CHAPITRE XIX.

Sur la pente


Pendant que le père d’Édouard mourait et que lui-même, sous l’égide de l’amour, au matin de la vie, les yeux levés vers l’idéal, commençait résolument la journée de l’existence, les événements marchaient aussi dans le monde politique.

La lutte devenait de plus en plus ardente entre Ollivier, appuyé par les modérés et grand nombre des radicaux, et le parti radical ministériel.

Les journaux faisaient rage.

« L’Indépendant » faisait une guerre à mort à Ollivier — en dépit de toute sa prétendue indépendance — et le « Matin », l’organe ministériel avait, sur son compte, des articles stupéfiants par leur mauvaise foi et leur ineptie.

Édouard était à parcourir ces journaux et passait, dans son esprit, condamnation sur de semblables procédés.

On ne tentait guère de réfuter les accusations qu’Ollivier portait contre le gouvernement : c’eût été trop difficile. On s’en prenait à Ollivier lui-même et on tâchait, en l’amoindrissant, d’arrêter le succès de sa campagne.

Le stratagème manquait heureusement son effet, car ces personnalités tombaient à faux et les mensonges des journaux radicaux étaient vite démasqués par la « Justice », dont le tirage, signe de la faveur du peuple, augmentait rapidement, tandis que celui des feuilles opposées décroissait aussi rapidement, surtout celui du « Matin, » qui n’était plus que de la moitié de la circulation de la « Justice. »

On protestait que les accusations d’Ollivier étaient fausses, quand elles étaient appuyées sur les documents publics et les faits et irréfutablement confirmées par l’éclatante démission de Ravaut.

On l’accusait d’avoir des vues intéressées et ambitieuses, quand il venait de sacrifier, pour demeurer dans la politique provinciale, les deux mille cinq cents dollars de traitement de député aux Communes, et quand il eût pu, s’il l’eût voulu, être depuis longtemps ministre fédéral — quoi que pussent dire ceux qui affectaient de croire le contraire parce qu’ils n’avaient pas vu un acte de cette offre, rédigé par-devant notaire.

On osait l’accuser ainsi quand, depuis le début de sa carrière politique, il n’avait fait que se sacrifier et défendre les droits des minorités et ceux de la race canadienne-française.

On allait même jusqu’à le traiter de démagogue, lui qui ne faisait appel qu’aux plus nobles sentiments du peuple, et uniquement dans l’intérêt de la vérité et de la justice.

Enfin, suprême argument, — je passe les mensonges et les inepties trop fortes sous silence — on criait au péril national.

Vil bétail domestiqué !

Lafontaine s’est-il montré bien conciliant quand il a revendiqué les droits de la langue française et croît-on plus dangereuse, maintenant, l’affirmation de nos droits que ne l’ont été leurs revendications et leur conquête, de 1837 à 1847 ?

Édouard en était là de ses réflexions, quand sa maîtresse de pension vint lui porter une lettre qu’elle avait oublié de lui remettre plus tôt.

C’était une lettre de Blanche, — où il n’était nullement question de politique, mais uniquement d’Édouard et de leur cher amour.
Saint-Germain 25 fév., 190…

Mon Édouard chéri,

Je vois par vos lettres que vous vous intéressez fort à la politique ; pour n’en pas devenir jalouse je m’y intéresse, moi aussi, à votre suite. Associez-moi à vos projets et faites-moi part de vos espérances.

Je crois bien que si je tenais à avoir droit de vote, ce serait uniquement pour vous donner un vote de plus.

Nous aurons chacun notre part dans la vie active que vous semblez vouloir mener : vous, vous ferez de beaux discours, vous serez député, ministre ; moi, je serai là quand vous préparerez vos harangues et, quand vous les aurez prononcées, je serai, si vous le voulez, la « petite source » auprès de laquelle vous vous reposerez et à laquelle vous vous rafraîchirez.

Je n’ambitionnerai pas d’autre rôle, pleinement satisfaite, si la manière dont je le jouerai peut vous rendre heureux.

