CHAPITRE XX.

Dans l’ombre


C’est dans l’antichambre du cabinet de l’honorable Potvin que Giroux écrivait à Ricard.

C’est là aussi, que les innombrables quémandeurs qui assiègent un ministre faisaient le pied de grue.

L’honorable Potvin était enfermé avec quelques-uns de ses collègues ; et les solliciteurs de l’antichambre regardaient avec un sentiment particulier, fait de curiosité et d’apparente déférence, la porte doublée de cuir, derrière laquelle les honnêtes personnages étaient en conférence.

Des hommes gras, rouges et suants, passaient et repassaient, se donnant des airs très affairés : c’étaient les serviteurs du Pouvoir.

Pauvres gens accoutumés à ne pas manger à leur faim, maintenant devenus gros et gras, s’arrondissant ainsi aux dépens du public.

Leur estomac, habitué à tirer le nécessaire à la vie d’une nourriture quasi-insuffisante, faisait maintenant une assimilation exagérée ; et il était grand temps, pour le bien de leur santé et celui du trésor public, qu’un changement de gouvernement vint leur faire reprendre leurs habitudes de frugalité.

Derrière la porte capitonnée, l’entretien était fort animé.

— Pourvu que les modérés ne se réveillent pas, tout ira bien.

— C’est que, dit l’honorable Potvin, ils semblent menaçants.

— Ils ne sont pas organisés.

— Plus que vous ne le croyez.

Le sentiment populaire est pour nous, affirma gravement l’un des ministres.

— La belle blague : vous savez bien que si les modérés n’étaient pas si divisés et si inactifs : que, s’ils se réunissaient, nous serions écrasés.

— Il faut les tenir divisés.

— C’est plus facile à dire qu’à faire.

— Je ne vois pas qu’il y ait lieu de tant s’alarmer : n’avons-nous pas remporté quatre élections partielles à la fois, le même jour, le quatre novembre dernier.

— Oui, mais c’était dans la région de Québec ; et puis, vous savez ce qu’elles nous ont coûté.

— Les yeux de la tête ; nous ne pourrions pas en faire souvent comme cela. Il y a des fois, dit Potvin, que j’ai envie d’abandonner la partie et de tout laisser là.

Vous voyez les choses trop en noir, mon cher, lui dit un de ses collègues : maintenant que nous sommes débarrassés de Ravaut, je crois que nous pourrons tenir tête à l’orage.

— C’était un garçon habile,… pauvre Ravaut, en avons-nous pris de bonnes parties, ensemble.

— Oui ; mais il n’était pas assez prudent. Ainsi, moi qui vous parle, on ne pourrait rien prouver contre moi. Qui a jamais vu ça ! Les papiers compromettants, on les détruit ; et les témoins à charge, on les envoie à l’étranger. Il n’avait pas le tour.

— Tout cela ne serait pas arrivé sans ce maudit Ollivier.

— Les orangistes auraient bien dû le tuer à Ottawa, celui-là

— Il n’y aurait pas moyen de le faire disparaître ?

— Comme l’officier rapporteur de Sorel ?

— Ce serait imprudent : il est trop tard, maintenant. Vous comprenez bien que personne ne serait dupe. Ce serait assez pour nous faire tomber. Sans compter qu’il y aurait encore un danger plus grave…

— Hum !… Hum !…

— Il faudrait pourtant s’en débarrasser… Nous avons essayé d’envoyer Rivard en prison et ça n’a pas réussi…

— Et la « Justice » qui augmente toujours sa circulation, tandis que celle du « Matin » est en train de venir à rien.

— C’est déplorable.

— Il faudrait faire quelque chose.

— Oui, mais quoi ?

— Il faudrait d’abord ruiner Ollivier devant l’opinion publique.

— Comment ?

— Il n’y aurait pas moyen de le prendre au piège, de lui faire commettre quelque bévue ?

— C’est impossible.

— Il faudrait l’attaquer dans les journaux ; et de telle manière qu’il ne s’en relève pas.

— « L’Indépendant  » et le « Matin » ont essayé ça.

— Oui ; mais de quelle façon ! les imbéciles ! Ils ont écrit des articles qui lui ont fait plus de bien que de mal.

— Le fait est que ce n’était pas fort.

Je crois, dit Potvin, que mon secrétaire, Giroux, serait bon pour nous faire ça.

— Est-il capable ?

— Je le crois.

— Voudra-t-il ?

