquoi ces lettres si tristes, si décourageantes dans lesquelles je ne trouvais plus un seul bon sentiment, une seule parole d’amour ? Et puis pourquoi ne m’as-tu pas écrit quand je mettais tout mon cœur, toute mon âme, dans les lettres si fréquentes que je t’envoyais ? Que pouvais-je te dire de plus ? Et tu ne me répondais seulement pas. Quand tu viens et que tu me fuis, sais-tu les déchirements de mon cœur et de mon âme ? Sais-tu ce que c’est que d’aimer, de soupirer et de pleurer ? Quand tu viens et que je ne te vois pas, connais-tu mon désespoir ? Si tu avais vu mes pleurs, entendu mes soupirs, quand je te cherche et que je ne te vois pas, tu connaîtrais ce que c’est que d’aimer sans espoir. Ô ! Michel, que Dieu te préserve de ces larmes, de ces sanglots. Plutôt qu’Il te les inflige et tu connaîtras alors la profondeur de mon amour et tu m’aimeras comme tu m’as aimée. Michel, je le sais, tu ne m’aimes plus et j’en mourrai. Mais que t’importent ma vie et ma mort ? Ma barque chavire ; l’onde m’attire et ta barque fuit sans que tu me tendes la main. Devrais-je implorer ta pitié ? Oh ! non, non ; je ne veux pas de pitié. C’est ton amour que j’ai voulu ; tu me l’as retiré, j’en périrai. Laisse l’onde m’engloutir et vogue vers le bonheur. Te souviens-tu, Michel, un soir nous étions assis sous le gros érable près du fleuve ; nous avions empli mon tablier des plus belles fleurs de nos jardins ; elles nous chantaient dans leur langage l’amour que nous avions l’un pour l’autre, quand nous aperçûmes tout à coup deux frêles esquifs qui glissaient sur l’onde au gré des courants contraires. À cette vue, tout énervée, tout effrayée, je secouai mon tablier et les fleurs s’éparpillèrent sur le gazon et je me sauvai sous une tonnelle pour ne plus voir le fleuve et les barques. Depuis, l’oubli a chassé de ton cœur les beaux sentiments, les belles pensées que tu avais pour moi, comme le vent a dispersé les pétales desséchés de nos fleurs et les barques se sont éloignées l’une de l’autre. Hormis mon amour, il ne me reste plus rien que le triste souvenir du présage néfaste qui m’avait tant effrayée ; puis plus rien sur l’onde ; plus rien sous le gros érable ; plus d’amour dans ton cœur pour Andrée. Va, mon Michel, vers d’autres amours ; va vers d’autres cieux ; oublie-moi, sois heureux ; je veux désormais rester seule avec tout mon amour pour toi dans mon cœur. Va, mon Michel ; je te chercherai encore et toujours dans les belles allées de nos jardins que je veux faire entretenir toujours pour y retrouver nos beaux souvenirs. J’irai sous les tonnelles causer avec ton ombre. J’irai sur le petit pont japonais me pencher au-dessus de l’eau tranquille pour y retrouver ton image. J’irai sous le gros érable respirer le parfum des fleurs que nous y avons éparpillées. Quand le soleil froid de l’automne n’attirera plus la sève vers les feuilles qui prendront des tons d’or et de rouille avant de tomber dans les allées pour y ensevelir la trace de nos pas, quand les grands vents auront dépouillé de leurs dernières feuilles les arbres, les arbrisseaux et les taillis qui ressembleront à des squelettes grelottants, et quand l’hiver étendra son manteau blanc sur les allées et les plates-bandes de nos jardins, je pleurerai sur toi comme l’on gémit sur une tombe. »


« Pauvre Andrée, quand elle me parlait ainsi, elle retenait ses larmes, elle étouffait ses soupirs, mais sa voix avait des accents touchants et j’étais tenté de la prendre dans mes bras, de l’enlacer, de la couvrir de baisers. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Je ne pus dire un seul mot tant j’étais oppressé. Elle me regarda avec des grands yeux suppliants. Ses longs cils palpitèrent quelques instants comme de petites ailes, puis je vis de grosses larmes couler sur ses joues pâles et amaigries. Elle me tendit sa petite main moite, me dit adieu d’une voix déchirante et se sauva comme effarouchée de m’avoir ouvert son cœur. Elle rentra chez elle sans se retourner. La porte s’était refermée comme celle d’un coffre-fort sur le trésor que j’avais perdu. Je restai longtemps là, les pieds cloués au sol. J’avais vu la silhouette de ma pauvre Andrée disparaître en un vol rapide et je pensais tristement à toutes les choses qu’elle m’avait dites, à son amour que le désespoir n’avait pu déraciner de son cœur, que le chagrin et les pleurs avaient encore fortifié. En ce moment de gros nuages noirs s’amoncelaient dans le ciel et passaient devant la lune en projetant de grandes ombres sur la terre autour de moi, image du trouble qui envahissait mon âme et mon esprit. Je me retournai et repris à pas lents le chemin du retour et les nuées roulaient, roulaient et se déchiraient en lambeaux que la brise éparpillait, et de nouveau apparaissait la lune dont la lumière blanche éclairait avec éclat la façade de la maison paternelle, et mes yeux troubles croyaient apercevoir, sur le perron en face de la porte, Lucille qui me tendait les bras. L’image d’Andrée était déjà effacée de mon esprit ; hélas ! son souvenir disparaissait en même temps de mon cœur.