J’ai vu Marie-Louise ; nous avons longuement causé de vous. Si vous saviez quel charme j’éprouve maintenant, à pouvoir parler de vous, avec confiance et abandon, et le plaisir que j’ai d’entendre votre charmante petite sœur me conter comment vous étiez, à la maison, ce que vous faisiez et comme tous vous aimaient. Il me faut vous chérir beaucoup, pour vous aimer autant qu’on vous aime chez vous… J’espère que vous êtes satisfait de moi sous ce rapport.

Marie-Louise sait tout, maintenant. Si vous aviez vu comme elle était contente. Oh ! la chère petite fille… Si vous saviez comment elle m’appelle, quand nous sommes toutes seules, ensemble, toutes les deux…

Aussi, je l’aime de tout mon cœur… Autant, je suppose que vous aimez la politique.

Pardonnez-moi de vous taquiner comme cela ; je comprends et j’approuve vos goûts, — et vous me rendez bien heureuse en me les confiant.

J’imiterai votre exemple ; et ce sera sans la moindre répugnance et avec le plus entier plaisir que je vous confierai toujours tout ce que je fais et tout ce que je pense. J’aimerai mieux me faire gronder, plutôt que de vous cacher quelque chose.

Il fait bien beau, de ce temps-ci, et nous pensons, Marie-Louise et moi, au plaisir que nous aurions si vous étiez là pour partager nos longues promenades.

En attendant de vous avoir, nous vous désirons.

Recevez donc, avec son cœur, la pensée de
Votre Blanche.


Viennent maintenant les combats et Édouard sera sûr de trouver, après la bataille, quelle qu’en puisse être l’issue, joie et consolation.

On frappe ; c’est Ricard.

Quelles bonnes nouvelles, demande Édouard ?

— Tu crois aux bonnes nouvelles, toi. Tu es heureux. Moi, quand je n’en ai pas de mauvaises, ça me suffit.

— J’en ai eu assez de mauvaises, ces derniers mois, pour en désirer et en espérer, maintenant, de bonnes.

— C’est vrai. Et puis, avec ça, tu es d’un optimisme !… Je voudrais être comme toi.

— Alors, tu n’as rien de neuf ?

— Non ; je travaille un peu ; mais je n’ai encore aucune position fixe et définitive. Je me demande si je pratiquerai le droit.

— Tu ne serais pas le premier qui, une fois reçu, ait embrassé une autre carrière.

— Le journalisme me tenterait assez, si le niveau en était plus relevé qu’il ne l’est actuellement.

— Tu pourrais travailler à ce relèvement.

— Ce serait une belle tâche…

Ricard causa ainsi, quelques minutes, puis il dit : à propos, de quoi voulais-tu parler dans ta lettre ?

— Quelle lettre ?

— Celle que tu m’écrivais, à ton arrivée en ville, et dans laquelle tu me disais que tu avais une foule de choses à me dire, et une, entr’autres, toute particulière.

— Ah ! oui ; je voulais justement t’en parler. Tiens, lis.

Et il lui tendait la lettre de Blanche. Ricard lut, en marquant un vif étonnement.

« Je te félicite, mon cher : je ne te savais pas rendu si loin. »

Édouard lui confia alors tout ce qui s’était passé entre lui et Blanche, et lui fit part de ses sentiments.

Ricard écoutait, avec intérêt, mais avec, de temps à autre, une moue un peu décourageante.

— Alors, tu es pris.

— Et je ne chercherai certainement pas à me déprendre.

— Tu connais mes idées, sur ces choses-là !

— Un peu.

— En principe, je n’y crois pas…

— Tu n’es pas encourageant.

— … mais, en pratique, j’admets des exceptions ; je souhaite que tu en aies rencontré une.

— Oh ! tu peux en être certain.

— Alors, je te félicite de nouveau, mon cher. Crois à tout le plaisir que j’éprouve pour toi.

Puisque tu m’as montré cette lettre, dit Ricard, tu ne seras pas surpris que je t’en lise une, à mon tour. Ce n’est pas précisément une lettre d’amour, mais j’espère qu’elle t’intéressera quand même. C’est notre ami Giroux qui m’écrit.