— Oh ! oui ; c’est un bon garçon.

— Alors, tout serait pour le mieux.

— Qu’il commence le plus vite possible.

— Ne soyez pas en peine.

— C’est ça.

Les ministres se disposèrent à quitter le bureau de Potvin.

Entre nous, leur demanda-t-il, croyez-vous que nous puissions résister ?

— Bah ! les gens ne voient pas clair.

Mon idée, moi, reprit Potvin, c’est que nous n’en avons pas pour longtemps.

— C’est possible.

— Ça durera ce que ça durera.

— Profitons-en, pendant que ça dure.

Et tous : au revoir, mon cher collègue.

— Au revoir, messieurs.

L’huissier ouvrit la porte et les ministres sortirent, pendant que les assistants s’inclinaient comme au passage du Saint-Sacrement.

Il baisse, il baisse notre collègue, disait un des ministres à ses compagnons, en sortant.

— Il craint le même sort que Ravaut.

— Il l’aurait richement mérité.

— Qu’il devienne ce qu’il pourra, ça m’est égal.

— C’est qu’il pourrait bien nous entraîner avec lui.

— Oh ! ça, par exemple !…

Chaque ministre rentra dans son bureau particulier, faisant trembler les fonctionnaires, sur son passage.

Potvin sonna Giroux ; il le fit asseoir et eut avec lui la conversation racontée par Giroux dans sa lettre à Ricard.

Giroux sortit, pendant que Potvin, confondant les mots et les qualités comme il confondait le tien avec le mien, disait, presqu’avec conviction : « quel manque de dévouement. »

Ceux qui faisaient antichambre et attendaient leur audience regardaient Giroux, se rasseyant comme si rien d’extraordinaire ne se fut passé, et enviaient sa facilité de pénétrer à toute heure du jour auprès du ministre.

L’honorable Potvin sortit sur le pas de la porte ; et, tout en examinant Giroux sans en avoir l’air, il jeta un regard circulaire sur ceux qui l’attendaient, saluant à la ronde ses connaissances.

Entrez donc, monsieur Dion, dit-il.

L’individu ainsi interpellé, se hâta d’obéir à l’invitation.

Le ministre le reconduisait à la porte, l’entretien terminé.

Vous, Roy, dit-il.

Roy, c’était le membre de l’assemblée législative qui représentait le comté de Saint-Germain.

Après quelques phrases préliminaires, Roy exposa l’objet de sa visite : il désirait faire construire un pont en fer sur la rivière Saint-Germain.

— C’est une grosse dépense.

— Ça rendrait bien service.

— Vous auriez dû vous adresser au ministre des travaux publics.

— Je ne le connais pas et j’ai cru que…

— C’est bon ; nous en reparlerons… Par quelle majorité avez-vous été élu, aux dernières élections ?

— Quatorze.

— Vous aurez besoin d’aide, la prochaine fois. Vous savez, sans doute, que le gouvernement présente une mesure en chambre, aujourd’hui. N’oubliez pas d’être là et de voter comme il faut.

— Votre excellence sait bien que jamais de la vie je ne voterais contre le gouvernement.

— C’est bien ; revenez me voir.

Le député sort ; et tous entrent et sortent à leur tour du cabinet où Potvin les reçoit, solennel, derrière son pupitre en bois précieux.

Survient un financier en vue.

Il demande : l’honorable monsieur est-il là ?

Oui monsieur, répond l’huissier de service.

— Y a-t-il moyen de le voir ?

— Il y a quelqu’un avec lui.

— Prévenez-le donc que je l’attends.

— C’est que…

— Tenez, passez-lui ma carte ; allez ! allez !

Le ministre surgit à l’instant.

Entrez donc, mon cher. — Et à celui qui était avec lui : « Voudriez-vous m’excuser un instant. »

Ils passent ensemble un bon quart d’heure.

Puis, le ministre reconduit le financier ; par la porte entr’ouverte, on peut l’entendre répéter au prince de la finance : « C’est très bien !… c’est parfait… Tout ce que vous voudrez, mon cher… Oui, oui ; certainement ; c’est entendu. »

La session bat son plein ; tous les jours, à la même heure, avant d’aller prendre son siège à la chambre, l’honorable Potvin donne audience ; — et s’il est permis d’espérer qu’il s’occupe, de temps à autre, du bien de la Province, il n’est pas permis de douter qu’il ne s’occupe du sien propre.