Les voies de l’amour/05
CHAPITRE V
NAISSANCE DE L’AMOUR
« Pour la première fois j’éprouvais pour Andrée un sentiment tout autre que ceux que j’avais ressentis jusqu’à ce moment là. Elle avait été dans le tout jeune âge la seule petite voisine avec qui je pusse jouer et m’amuser. Je n’avais ni frère, ni sœur ; elle non plus. Les enfants des autres voisins demeuraient trop loin pour que nous pussions les connaître et les fréquenter, et puis nos parents n’admettaient pas le premier venu dans leur intimité. Malheureusement ma mère m’élevait comme une petite fille et il me semblait que j’étais naturellement la petite compagne d’Andrée. Ma mère allait souvent à Montréal pour consulter les cahiers de modes et acheter de jolies étoffes pour me faire de belles toilettes qu’elle confectionnait elle-même adroitement et avec goût ; j’eusse été une petite fille qu’elle n’aurait pas mis plus d’orgueil à m’habiller. Un jour, j’avais tout au plus cinq ans, elle m’amena à la grand’messe dans le seul but, je crois, de satisfaire son orgueil. J’étais mis comme une petite princesse, ou au moins comme un petit prince de l’ancien temps. Je portais une jupe courte en plaid par-dessus un caleçon en dentelle, une chemise en satin blanc, avec beaucoup de dentelle au col et aux poignets, un boléro en velours bleu foncé bordé d’une soutache en fil d’or, des chaussettes écossaises, des souliers vernis et un bérêt en velours bleu. Ma mère fut heureuse ce jour-là, et moi, orgueilleux comme un petit paon, car j’étais le point de mire de tous les yeux éblouis des villageois et des campagnards. Et quand je fus grandelet ma mère mettait encore de la dentelle sur le devant de mes chemises. Jusque-là j’avais été la petite compagne d’Andrée avec cette amitié qu’ont les bébés pour les bébés.
« Nous grandissions, Andrée et moi, toujours ensemble, comme des compagnons, des camarades ou deux petites sœurs du même âge. Quand le pensionnat nous sépara, les mêmes sentiments de camaraderie, fortifiés par une plus franche amitié, nous unissaient encore de plus en plus. Nous avions l’un pour l’autre cet attachement qui unit inséparablement deux jeunes gens que les mêmes goûts et les mêmes études font vivre côte à côte dans une même classe de collège pendant six ou huit années. Jusque là j’avais aimé Andrée comme j’aimais Jean Roy, mon ami, d’une amitié franche qui fait frères deux cœurs éprouvant l’un pour l’autre une affection qui peut aller jusqu’au sacrifice du moi, ou qui fait sœurs deux âmes jeunes qui n’ont jamais connu d’autres.
« Tout à coup ne plus voir ma camarade, la savoir peut-être suspendue au bras d’un autre jeune homme, fût-il mon meilleur ami, éveilla en moi des sentiments que je n’avais pas encore éprouvés, des idées nouvelles qui allaient me tenailler, me torturer l’esprit. C’était l’amour qui s’éveillait et je ressentais déjà les atteintes de la jalousie avant même d’en avoir connu les feux. Las de voir passer la foule et de ne pas retrouver celle que je cherchais inutilement avec tant d’âpreté, j’allai m’asseoir à l’autre bout de la jetée, près de l’entrée de la grande salle des jeux de hasard, bien au-dessus de la mer. Accoudé à la balustrade, je regardais avec tristesse les danses désordonnées, les gambades, les sauts, les plongeons et les culbutes des baigneurs dans les vagues écumantes. Les cris de joie, d’étonnement, de stupeur ou de peur, s’entremêlant en une cacophonie comique, me déchiraient le cœur. Les centaines d’êtres humains des deux sexes et de tous les âges, qui s’amusaient à qui mieux mieux dans l’onde amère ou sur le sable jaune, me laissaient complètement indifférent, m’affligeaient même. Les modèles vivants, aux brillants costumes, qui se pavanaient sur la plage d’un pas indolent, la tête haute, d’un air suffisant, avec une pose de regardez-moi, me choquaient. C’en était trop ; mon isolement d’un jour dans une foule énorme, me pesait déjà sur l’âme. Je me levai et me dirigeai vers l’hôtel.
