CHAPITRE XXVII.

Honneur à qui honneur est dû


L’opinion publique est lente à émouvoir et ceux qui essaient de l’ébranler trouvent souvent la tâche ingrate, surtout quand c’est avec droiture et sincérité qu’ils combattent contre des adversaires dont les armes favorites sont le sophisme et le mensonge, mais quand, une fois, la vérité à lui aux yeux du peuple, celui qui voudrait arrêter l’élan irrésistible qui le porte vers elle serait impitoyablement brisé.

Ce mouvement puissant du sentiment populaire se dessinait de plus en plus et augmentait, chaque jour, d’impétuosité.

Les Canadiens-Français sont un peu sceptiques et gouailleurs ; mais il est des choses dont l’évidence s’impose : et l’éloquence d’Ollivier, aidée du travail de ses partisans et de la coopération des modérés, achevait de convaincre et de persuader les plus sceptiques et les plus indécis.

Car, enfin, les radicaux étaient entourés d’une chaîne de faits et de preuves contre lesquels ils ne pouvaient rien.

Ils baissaient donc sensiblement devant l’opinion publique ; et, s’ils n’épargnaient rien pour se relever et se maintenir, leurs adversaires, les modérés, enfin galvanisés et sortis de leur longue torpeur, n’épargneraient rien non plus pour continuer à éclairer le peuple et à faire sur les questions politiques une lumière intolérable pour les radicaux.

Luttes de paroles et luttes de plume ; le combat se livrait partout. Les modérés avaient fondé, à Montréal, un quotidien qui faisait de bonne besogne ; ils convoquaient partout aussi des assemblées où ils discutaient et exposaient l’état politique révoltant de la Province.

Les clubs, cessant d’être les vaches à lait de quelques uns et des nids d’amour-propre stérile, répandaient les saines doctrines, par les discussions et les conférences, et réchauffaient l’ardeur des modérés.

Édouard, sans négliger les occupations de sa profession ni surtout sans oublier son amour, prenait au mouvement une part fort appréciable : il se prodiguait, écrivant sur les questions politiques des articles très remarqués et parlant partout où l’on avait besoin d’un orateur convaincu et entraînant.

Il étudiait aussi avec intérêt ce qui se passait à la campagne, dans l’esprit de nos braves cultivateurs, et lisait pour cela les feuilles régionales. Parmi ces journaux ruraux, le « Progrès », l’organe de son ami Giroux, était incontestablement le mieux rédigé et le plus lu. Ce Giroux vous avait une manière particulière de trousser ses articles, qui ne laissait aux gens d’autre alternative que celle d’être de son avis.

Édouard le félicitait de son succès et lisait son journal avec un plaisir toujours nouveau.

Un matin qu’il le parcourait, à son habitude, il aperçut l’entrefilet suivant :

« Nouvelle politique »

« On annonce la candidature d’un jeune homme de talent et d’avenir, qui sera pour monsieur Roy un adversaire redoutable. Le nouveau candidat serait particulièrement estimable et doué des qualités les plus solides et les plus brillantes, digne enfin de tous les suffrages et de la confiance générale, et capable de répondre aux espérances qu’on fonde sur lui. On dit aussi qu’il sera le choix unanime des modérés et que sa candidature sera même vue avec plaisir par grand nombre de radicaux, dégoûtés à bon droit de la conduite politique de leur partie et encore plus fatigués de la nullité remarquable de notre ombre de représentant. »

Ce diable de Giroux, se dit Édouard, qu’il a donc le tour d’allécher les gens par l’attrait du mystère et de créer des rumeurs qui font attendre les gens après le prochain numéro de son journal comme si leur sort en dépendait.

J’ai dit qu’Édouard, au milieu de l’excitation de la politique et des affaires, n’oubliait pas son amour.

Il faisait plus : non content des garanties ordinaires, il voulait aussi garantir l’avenir contre tous les hasards de la maladie et des accidents, et — souci prosaïque mais bien placé et que tous devraient avoir — il avait assuré sa vie au profit de sa future épouse.

L’agent d’assurance avec lequel il avait fait affaire sortait justement de son bureau, quand on frappa à la porte.

Entrez, cria Édouard.

On entra ; et, à sa grande stupéfaction, Édouard vit apparaître qui ? le père Lepage, un des vieux les plus estimés de Saint-Germain, Delphis Roy et les maires de cinq des plus populeuses paroisses du comté de Saint-Germain.

Pressentant quelque chose, mais ne sachant trop quoi, Édouard resta un moment interdit ; puis, il crut à un voyage d’affaires, dont ils avaient profité pour venir le saluer.

Il leur tendit la main, disant : bonjour ! bonjour ! Vous voilà donc en Ville ? Comment ça va-t-il, père Lepage ? Vous avez été bien aimables de venir me voir. Asseyez-vous donc. Qu’est-ce qu’il y a de nouveau à Saint-Germain ?

