CHAPITRE XXVIII.

À l’assaut


Lorsque Édouard, avec en tête les idées sérieuses et les mille stratagèmes de guerre électorale que l’on peut concevoir, arriva à Saint-Germain, ce fut, comme la fois précédente, Giroux qui le reçut.

Mais pas seul : tous les notables de l’endroit s’étaient portés à sa rencontre.

Un truck à bagage servit d’estrade et il dut faire un discours.

Il n’eut pas de peine à exprimer une émotion qu’il ressentait réellement.

Il dit sa surprise et sa reconnaissance, et sa volonté de faire tout en son pouvoir pour mériter un pareil accueil.

Alors Giroux, qui était décidément un organisateur sans pareil, qualité pour laquelle l’honorable Potvin le prisait fort, naguère, donna un signal ; et c’est au son d’une fanfare et au milieu des vivats qu’Édouard fut reconduit chez lui.

Sa mère et sa sœur embrassèrent le triomphateur et lui firent une réception encore plus chaude que ses partisans politiques.

Et quand Édouard s’endormit, il avait commencé la bataille et était sacré homme politique.

Dès le lendemain matin, Giroux vint le prendre. — Il ne s’agissait pas de lambiner, comme il disait.

Il le présenta à une vingtaine de braves villageois, qu’Édouard, élevé à Saint-Germain, ne connaissait cependant pas tous.

Voilà tes cabaleurs, lui dit-il.

Puis il le conduisit à une salle où une demi douzaine d’hommes travaillaient méthodiquement, qui fi compulser des listes, qui à envoyer des circulaires.

Voici ton comité, lui dit-il encore.

Enfin il lui présenta quatre autres personnes, comme ses orateurs.

— Veux-tu me dire qu’est-ce qui me reste à faire ? ne put s’empêcher de demander Leblanc.

— À gagner.

— Ça m’a l’air tout fait d’avance.

— C’est pourtant tout ce que je n’ai pas pu faire.

— Tu aurais aussi bien fait de ne pas me demander et de me télégraphier, le vingt-six au soir : tu es élu.

— Tu exagères la valeur de mon organisation, mon cher : tu vas voir que je t’ai réservé de l’ouvrage et qu’il y en a encore énormément.

Effectivement, ils se mirent tout de suite à l’ouvrage et Édouard put s’apercevoir de la vérité des paroles de Giroux. Celui-ci était un terrible travailleur et il menait la lutte à une allure endiablée.

Sachant que ce sont les unités qui font les dizaines et les dizaines qui font les centaines, Giroux et Édouard faisaient du cas de chaque vote et les disputaient tous avec acharnement.

Ils n’abandonnaient rien au hasard et travaillaient avec une ardeur sans pareille.

Surtout, ils évitaient cet écueil dont tous ne savent pas se défendre, qui font la perte et le ridicule de ceux qui viennent s’y briser.

Pas de victoire tant que tous les votes ne sont pas donnés.

Pas de foi ajoutée aux racontars d’ivrognes.

Pas de pointage fantaisiste des listes ni de repos prématuré sur des lauriers encore peu assurés.

Pas de gestes ni de discours inutiles ; pas de harangues interminables entre amis, — histoire de s’admirer, de perdre son temps et de le faire perdre aux autres.

Pas de tâches importantes confiées au premier venu.

Pas de cabaleurs absurdes, qui indisposent ceux qu’ils auraient dû amener à leur candidat.

Mais tout avec ordre, dignité, sérieux et avec une persévérance d’acier.

Les listes étaient soigneusement checquées ; puis, on allait voir même les bons partisans, estimant que leur zèle avait droit à cet encouragement ; ensuite, on passait aux douteux, qu’on convertissait bon gré mal gré ; après quoi, on tâchait, dans une certaine mesure, de réduire même les radicaux.

Édouard faisait tout le comté, maison par maison, et était aidé, dans cette tâche herculéenne, par l’infatigable Giroux.

Celui-ci ne s’échappait qu’une journée par semaine, pour faire son journal, qu’il couvrait d’articles à l’emporte-pièce, — vrais chefs-d’œuvre de littérature électorale — et qu’il répandait ensuite à foison.

Pendant ce temps, Blanche était à la maison Leblanc ; madame Leblanc l’avait voulu ainsi, désirant qu’aux rares moments où Édouard pouvait mettre le pied à la maison, il y vit sa fiancée et ne fut pas dans l’obligation délicate de partager entre ses parents et Blanche les quelques minutes qu’il avait à lui.

Blanche l’encourageait et sa vue était pour lui un véritable repos. Elle commençait ainsi à remplir la tâche qu’elle s’était assignée d’être pour celui qu’elle aimait une compagne dévouée et une source de joies et de consolation.

Elle aidait aussi madame Leblanc et Marie-Louise dans le surcroît de travail que leur occasionnait l’élection ; et madame Leblanc ne pouvait s’empêcher d’admirer le caractère ferme et noble de la jeune fille et d’aimer son cœur sympathique et tendre.

Blanche était d’une discrétion admirable ; elle ne s’immisçait pas aux discussions politiques et ne se mêlait pas des détails de l’élection ; non : elle venait tout simplement à Édouard et elle était pour lui la main qui essuie le front brûlant de fatigue et y ramène la fraîcheur et la paix, la voix qui encourage et rassérène, et le cœur qui répond au vôtre.

Arriva enfin le jour de la nomination des candidats, jour auquel devait se tenir une grande assemblée contradictoire.