« Andrée et Jean Roy arrivaient en même temps que moi. Ils étaient partis le matin en voiture ; ils revenaient le soir en tramway. Pauvre petite Andrée, elle paraissait fatiguée, inquiète, inquiète de l’inquiétude qu’elle avait pu causer à ses parents et à moi par son absence prolongée. Elle était partie pour quelques heures et sa promenade avait duré beaucoup plus qu’elle n’aurait désiré. Le matin elle n’avait fait qu’obéir à ses parents qui la suppliaient d’accepter l’invitation de Jean. Comme elle le regrettait maintenant. Un accident à la voiture avait failli lui coûter la vie. Jean, la voyant saine et sauve, avait prolongé volontairement et insidieusement sous différents prétextes cette promenade qu’elle n’avait entreprise que malgré elle. Les réticences de ma chère Andrée et ses gros soupirs auraient dû, dès ce moment, me dessiller les yeux ; mais j’aimais tant mon ami Jean et j’avais tant confiance en son amitié que pas un instant je n’eus la moindre idée des dangers qu’avait courus ma petite amie que j’aimais maintenant plus que tout au monde. Ce n’est que plusieurs années après cette journée que mon Andrée chérie me dévoila la perfidie de Jean. Dès ce moment, si j’avais été plus perspicace, j’aurais pu me douter que la journée ne s’était pas passée sans incident désagréable pour ma chère Andrée, car Jean s’esquiva, ce soir-là, sous prétexte de rejoindre un ami qu’il avait entrevu. Contre ses habitudes, il nous laissa seuls, Andrée et moi.
« Nous en fûmes heureux tous les deux et nous passâmes ensemble une des plus belles soirées de notre vie. Tout d’abord, et malgré sa fatigue apparente, Andrée me proposa de faire une marche sur la plage presque déserte. Elle avait tant de choses à me dire qu’il lui semblait que, suspendue à mon bras et plus près de moi, elle aurait plus d’éloquence et que l’inspiration lui serait plus propice. La vague houleuse s’était apaisée ; la marée, au reflux, découvrait le beau sable blanc de la plage tout imprégné de sel et de phosphore qui lui donnaient une apparence de poussière de diamant. Une brise douce et fraîche, soufflant de la terre, embaumait l’air des parfums s’exhalant des jardins qui ornaient les environs des hôtels et des cottages. Quelques rares mouettes, dans leur vol attardé, cherchaient encore à apaiser leur appétit vorace à travers la transparence de l’onde. Le crissement du sable marquait la cadence de nos pas. Nous allions lentement, absorbés dans nos pensées, nous croyant absolument seuls sur la plage, attendant anxieusement l’un et l’autre l’aveu qui enflammait nos cœurs, qui brûlait nos lèvres. Tout à coup, Andrée s’arrêta ; elle me saisit le bras de ses deux petites mains potelées, et me regardant de ses beaux grands yeux bleus qui brillaient d’une flamme plus vive que jamais, elle soupira d’une voix toute douce : « Michel ! Michel ! » Nom et accent que je compris plus que je ne les entendis… Pauvre Andrée ! elle n’eut plus la force de murmurer les autres mots qui expirèrent dans sa gorge. Elle pencha sa belle tête aux cheveux dorés sur mon épaule. C’était l’aveu muet de son grand amour pour moi. Affolé et incapable de contrôler les mouvements de mon cœur, je lui fis moi-même l’aveu de ma passion naissante en la saisissant dans mes bras et en déposant sur ses lèvres toutes chaudes un baiser ardent et prolongé…
« Nous marchâmes longtemps sur la plage. Le crépuscule donnait au panorama des teintes bleuâtres lorsque nous revînmes sur nos pas. Mûs tous deux par une pensée pieuse, nous prîmes au retour la rue principale du village, bordée d’un côté par des hôtels et de l’autre par de petites boutiques de marchands de tabac, de fruits ou de bibelots. Tout au haut de la côte, à la croisée des chemins, à gauche, nous étions en face de l’église. Ce temple de Dieu, tout petit, tout mignon, domine le village de son toit en bardeaux rouges et de la flèche de son clocher ajouré d’où s’échappe, si chère au cœur du chrétien, cette voix qui l’appelle à la messe le matin, à la prière le soir, et qui l’invite si dévotement à incliner la tête à l’angélus. Le son de cette cloche, chantant l’angélus, me semblait l’écho lointain de la voix d’airain du clocher de mon village. Même son, même harmonie qui réveillaient en moi les beaux souvenirs de mon enfance et de ma jeunesse.
