Éditions Édouard Garand (37p. 71-72).

VIII

L’EXÉCUTION.


Le soir le tribunal militaire siégeait, car le gouverneur voulait regagner Montréal dès le lendemain après l’exécution, si exécution il y avait.

Foissan fut amené devant ses juges. Pour la circonstance on l’avait revêtu d’un habit de velours noir, et l’italien parut si déprimé que dans l’esprit de ses juges sa culpabilité ne laissa pas de doute. Ses trois compagnons, dont le jeune de la Trémaille qu’on n’a pas oublié, donnèrent une déposition de peu de valeur, puis furent libérés à la demande de l’intendant-royal. Mlle Deladier ne put rendre témoignage, attendu qu’on l’avait trouvée évanouie dans ses fers. Mais les dépositions de Jean Vaucourt, des trois grenadiers, d’Héloïse de Maubertin, de Marguerite de Loisel et du vicomte de Loys amenèrent la condamnation de Foissan, sans qu’il fût nécessaire de recourir aux témoignages de Bigot et de Mme Péan. Disons que Vaucourt avait été, dès la veille de ce jour, reconnu innocent. Il avait été accusé par lettre anonyme d’avoir commercé avec l’ennemi, et il était dit dans cette lettre que l’accusateur et des témoins dignes de foi se présenteraient devant le tribunal. Mais on comprit que ce n’était que l’œuvre de lâches. Le tribunal termina la séance en condamnant l’italien à être exécuté publiquement à l’aube du jour suivant. Encore une fois, Bigot et sa bande avaient échappé, et Foissan payait pour tous.

Le jour suivant, à l’aube, toute la garnison enveloppait la Place d’Armes. À une extrémité on voyait douze soldats masqués et armés de fusils que commandait Vaucourt. Sur une estrade élevée à la hâte se tenaient le gouverneur, Lévis, Bougainville, La Bourlamaque et les autres officiers, ainsi que Mme Péan, qu’on voyait très pâle et tremblante. Son esprit avait l’air très préoccupé à voir ses regards inquiets se promener de tous côtés, comme si elle eût cherché quelqu’un. En effet, elle se pencha vers la Bourlamaque qui se trouvait près d’elle et demanda dans un souffle agité :

— Où donc est Monsieur l’Intendant ? je ne le vois pas !

C’est vrai, Bigot n’était pas là !

— Il lui a peut-être répugné d’assister à ce spectacle, répondit la Bourlamaque avec indifférence.

À cette minute, M. de Vaudreuil faisait un geste. L’heure avait sonné…

Disons que le ciel était gris et bas, de sorte qu’il ne faisait qu’un demi-jour. Mais le froid était tombé, et toute la nature reposait dans un calme lugubre.

Au geste du gouverneur, Aubray, l’ordonnance de Vaucourt, se dirigea vers le centre du fort et frappa à la porte d’une case. Cinq personnages se trouvaient là, debout et comme dans l’attente : c’étaient les trois grenadiers, l’aumônier du fort et le condamné. On voyait celui-ci mains liées derrière le dos et la tête tout encapuchonnée d’un châle de couleur sombre, de sorte qu’on ne voyait que sa veste, sa culotte de velours noir, ses bas blancs et ses souliers noirs.

Flambard commanda la marche.

L’aumônier tira la victime par un coin du châle, disant :

— Venez, mon ami, l’heure de paraître devant Dieu est venue !

Et, chancelant, le condamné suivit.

Pertuluis et Regaudin fermaient le cortège.

Celui-ci parut sur la place d’Armes au milieu d’un silence solennel. Tous les regards se rivèrent avec curiosité sur le condamné. On voyait l’homme trembler et grelotter de tous ses membres, à tel point qu’on s’attendait de le voir s’affaisser sur le sol. Pertuluis et Regaudin l’adossèrent à la palissade, face au peloton d’exécution, puis les deux grenadiers tirèrent leurs rapières et s’écartèrent.