La veille, la nouvelle désastreuse se répandit que l’honorable Potvin devait descendre prêter son concours au candidat ministériel, Roy, et les partisans d’Édouard, consternés, se demandaient : « qu’est-ce qu’il va pouvoir faire contre de tels adversaires ? » Cependant, ils reprirent un peu courage, en voyant son calme rassurant et la manière dont il continuait à travailler, semblant n’avoir cure des ministres et de leurs foudres.

Dès le midi du jour de la nomination, les gens commencèrent à arriver.

Il faisait beau ; et les habitants venaient par sept, huit, debout dans des traînes à bois.

Une foule compacte était assemblée, quand les discours commencèrent.

Comme l’honorable Potvin traversait la foule pour se rendre au husting, il aperçut Giroux, qui chauffait l’enthousiasme et était partout à la fois. Giroux salua et le ministre s’inclina légèrement.

Eut-il la conscience du contraste qu’ils présentaient, lui le ministre taré, l’homme de tous les compromis, sali dans toutes les spéculations louches, et demain tombé, et son ancien secrétaire, fier et droit dans sa noble jeunesse, qui avait brisé sa carrière plutôt que de commettre une indélicatesse et devant qui s’ouvrait un avenir plus beau ?

Je ne sais.

Il hâta le pas et apparut bientôt sur l’estrade.

Leblanc y était déjà rendu ; ce fut lui qui prit la parole le premier.

Il fut très clair et très probant.

Il démontra que le gouvernement ne fait rien : 10 pour l’industrie : 20 pour le commerce ; 30 pour la colonisation ; 40 pour l’éducation. Puis il fit justice des prétendues mesures admirables du gouvernement, qui ne sont que de l’argent jeté à l’eau. Il prouva ensuite l’incurie des ministres et leurs malversations. C’était clair comme deux et deux font quatre ; et aucun doute ne s’éleva dans l’esprit des auditeurs.

Le ministre se leva alors et entreprit de réfuter Édouard. Voyant que ses tirades ne prenaient pas beaucoup, il tenta les personnalités et laissa avec dédain tomber les yeux sur son jeune adversaire. Les bras croisés, avec un calme superbe, Édouard tourna vers lui son regard droit et clair, qui fit baisser les yeux à Potvin, comme un hibou auquel on montre la lumière.

Quand Édouard se leva pour répondre, une tempête grondait en lui.

Il se contint cependant et commença, d’une voix un peu au-dessous de son diapason ordinaire, mais qui portait au loin.

Il fit un parallèle entre Bigot, d’odieuse et sinistre mémoire, et l’administration actuelle, qui fit frémir ; et il conclut en disant : « Bigot sortait d’une cour corrompue et éhontée ; vous, vous êtes l’indigne descendant d’une race de héros et de preux ; vous avez volé, tous deux, mais je vous préfère encore Bigot, car, en les affamant, il ne volait que la vie à nos pères ; vous, monsieur le ministre, par votre exemple et par votre conduite honteuse, vous leur volez l’honneur et le patriotisme, et c’est pire. »

« Voilà, » ajouta-t-il, avec un geste qui électrisa la foule, « voilà ce qui reste pour tenir la place de Papineau, de Morin et de Lafontaine : un sans patriotisme, un vulgaire noceur. »

« Eh ! bien, monsieur le ministre, vous avez raison : jouissez de la vie et ne vous souciez pas des affaires du pays, car vous êtes indigne de vous en occuper. »

L’honorable Potvin blêmit et voulut répondre ; mais l’heure de la discussion était passée et c’est ce qu’on lui fit comprendre.

Cette journée fut un succès pour Édouard, succès qui ne fit que grandir, car il allait de paroisse en paroisse, parlant avec une conviction et un feu irrésistible.

Aussi était-il joliment fatigué, le soir de la votation.

Giroux avait voulu qu’il se reposât chez lui et s’était chargé du soin de le renseigner sur l’issue de la lutte.

Paisiblement assis ensemble, ils attendaient.

Madame Leblanc tricotait un bas, Marie-Louise feignait de lire ; et Blanche et Édouard, un peu à l’écart, causaient.

C’était le vingt-six décembre et un souvenir triste et adouci du lendemain de Noël de l’année précédente errait dans l’esprit des veilleurs.

Édouard redisait pour la centième fois à Blanche comme il était heureux près d’elle. Et Blanche, qui partageait ce sentiment, lui répondait par les mots de tendresse, dont les femmes ont le secret, où la voix et le regard sont tout, et qui rendraient de moins ardents qu’Édouard capables d’héroïques folies, pour plaire à celles qui leur parlent ainsi.

Blanche lui demandait, maintenant, si son élection influerait sur ses projets d’avenir ; et il lui répondit que, s’il était élu, il viendrait se fixer à Saint-Germain.

Ils se turent.

Aucun autre bruit que celui du feu, dans la maison.

Dehors des voteurs attardés et gais, passent en chantant, au clair de la lune, sur la neige argentée.

Par les fenêtres, on voit les champs blancs s’étendre à perte de vue.

Tout à coup on sonne.

Édouard va ouvrir.

C’est Giroux. Il exulte. Tu es élu s’écrie-t-il ; il serre frénétiquement les mains d’Édouard et a besoin de se contenir pour ne pas embrasser tout le monde.

Il est tard : — Minuit.

Pendant que les femmes, heureuses, montent à leurs chambres, Édouard, entraîné par Giroux, s’en va au comité, remercier ses électeurs.