« Nous entrâmes dans la petite église. L’odeur de la cire fondue, le parfum de l’encens qui s’en répandaient jusqu’au dehors nous y invitaient. Il y régnait une lumière douce, reflet du croissant de la lune. Le sacristain éteignait sur l’autel les nombreux cierges d’où s’échappaient encore des ondes chaudes qui montaient vers la voûte. Des âmes pieuses déposaient des aumônes dans le tronc de Saint-Antoine ; quelques-unes se prosternaient devant les stations du chemin de croix, et d’autres, assises dans les bancs, égrenaient dévotement leur chapelet ou se livraient à de pieuses méditations. Seul le pépiement de quelques petits oiseaux, encore éveillés sur les branches qui se jouaient en face des vitraux entre-bâillés, jetaient une note claire dans ce grand recueillement ; c’était la prière du soir de la gent ailée. Nous nous agenouillâmes dans le dernier banc et nos cœurs se confondirent en une même invocation, une même prière. Petit à petit les dévots sortaient ; le vide se faisait dans la petite église ; le silence grandissait ; les ombres s’élargissaient ; les cierges s’éteignaient un à un ; enfin seule la lampe du sanctuaire jetait sa lumière vacillante qui ne s’éteint jamais. Andrée et moi, dans un mouvement instinctif, nous nous donnâmes la main ; nous murmurâmes des paroles sacrées ; c’étaient nos fiançailles que nous scellions au pied des autels où seul Dieu nous servait de témoin.
« Nous passâmes encore quelques jours au bord de la mer. Nous faisions de longues marches sur la plage quand la marée baissait, ou nous nous asseyions, à l’heure du bain, sur quelque butte de sable que le vent ou la vague avait élevée. Nous étions presque toujours seuls ; Jean nous accompagnait rarement depuis la promenade accidentée. J’en étais étonné, mais je n’en étais que plus heureux, parce que j’avais à moi seul mon Andrée chérie à qui je pouvais exprimer plus à l’aise tous les sentiments de mon cœur toujours croissant. Quand parfois j’insistais pour que Jean nous accompagnât, Andrée ne se plaçait plus entre lui et moi comme elle avait l’habitude de le faire auparavant ; elle ne se suspendait plus à nos bras comme autrefois. À mon bras seul je la sentais s’accrocher plus fortement comme si j’eusse été désormais son seul soutien. Elle paraissait fuir Jean qui semblait n’avoir plus une place égale à la sienne dans mes affections et mon cœur.
« À la fin de l’été, nous étions revenus dans notre beau petit village du Canada. Les horizons n’étaient plus aussi étendus. Le matin, le ciel ne s’inclinait plus sur les flots que le soleil levant rougissait en longue traînée de sang vermeil. Ici c’était le ciel et la cime de monts qui se doraient des premiers feux de l’astre matinal. La vague courroucée de l’océan ne jetait plus l’écume de sa rage sur la plage ; mais l’onde tranquille du St-Laurent baisait mollement des rives verdoyantes où l’on voyait paître les nombreux animaux de la ferme. Le panorama n’était plus aussi grandiose, c’est vrai, mais il n’en était pas moins beau. La voix d’airain qui chantait l’angélus à travers le clocher n’était plus seulement l’écho prolongé d’une voix que l’on croit reconnaître. Oh non ! c’était la voix si sympathique qui parle dans le clocher du village natal ; rien de pareil, rien d’aussi beau. Plus de plage où faire de longues marches ; plus de large véranda où causer le soir, mais de belles allées où se promener au milieu des milliers de fleurs qui embaumaient l’air de leurs parfums variés ; mais le petit pont japonais d’où nous avions si souvent contemplé les petits poissons qui se poursuivaient dans leur course amoureuse ; mais les délicieuses tonnelles où logent les amours et que percent les rayons du soleil comme des sourires qui nous viennent du ciel. Nous n’aimions plus la plage trop bruyante et trop encombrée ; il nous fallait la tranquillité du jardin, le repos des tonnelles, l’ombre des grands érables pour nos amours.
« Cependant mon ami Jean Roy prolongeait, je crois fermement aujourd’hui, sa promenade au loin dans le but de bien méditer la vengeance qu’il réservait à la froideur d’Andrée. Il voulait laisser au temps d’adoucir le ressentiment d’Andrée, et de calmer ses appréhensions. Il croyait sincèrement que la froideur d’Andrée pour lui se fondrait dans les délices de l’amour qu’elle éprouvait pour moi et qu’à son retour il retrouverait une Andrée oublieuse. La politesse exquise et la bonne éducation d’Andrée lui avaient trop laissé croire à une intimité apparente qu’elle ne lui avait manifestée qu’en considération de l’amitié qui existait entre lui et moi.