Giroux écrivait :
Mon cher Ricard,

Pardonne-moi d’avoir tardé si longtemps à t’écrire ; mais j’ai été tellement occupé. Tu comprends, avec la session qui commence, je n’ai plus grand loisir.

L’ouvrage n’a pas coutume de m’effrayer ; mais, cette année, je n’ai pas le cœur à la tâche : j’ai beau ne pas partager les fautes politiques de mon ministre, n’avoir aucune initiative, et n’être qu’un employé irresponsable, il y a certains contacts qui répugnent. Il y a aussi des besognes qui salissent. Dieu me préserve de jamais donner mon concours à celles-là.

Avec la session, la vie renaît à Québec.

Les dîners et les réceptions se succèdent, et il arrive que je sois mêlé à ces fêtes, où mes devoirs officiels me font, quelquefois, remplir un rôle.

Que deviens-tu ?

Une fois les affaires dont tu t’occupes, maintenant, terminées, entreras-tu dans le docte corps des avocats ou dans la grande confrérie des journalistes ?

Je ne te vois pas bien t’astreignant à la routine de la procédure et je m’attends plutôt à te voir une plume à la main, — pas loin du fauteuil directorial.

Je te parlais, tout à l’heure, de besognes auxquelles je me refuserais : dans l’embarras où se trouve le ministère, on a recours à tous les expédients et à tous les procédés dignes et indignes. Si jamais on voulait m’employer à certaines missions et me faire faire quelqu’une des saletés qu’on commet journellement, ici, je m’y refuserais. On me connaît et on n’a pas encore osé me faire de telles propositions, ni me donner de tels ordres, mais je sens néanmoins que ma position ici est très précaire ?

Comment va l’ami Leblanc ? Fais-lui mes amitiés.

On m’appelle… je reviens terminer ma lettre, à l’instant…

…Hélas ! mon cher ami, ce que je prévoyais est arrivé. C’est fini. Je pars.

L’Hon. Potvin m’a fait appeler.

Quand je suis entré, il a renvoyé sa sténographe, m’a fait fermer la porte du bureau, m’a regardé fixement et m’a dit : vous avez déjà été dans le journalisme, Giroux ?

— Oui, monsieur.

— On me dit même que vous êtes très fort. Ollivier nous ennuie, de ce temps-ci, et nous n’avons personne qui puisse tenir tête aux journalistes qui écrivent dans la « Justice ». Ne voudriez-vous pas vous essayer contre eux ? Une série d’articles très forts contre Ollivier, par exemple ? vous êtes bon pour faire ça. Votre salaire courrait pareil, le temps que vous seriez ainsi employé ; et si ce travail devait vous occasionner quelques dépenses… inutile de dire que nous vous les payerions. — Ceci, avec un sourire entendu.

Je lui ai représenté que cela m’était impossible.

Alors, vous ne voulez pas.

— Je ne peux pas.

— C’est bien, monsieur ; sortez et dites au comptable du département de vous payer.

J’ai salué ; et me voici sans emploi.

Heureusement que j’ai mes entrées aux journaux.

Je vais aller à Montréal et je suis sûr que je pourrai y vivre, sinon richement, du moins sans être forcé de me traîner dans la boue.

Je serai à Montréal dans deux jours ; tu auras ma première visite.

Cordialement à toi.

Ton ami,
Bernard Giroux.

Qu’en penses-tu, demanda Ricard ?

— Quel noble caractère !

— Hein ! S’il y en avait plus comme cela.

— L’Honorable Potvin ne trouverait pas aisément des valets. J’ai hâte de le voir, ce brave Giroux.

— Moi aussi. Ah ! c’est un caractère.

— Je suis heureux de l’avoir connu, dit Édouard : les amis de cette trempe-là, on en n’a jamais trop.

Eh ! bien, au revoir, mon vieux, dit Ricard, en se préparant à endosser son paletot.

— Tu pars déjà ; attends un peu, je vais aller te reconduire.

Et les deux amis sortirent ensemble.