Le prêtre alla se placer devant la victime, éleva un crucifix vers le ciel et prononça avec un accent funèbre :

— Seigneur, recevez votre pauvre créature et ayez pitié ! Qu’il repose en paix…

Il traça dans l’espace un grand signe de croix, et, récitant tout bas la prière des trépassés, s’éloigna de quelques pas.

Le condamné était maintenant une cible nette. Il ne cessait de grelotter. Le silence semblait s’être alourdi, on ne percevait pas même le bruit des respirations, et l’on eût dit qu’en ce moment tragique chacun des personnages présents retenait son haleine. Tous les visages étaient excessivement pâles. Seuls, les trois grenadiers demeuraient impassibles et conservaient leur physionomie ordinaire. Seulement, au coin des lèvres de Flambard on aurait pu surprendre l’ombre d’un sourire…

— Apprêtez, ! commanda Vaucourt à ses soldats.

Douze fusils furent épaulés…

Mais à l’instant même la voix d’une femme criait :

Arrêtez ! Arrêtez !…

La surprise secoua rudement tous les spectateurs, quand on vit Mme Péan sauter à bas de l’estrade et aller, en courant, se placer entre le peloton et le condamné.

Ne tirez pas ! reprit-elle avec un accent éperdu.

Puis elle courut au condamné.

— Arrière, Madame ! lui cria Flambard d’une voix terrible.

Jamais ! rugit Mme Péan en se pendant au cou du condamné. Qu’on me tue avec lui ! Feu ! Feu ! Jean Vaucourt… achevez votre œuvre infâme !

Le gouverneur fit un geste énergique et commanda :

— Soldats, abaissez les fusils !… Madame, ajouta-t-il, cet homme a été condamné, et lorsqu’il était temps de prendre sa défense, vous ne l’avez pas fait. Il est trop tard à présent, retirez-vous !

— Cet homme, Excellence, répliqua la jeune femme, n’a pas été condamné…

— Arrière ! rugit de nouveau Flambard en s’élançant vers Mme Péan pour l’écarter. Mais il était trop tard : la jeune femme venait de tirer de son corsage une dague à l’aide de laquelle elle coupait le châle.

Un cri de stupeur s’échappa de toutes les poitrines : on voyait émerger hors des débris du châle la figure blafarde de l’Intendant-Royal.

— Ventre-de-diable ! jura Pertuluis, la ribaude a fait rater le coup !

— Biche-de-bois ! murmura Regaudin, admiratif, ce que c’est que l’amour… comme ça vous donne un flair…

Une sourde rumeur courait dans la foule.

La voix de Flambard éclata soudain :

— Par les deux cornes de Lucifer !…

D’un bond prodigieux il sautait sur un parapet, se penchait sur la palissade et commandait sur un ton formidable :

— Feu ! Feu !…

À l’instant même, derrière la palissade plusieurs coups de feu éclataient avec fracas, puis un silence sinistre se faisait.

Alors le spadassin s’assit sur le faîte de la palissade, les jambes pendantes et le visage tourné vers l’estrade, puis il se mit à rire.

— Ah ! ça, grenadier Flambard, s’écria le gouverneur que l’étonnement bouleversait, voulez-vous bien nous expliquer ?

— Excellence, répondit le spadassin, la comédie est jouée… Voyez !

Il indiquait des soldats qui venaient d’entrer dans le fort et qui portaient sur un brancard un cadavre ensanglanté… c’était celui de Foissan !

Alors, on crut comprendre ce qui s’était passé.

Quant à Bigot, il venait de s’évanouir, et écrasé au pied de la palissade il demeurait inerte ; Mme Péan affaissée sur lui pleurait et sanglotait.

N’importe ! justice était faite, du moins en partie.

— Oh ! grondait Flambard à Jean Vaucourt quelques instants après, ils n’échapperont pas toujours, les gredins ! Par les deux cornes de Satan ! capitaine, je le jure, tous ces infâmes malandrins recevront leur châtiment, dussé-je crever à la peine !