CHAPITRE XXI.

Mondanités


Debout devant son miroir, Édouard est tout entier absorbé par cette tâche à laquelle le sexe fort est assujetti, passé la vingtième année : il se fait la barbe.

En manches de chemises, l’air grave, il prend alternativement le rasoir et la savonnette, et se dénude le menton avec un art consommé.

Son attention et son soin sont extrêmes ; et non sans raison. Pensez donc : arriver chez les gens avec une balafre ou le visage incomplètement rasé ; ça ne fait pas ; et il redouble de précautions et d’adresse ?

Dans ce déshabillé, il a l’air d’un lutteur et pas du tout du monsieur élégant et pommadé qu’il sera tout à l’heure. Et je suis sûr que plusieurs l’aimeraient mieux ainsi qu’avec toute l’élégance que peut donner le convenu de la mode.

Pendant qu’Édouard était ainsi occupé, Giroux et Ricard entrèrent.

Il s’interrompit pour presser cordialement la main à Giroux.

Puis, s’excusant de continuer sa toilette : eh ! bien, mon cher Giroux, vous avez donc abdiqué les splendeurs du pouvoir.

— Ne m’en parlez pas ; ce n’était plus un air respirable pour un honnête homme.

— Savez-vous que vous devez être joliment soulagé.

— Je le serais encore plus si je pouvais narrer toutes les turpitudes dont j’ai été témoin.

— C’est vrai qu’ils sont rendus si loin que cela ?

— Il faut le voir pour le croire. Mais nous parlerons d’autres choses, si vous le voulez bien.

— Je vous comprends : vous désirez ne plus y être même par le souvenir. Avez-vous quelque plan pour l’avenir ?

— Quelques-uns ; mais ils ne sont pas encore assez définis pour que j’en parle. Je veux d’abord les mûrir davantage. Je ne suis pas trop pressé. Je vais, en attendant, me faire de quoi vivre, au « Soir ». Sans que je sois attaché au journal d’une façon définitive et régulière, on m’y fait faire du reportage.

Tu vas au bal, dit Ricard à son ami, qui avait étalé un habit noir sur une chaise.

— Non ; à une soirée intime ; mon deuil ne me permettrait pas le bal. Je ne sais même pas s’il y aura assez de monde pour danser.

Sait-on ça, là-bas ?

— Oui ; d’ailleurs, je ne retournerai plus dans ces réunions.

— Tu n’es pas pour te cloîtrer.

— Non ; mais je veux fonder une communauté, dit-il, en souriant.

Par égard pour Giroux, qui n’était pas au courant de ses amours, Édouard changea de sujet de conversation.

Vous devez pourtant regretter quelque chose, lui dit-il ?

Giroux l’interrogea du regard.

— Vous ne regrettez pas Québec ?

— Oh ! certainement.

— J’en ferais autant à votre place : je ne conçois rien de plus beau.

— Pas comme édifices, dit Ricard.

— Peu importent les édifices : ils ne suffisent pas, à eux seuls, à faire la beauté d’une ville.

— Sans édifices, mon cher, tu n’as pas de ville.

— Ne fais pas le sophiste. Je veux qu’il y ait, naturellement, quelques jolies rues, bien bâties et bien entretenues, comme la Grande-Allée, par exemple ; mais cela ne suffit pas. Tout l’art du monde ne peut parvenir qu’à faire une jolie ville : pour qu’une ville soit vraiment belle, d’une beauté qui parle à la fois au sens artistique et au cœur, il faut qu’elle soit, comme l’est Québec élevée sur un site pittoresque et historique.

— On peut difficilement trouver mieux sous ce rapport.

— N’est-ce pas. Tous ces vieux édifices et ces monuments. Ce panorama grandiose qui l’entoure.

— Il y a plus, dit Ricard : il y a, à vivre à Québec, un charme particulier, que j’ai déjà éprouvé.

— Certes, dit Giroux : on y est tellement en famille.

— Et puis, continua Ricard, c’est un incomparable foyer d’intellectualité. Quelle largeur d’esprit et quel enthousiasme, chez tous ! Je me rappellerai longtemps mes vieux maîtres de l’Université.

— C’est vrai, dit Édouard ; tu as fait un an d’université, là-bas.

— J’ai contracté là des amitiés et lié des relations qui dureront toute la vie et dont je serai toujours heureux de jouir.

Édouard pendant cette conversation avait terminé sa toilette.

Nous allons t’accompagner jusqu’où tu vas, s’il n’y a pas d’indiscrétion, dit Ricard.

All right.

Ils le reconduisirent jusque devant une maison dont toutes les fenêtres illuminées annonçaient la gaieté et le plaisir.

Un domestique lui dit que ces dames étaient là-chose fort superflue, car il les entendait causer et rire.

Au salon, il trouva madame et ses filles Gilberte, Adrienne et Germaine, et leur frère, Jean.

Quelques invités et invitées aussi, en petit nombre encore.

Il salua madame, s’inclina devant les jeunes filles et serra la main à Jean ; puis il s’assit à côté d’une jeune fille qu’il avait déjà eu le plaisir de rencontrer là.

En apparence tout à sa voisine, il parcourait le salon du regard et examinait les invités.

Un jeune garçon qui passait généralement pour « très chic, et très distingué, » débitait, à voix trop haute, des choses absolument niaises et de fort mauvais goût.

Les jeunes filles faisaient cercle autour de lui.

Il parlait maintenant de la derniére représentation donnée par une troupe américaine, où l’intrigue consistait surtout en danses et où les jambes des danseuses tenaient le premier rôle. C’était parfaitement idiot et dénué de sens commun. On n’en applaudissait pas moins.