— Sauf vot’respect, monsieur Leblanc, répondit le père Lepage, qui était demeuré debout, on est v’nus à Montréal, exprès pour vous voir.

— Qu’est-ce que je puis faire pour vous, demanda Leblanc ?

Le père Lepage chercha une belle phrase ; et, n’en trouvant pas, dit tout simplement : nous voudrions vous avoir pour député.

L’article du « Progrès » était pour moi, pensa Leblanc.

Il remercia ses concitoyens et leur dit combien il trouvait leur demande flatteuse.

Mais, leur dit-il, je ne suis pas très vieux et je n’ai pas grand’expérience ; vous trouveriez facilement de meilleurs hommes que moi.

— Non ; c’est vous que nous voulons avoir : un honnête homme de vingt-cinq ans en vaut un de quarante et vaut mieux qu’un coquin de soixante.

Derrière cette insistance, Édouard, ému, devinait le souvenir de son cher père, qui, mort, le soutenait et l’aidait encore du prestige qu’il avait laissé attaché à son nom.

Néanmoins, il ne savait que faire, absolument pris au dépourvu par cette démarche inattendue et impossible à prévoir.

Il demanda aux délégués s’ils étaient pour quelques jours en Ville.

Nous partirons seulement que demain.

— Alors, vous pouvez attendre la réponse ?

— Ben oui.

— J’irai vous la porter, demain avant-midi.

— Nous r’viendrons.

Édouard fut forcé d’en passer par leur volonté.

Je vous attendrai donc demain matin, vers les neuf heures, dit-il.

— Oui, monsieur.

Il les reconduisit et, en rentrant dans son bureau, rencontra son patron, monsieur Langlois.

Eh ! bien, Leblanc, dit-il, vous avez des clients ?

— Si vous saviez ce que c’est.

— Pas des créancier toujours ?

— Un peu.

— Ah !…

— C’est une délégation de Saint-Germain qui vient me demander d’accepter la candidature pour les prochaines élections.

— Vous ne me dites pas. Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je ne sais pas.

— Je serais très heureux de vous voir député.

— Me conseilleriez-vous d’accepter ?

— Je ne vous donnerais pas d’autre conseil que celui de réfléchir et de vous décider, ensuite, par vous-même. Quand leur donnez-vous la réponse ?

— Demain.

— Vous avez le temps ; consultez vos amis.

Ils discutèrent la question ; quelques minutes, et monsieur Langlois quitta Leblanc en lui disant : quoi que vous décidiez, vous avez toujours votre place ici.

Quand Édouard avait besoin d’être éclairé sur une question qui l’embarrassait, il allait voir Ricard, dont l’esprit clair et net, lui en faisait saisir tous les aspects dont la discussion subtile ne laissait aucun recoin inexploré.

Ricard faisait maintenant du journalisme, mais la divergence de leurs carrières n’avait amené aucun changement dans leur amitié et ne faisait que leur fournir de nouveaux sujets de conversation.

Bonjour, lui dit celui-ci, en le voyant entrer. Toujours en amour par-dessus la tête ?

— Toujours.

— Chanceux !

Quand ils eurent conversé quelques temps, Édouard lui exposa l’objet de sa visite.

— Député ! se récria Ricard ; comme tu y vas !

— Je ne le suis pas encore ; je viens te demander si tu crois que je ferais bien de tenter de l’être.

— T’en sens-tu le courage ?

— Pourquoi pas ?

— Et la capacité ?

— C’est la question.

— Pour être député il faut tout connaître, être une encyclopédie vivante : en es-tu une ?

— Non malheureusement ; je ne suis pas même un dictionnaire, mais je ne crois pas que cela soit nécessaire. Pourvu qu’on soit honnête et consciencieux, et pas trop bête.

— Tu ne l’es pas trop.

— C’est consolant.

— Mais tu ne sais rien ; tu ne connais rien.

— J’en sais plus que les trois quarts des députés. Et puis, je travaillerai.

— Travaille donc d’abord.

— Je serai forcé de travailler davantage si je suis député ; ça me sera plus utile, aussi.

— Si tu le veux, je ne puis pas t’empêcher.

— Soyons, qu’est-ce que tu ferais si tu étais à ma place ?

— J’aurais peut-être le tort d’accepter.

— Alors j’accepte.

— Tu fais bien, puisque tu t’en sens le courage et la force.

Édouard dit donc oui, aux délégués, qui partirent pleins de satisfaction.

La carrière s’ouvrait devant lui ; il y entrait.

Dès le lendemain, homme d’action, il commençait ses préparatifs pour descendre dans son comté faire la campagne électorale.

Il n’était que temps ; il n’y avait plus que quinze jours pour la nomination, soit trois semaines jusqu’à la votation, qui aurait lieu le vingt-six.