« Pendant les trois dernières années de ma cléricature, j’allai très rarement chez mes parents, mais j’entrevoyais souvent Andrée à Montréal. Je la croyais en amour avec Jean Roy, mon ami, qui paraissait heureux de la promener partout ; mais elle semblait toujours triste. Pourquoi cette tristesse dans l’amour ? Je ne comprenais pas et je me disais souvent : si Andrée aime Jean, pourquoi n’est-elle plus jamais gaie comme auparavant ? L’amour est au cœur et à l’expression du visage ce que le soleil est aux plantes et aux fleurs qui poussent, verdissent, s’épanouissent, s’embellissent sous ses rayons bienfaisants. L’amour, soleil aux rayons infra-rouges et ultra-violets, réchauffe les cœurs, colore les joues, anime l’expression, met des reflets brillants dans le regard, et cependant Andrée, en dépit de son amour pour Jean, paraît s’étioler comme la fleur privée de lumière. Ses yeux, sans éclat, se cernent d’une aréole brune ; ses joues se fanent ; ses lèvres pâles ont un sourire contraint ; sa démarche s’alanguit. D’autre part, je me disais encore : si Andrée n’aime pas Jean, pourquoi le revoit-elle aussi souvent ? Pourquoi tous ses voyages à Montréal ? Pourquoi accepte-t-elle toutes les invitations au bal, aux soirées dansantes, au théâtre ? Est-ce par coquetterie ou par dépit ?

« Je n’étais pas assez perspicace pour trouver la solution de ce problème qui m’intriguait au plus haut point. J’aimais tant Lucille et j’avais tant oublié Andrée que je ne pouvais croire que cette dernière pût encore m’aimer ou seulement penser à moi. Dans la tristesse et la mélancolie de son regard, dans la pâleur de ses joues et l’amertume de son demi-sourire, je n’aurais jamais imaginé la persistance et la survivance de son amour pour moi. Dans tout l’affaissement de son être, Andrée me paraissait plus belle, plus distinguée que jamais. Ses toilettes plus riches, plus élégantes lui seyaient à merveille et lui donnaient ce cachet de beauté et de distinction qui en faisait la reine des réunions où Jean la conduisait par orgueil et par amour. Il paraissait tant l’aimer et cependant Andrée semblait le payer de retour par une indifférence si complète que je ne comprenais pas cet amour passionné de Jean. J’étais surtout perplexe et je comprenais encore moins quand, très tard dans la nuit ou le lendemain des soirées dansantes, Jean venait me raconter ses plaisirs, me dire toute la joie qu’il avait éprouvée en la compagnie d’Andrée. Il me disait comme elle était gentille et aimable avec lui. Il me disait avec emphase tout l’amour qu’Andrée ressentait pour lui. Il me répétait avec orgueil les déclarations d’amour que lui faisait Andrée avec une âme toute vibrante de passion. « Jamais, lui disait-elle, je n’ai aimé comme je vous aime ; vous êtes la lumière de mes yeux, la joie de mon cœur. Près de vous je sens toutes les fibres de mon être vibrer dans un chant d’amour, de passion folle. Il me tarde d’être à vous tout entière. Quelles sont longues les années d’études ! Quand donc finiront-elles ? Quand donc apparaîtra ce beau jour où je vous dirai : prends-moi, Jean, emporte-moi où tu voudras, je suis à toi pour toujours ; je suis ta chose, ton bien, ta poupée. Il tarde trop ce jour ! Et le soleil de ce jour sera trop lent dans sa course céleste vers le zénith, vers le couchant. J’en attendrai avec impatience le coucher. Ses rayons d’argent brilleront trop longtemps à travers l’or et la pourpre du déclin ; ils me feront mourir de langueur. Ô ! Jean, mon Jean ; ce n’est pas l’aurore éblouissante de ce jour que j’attends, ce n’est pas la lumière éclatante de ce jour que je veux voir, ce n’est pas le coucher du soleil, tout beau soit-il, que je veux contempler ; Oh ! non, non, mon Jean, c’est le crépuscule de ce jour que je désire ardemment, le crépuscule qui précède la nuit nuptiale. »

« Et toi, disais-je à mon ami Jean, aimes-tu réellement Andrée ? « Oh ! oui, me répondait Jean, comme le soleil aime à caresser la fleur, comme la lyre aime à chanter sous les doigts de l’artiste, comme l’oiseau aime le grand air et la liberté, comme le poisson aime l’eau. Andrée est si jolie, si aimable. »

« Jean était heureux et j’étais d’autant plus fier de son bonheur qu’Andrée semblait m’oublier dans son amour nouveau, et qu’elle n’était plus en droit de m’adresser des reproches. Jean était mon ami le plus intime et j’étais heureux de lui confier mon amie d’enfance, celle que j’avais un jour aimée plus qu’on aime une compagne des jeunes années. Près de lui je croyais qu’elle goûterait un bonheur constant et qu’elle resterait reine de son cœur autant que la reine de la société qu’elle dominerait plus tard. Jean était intelligent, rempli d’autant d’ambition que de talent. J’étais certain qu’il percerait un jour et qu’il ferait à Andrée un avenir enviable. Je l’encourageai souvent dans ses amours. Je ne pouvais confier Andrée, sur qui j’avais déjà possédé quelque droit, à un homme plus droit et plus sincère dans ses amitiés.