Le jeune dude redoublait de faconde et de ridicule, et on lui lançait des regards tendres.

Au fond, le bon sens de plusieurs protestait ; mais s’exclamait : est-il fin ! parle-t-il bien !

Il avait conscience de son absurdité et continuait tout de même, se moquant des autres et de lui-même.

Un jeune homme interprète de l’attente générale, esquissait un pas de danse. C’en fut assez pour donner le signal. Les rares invités qui n’aimaient pas les exercices violents, — même avec une danseuse et au son de la musique, — se retranchèrent derrière les chaises.

Édouard invita bravement sa voisine et tous deux s’élancèrent dans le tourbillon.

Le spectacle que présentait à ce moment le salon était absolument joli et gracieux, et n’avait que le défaut d’être aussi absolument futile et de faire sauter de grandes personnes comme des enfants.

Celui qui eût proposé à aucun des couples qui tournoyaient là de se prendre par la main, le lendemain, et de se promener ainsi, sur la rue Sainte-Catherine ouest, eut été traité de mauvais plaisant et même de grossier personnage ; mais, ce soir, on tourne les bras entrelacés ; et c’est plein de bon sens et de chic. Les lumières et le piano aux entrainants accords rendent raisonnables et justifient tous les entrechats.

Enfin, les danseurs, haletants, reconduisirent les danseuses, s’éventant, à leurs sièges respectifs.

On cause.

Quelqu’un demanda de la musique.

Mademoiselle Gilberte, à qui s’adressait cette prière, protesta, — à tort, — qu’une autre s’acquitterait infiniment mieux qu’elle de la tâche de charmer les auditeurs ; puis, comme on insistait, elle acquiesça gracieusement et se mit au piano.

Pendant qu’elle rendait, fort bien, ma foi, un nocturne de Chopin, Édouard regardait la fête ; et, voyant les choses sous leur vrai jour, il se disait qu’il y avait là assez de garçons d’esprit et de gentilles enfants pour qu’on pût se divertir d’une façon infiniment plus intelligente, plus simple et plus agréable. — La mode est une terrible gâcheuse de tout ce qu’il y a de bon et de sain.

Le morceau de piano fini, on applaudit discrètement.

Alors, au milieu des conversations, la musique succéda aux déclamations et les déclamations à la musique.

Le jeune dude de tout à l’heure rendit, pas mal du tout, une pièce joliment indiscrète, — ce qui jeta un certain froid.

On pria Édouard de dire quelque chose, à son tour. Avec beaucoup de pathétique et de vérité, il dit Péri en Mer, de Botrel.

Par je ne sais quelle magie, une réaction se fit alors : le bon sens et le naturel, qui avaient paru totalement absents, revinrent peu à peu, à mesure que les diseurs d’inepties se fatiguaient, et on causa beaucoup plus simplement de choses plus intéressantes.

Le reste de la soirée se passa fort agréablement et le réveillon fut très gai.

Ce qui n’empêche pas, qu’en rentrant à sa chambre, après être allé reconduire une jeune fille, Édouard se félicitait d’avoir mieux que toutes les amitiés de surface et tous les plaisirs frelatés que nous offre la soi-disante bonne société.

Avant de se mettre au lit, il prit et relut plusieurs fois cette lettre, reçue le matin :
Mon cher Édouard,

Si vous m’aviez demandé la permission d’aller dans le monde et de vous divertir, alors que vous êtes loin de moi, ou si vous l’aviez prise sans la demander, comme vous auriez eu le droit de le faire, je n’aurais rien dit et j’aurais souffert.

Au lieu de cela, vous m’annoncez votre détermination de ne plus aller dans le monde et de vous contenter, pour toute distraction, de ma lointaine amitié. Soyez mille fois remercié de ce généreux mouvement, et soyez assuré que je vous en aimerai davantage.

Je crois qu’une telle preuve d’amour et de scrupuleuse fidélité nous rapproche encore plus, malgré les lieues de distance qui nous séparent.

Marie-Louise m’a lu la dernière lettre que vous lui aviez écrite ; et je préfère avouer l’indiscrétion dont nous nous sommes ainsi, toutes deux, rendues coupables, plutôt que de laisser passer sans vous en remercier toutes les bonnes choses que vous y dites de moi. — Ainsi, la prochaine fois, soyez sur vos gardes… et parlez plutôt en mal.

Vous me demandez à quoi je passe mes journées : heureusement que j’ai du ménage à faire et que maman me trouve souvent de l’ouvrage, car je les passerais peut-être à penser à quelqu’un que vous connaissez.

Comme vont les choses, au lieu de cela, je frotte et je nettoie, une partie de la journée ; il y a aussi la couture : de sorte que je me rends souvent au soir sans avoir eu une minute à moi.

Quand je suis libre, l’après-midi, je vais voir Marie-Louise. Souvent elle vient, elle aussi, et me tient compagnie, pendant que je travaille, — quand elle ne me donne pas un coup de main.

Les soirées, je les passe en famille, à rire, à causer, ou à faire de la musique.

Je vous attends pour chanter certaine chanson, que je ne pourrais, je crois, chanter sans pleurer, maintenant que vous n’y êtes plus.

Et, au milieu de toutes mes occupations, à toute heure du jour, et de la nuit, quand je me réveille, je pense à celui qui s’en est allé avec mon cœur ; et, en attendant les joies du retour, je suis heureuse et je vous aime.

Blanche.


Édouard songea au sommeil.

Il éteignit la lumière, sa lettre à la main ; puis, une fois sous les couvertures, il la glissa sur sa poitrine — et s’endormit avec son amour.