« Les vacances étaient finies, les cours de médecine allaient s’ouvrir. Je reçus une lettre de Jean m’annonçant son retour à Montréal depuis quelques jours et la bonne fortune qu’il avait eue de trouver une pension où nous aurions nos chambres voisines. Absolument ignorant de l’indélicatesse de mon ami, je fus heureux d’apprendre cette nouvelle qu’il m’annonçait dans une lettre charmante aussi remplie des sentiments les plus délicats que des marques du plus sincère attachement. Après quelques allusions à nos plaisirs des vacances, il m’exprimait, en termes touchants, le bonheur qu’il ressentait déjà de recommencer cette vie d’intimité et d’amitié que nous avions coulée au collège, espérant qu’elle nous serait encore plus agréable parce que les plaisirs du monde et la liberté de la vie d’étudiant offriraient de nouveaux attraits et de nouveaux liens. Dans sa longue lettre, il me racontait tous les plaisirs qu’il avait eus après mon départ de la plage ; il m’énumérait toutes les nouvelles connaissances qu’il avait faites et même ses quelques conquêtes en amour. Sa missive remplissait six grandes pages d’une écriture fine et serrée qui commençait tout au haut de la première page et se terminait tout au bas de la dernière, laissant à peine l’espace suffisant pour y tracer le nom de Jean. On n’aurait pas pu y mettre un mot de plus dans les six grandes pages. Je m’en étonnai un peu parce que je n’y trouvai aucun bon mot pour Andrée ; tout de même je m’en consolai aisément parce que je ne voulais plus croire qu’un autre que moi pût penser à l’objet de mon amour que je voulais à moi seul. J’étais déjà jaloux et je ne montrai pas cette lettre à mon amie de peur de lui rappeler le souvenir de Jean.
« Pendant les derniers jours des vacances, Andrée et moi, nous nous quittions à peine. De bonne heure, le matin, nous nous réunissions avec la plus grande joie comme si nous ne nous étions pas vus depuis longtemps ; le soir, tard, nous nous disions au revoir comme si nous nous séparions pour toujours. Tout le jour nous étions ensemble à parcourir les jardins pour y cueillir des fleurs dont nous composions des bouquets en nous reposant sous les tonnelles. Quand une fleur manquait dans un jardin, nous allions la chercher dans l’autre pour finir une phrase, traduire une pensée, exprimer un désir. Nous avions, chacun à l’insu de l’autre, acheté le petit livre du langage des fleurs. Nous l’avions étudié à fond et nous en possédions tous les secrets. Aussi chaque fleur que nous mettions dans un bouquet était une note de la lyre qui chante une romance. Quelquefois nous mettions toutes nos fleurs, assemblées en phrases amoureuses et sentimentales, dans le petit tablier en dentelle d’Andrée, et nous allions nous asseoir sur la pelouse au pied du gros érable dont les belles branches aux larges feuilles s’inclinaient au-dessus de l’onde qui baisait doucement la rive fleurie, et là nous déchiffrions la musique qui nous enchantait et berçait nos espoirs. Quand l’agencement des fleurs soumettait notre mémoire à l’épreuve, nous levions les yeux et nous regardions au loin dans l’espoir de retrouver le sens de la phrase. Un jour Andrée aperçut deux esquifs qui s’en allaient à la dérive, s’éloignant ou se rapprochant l’un de l’autre au gré du courant ou des remous, alors elle songea à l’avenir, et je vis de grosses larmes couler de ses beaux yeux. « Qu’as-tu, Andrée chérie, lui demandai-je ? » — « Ah ; le temps, le temps, me répondit-elle, n’est-ce pas le courant et les remous de ce fleuve qui séparent nos frêles barques ? » — « Michel, me disait-elle encore, j’ai peur du temps ; j’ai peur du fleuve, avec son courant et ses remous, qui séparera nos vies. Rentrons, Michel, je ne veux plus voir le fleuve avec ses barques. » Et ma petite Andrée, éparpillant ses fleurs sur la pelouse où elles faisaient de belles taches colorées, me prenait la main et m’entraînait dans la pagode chinoise d’où elle ne pouvait plus voir le fleuve et ses barques, et là, elle me chantait des romances tendres et touchantes. C’est alors que mon âme s’attristait et que mes yeux s’humectaient ; et je saisissais Andrée, je l’étreignais entre mes bras qui la serraient fortement sur ma poitrine et j’étouffais sous mes baisers ce chant qui me faisait saigner le cœur.
« Enfin l’heure de la séparation avait sonné. Il nous semblait, dans notre tristesse, qu’un monde entier allait nous séparer pour toujours.