« Pendant nos deux dernières années de cléricature, les mascarades, les soirées, les parties de cartes, de théâtre et de patinoire organisées par les étudiants furent très fréquentes, surtout pendant le carnaval. Andrée, l’invitée de Jean, passait la plus grande partie de l’hiver à Montréal, chez une tante, sœur de sa mère. Elle fut de toutes nos parties. Elle en fut aussi toujours la reine. Sans coquetterie, sans orgueil, elle était aimable avec tout le monde ; cependant seules les flatteries la laissaient indifférente et même froide. Son air de tristesse constante lui attirait toutes les sympathies et elle ne semblait pas s’en apercevoir.

« J’aimais beaucoup Lucille et cependant je ne lui trouvais plus dans les soirées la même grâce, la même élégance qu’à Andrée, malgré tout l’argent que je dépensasse pour ses toilettes. Andrée, plus habituée au faste, avait, comme les riches de vieille date, des goûts plus simples et cependant plus recherchés. Ses toilettes, sans fanfreluches exagérées et sans rubans multicolores accrochés au corsage et à la jupe, dénotaient ce goût inné du beau dans la simplicité, de l’élégance dans la modestie. Par contre, Lucille, à l’instar des parvenues, dépensait pour le plaisir de s’en mettre sur le dos en compensation des privations antérieures et du peu qu’elle avait toujours eu. Ses goûts excentriques apparaissaient dans ses toilettes ébouriffantes, chargées de dentelles, de tulle et de rubans. Lucille ne passait pas inaperçue ; elle était voyante dans sa mise, et remarquable par son décolleté ; c’était un vrai papillon machaon. Andrée était plus réservée dans son maintien, plus sage dans son langage ; elle avait ce calme de l’eau du ruisseau dont on ne peut se lasser d’entendre le murmure. Lucille, plus bruyante dans sa conversation, avait une voix de castagnettes qui résonnent pendant la danse. Plus ardente, plus expansive, plus loquace, Lucille jetait plus d’éclat passager ; c’était la jeune fille qu’on admire momentanément et dont on ne goûte pas longtemps la conversation. Elle ressemblait à la flamme qui crépite plus qu’elle ne donne de lumière. Lucille était pétillante comme ces vins capiteux dont il ne faut pas abuser parce qu’ils étourdissent vite, ou qui deviennent plats si l’on attend trop avant de les déguster. Plus sensée, plus instruite, Andrée soutenait une conversation intelligente, suivie ; Lucille causait à bâtons rompus.


« Comment ai-je pu préférer Lucille à Andrée ? Je ne le comprends pas aujourd’hui. Peut-on comprendre la jeunesse ? Et l’amour, peut-on le comprendre mieux ? Qu’est-ce que l’amour, si ce n’est un sentiment dont on ne connaît pas l’origine, qui nous vient d’où ? qui conduit où ? Un mot, un geste, une œillade, c’est l’étincelle qui allume l’incendie dévorant. Mais où est la réflexion ? Quelquefois on veut se ressaisir, mais on ne le peut plus ; il est trop tard ; parfois la tolérance laisse supporter les ruines qui subsistent à la dévastation, mais il n’en est pas toujours ainsi. L’amour peut naître souvent de l’accoutumance, du contact continuel, mais en est-il plus durable, plus délicieux ? Lucille avait de beaux grands yeux noirs qui fascinaient comme ceux du serpent, une voix enchanteresse quand elle laissait parler son cœur, un teint de marbre comme celui de ces belles statues à qui l’artiste semble avoir donné la vie, une taille élégante quand elle n’était pas déformée par les trop grands apprêts de la toilette, cependant était-ce suffisant pour me la faire préférer à Andrée, qui n’était pas moins bien douée sous le rapport physique, mais qui l’emportait de beaucoup sous le rapport de l’intelligence et de l’éducation. Après avoir vécu depuis la plus tendre enfance auprès d’Andrée, je n’appréciais peut-être pas autant que je l’aurais dû toutes ses qualités que l’habitude de vivre ensemble me faisait ignorer. N’était-ce pas plutôt l’attrait de la nouveauté qui m’avait frappé et charmé à la vue de Lucille ? Pourrais-je aujourd’hui analyser ces idées, ces sentiments, ces sensations qui m’ont fait préférer Lucille à Andrée quand j’étais jeune et inexpérimenté ? J’ai beau chercher, je ne trouve pas d’autres réponses que celle-ci : L’amour est aveugle.