Éditions Édouard Garand (37p. 72-74).

CONCLUSION.


Et tel que l’avait juré Flambard, les traîtres reçurent leur châtiment, comme il est relaté dans les mémoires du capitaine Vaucourt. Mais ce ne fut que deux années après.

M. de Lévis, tel qu’il en avait préparé les plans, avait, au printemps de 1760 mené ses troupes sous les murs de Québec. Le 28 avril il y gagnait contre les Anglais la deuxième bataille des Plaines d’Abraham, dite « Bataille de Sainte-Foye ». Les Anglais se renfermaient dans les murs et les Français, aidés des milices canadiennes, commençaient le siège de la cité. On attendait plus que jamais les secours réclamés de la France, secours qui auraient permis au Chevalier de Lévis de reprendre la capitale et de chasser les Anglais hors de la Nouvelle-France. Mais un jour on voyait apparaître devant l’île d’Orléans des navires anglais au lieu des navires qu’on espérait de France. Et ces navires portaient des soldats en quantité, des armes, des munitions, des vivres, si bien que l’ennemi ainsi renforcé pouvait enfermer les troupes françaises dans un cercle de fer et les anéantir. M. de Lévis leva le siège pour se retirer au Fort Jacques-Cartier et de là sur Montréal où il concentra toutes ses forces pour tenter un dernier effort contre un ennemi dix fois supérieur en nombre. Mais l’effort ne fut pas donné, il eût été inutile ; et au mois de septembre, un an après Québec, Montréal capitulait à son tour. Puis c’était le départ pour la France des troupes françaises, de leurs officiers, des fonctionnaires, des commerçants, de leurs bourgeoisie et de la noblesse… c’étaient près de dix mille cœurs bien français à qui il répugnait de vivre sous un joug étranger.

À ce moment, notre ami Flambard était déjà parti pour la France afin d’aller près du roi le supplier d’envoyer des secours à sa colonie. Ce fut après la bataille de Sainte-Foye, et Flambard avait dû filer à travers bois, monts et vaux, gagner la Louisiane puis le Mexique pour s’embarquer sur un navire espagnol. Il fut tellement retardé dans sa marche qu’il ne toucha le sol de France qu’au mois d’octobre, alors que Montréal avait déjà capitulé.

— Mais si Flambard était arrivé trop tard pour implorer des secours près du roi, il n’était pas trop tard pour demander la punition des traîtres et des prévaricateurs qui avaient sans trêve travaillé à la perte de la colonie.

Le roi parut content de se montrer redoutable justicier, et la plupart des adeptes de Bigot, et l’intendant lui-même, dès leur prise de terre en France, furent jetés à la Bastille en attendant que fut institué leur procès. Malheureusement, Louis XV, sur les perfides calomnies de Bigot, mit aussi M. de Vaudreuil dans les fers. Mais ajoutons de suite que, grâce à Dieu, il fut plus tard libéré et en partie exonéré, lorsqu’on connut toutes les intrigues louches et les turpitudes de l’intendant-royal.

Une cour spéciale de justice instituée par le roi en 1762 ne rendit ses arrêts contre les traîtres de la Nouvelle-France qu’en 1763. Le premier, Varin, fut forcé de rendre gorge puis chassé du royaume de France. Cadet dut aussi remettre au roi la plus grande partie de sa fortune mal acquise. Un jour, on vit l’ancien et munificent munitionnaire s’embarquer bien modestement à Marseille sur un navire à destination inconnue. Il était vêtu comme un pauvre homme, maigre, vieilli et cassé. Pénissault et Corpron, après un long séjour à la Bastille, furent remis en liberté ; mais ils en sortirent avec le mépris public et très pauvres, tellement ils avaient semé l’or pour leur défense. Le sombre et fourbe Deschenaux avait disparu dès la capitulation de Montréal, et l’on ne put jamais savoir au juste ce qu’il était devenu ; c’est pourquoi il fut condamné par contumace. Néanmoins, si l’on veut en croire certaines histoires, on aurait pu retrouver dix ans après le même Deschenaux à Paris où il vivait avec une femme de la noblesse tombée dans les bas-fonds. Il fut trouvé, un matin d’hiver, étranglé, le cou pris entre un coffre d’argent et le couvercle, sa tête pendante à l’intérieur. On attribua ce châtiment à l’amante qui avait disparu. Hughes Péan se perdit aussi dans le monde, après avoir été obligé de se dépouiller pour sauver sa liberté et sa vie. Enfin, quant à Bigot, de même que Varin, il vit tous ses biens confisqués, ses droits civils retranchés, et il fut chassé de France à perpétuité. On dit qu’il se réfugia en Suisse, puis de là en Italie où Mme Péan alla le rejoindre. Pendant deux ans ils vécurent dans une médiocrité telle qu’ils avaient honte de se montrer dans les réunions publiques. Puis, un beau jour, Mme Péan empoisonna son amant et partit en compagnie d’un jeune seigneur Piémontais. Ceci, nous ne le donnons qu’avec réserves… Mais chose certaine, les victimes de cette horrible bande de larrons étaient bien et terriblement vengées.

Disons, pour conclure, que Jean Vaucourt, demeuré au Canada, son pays, s’établit sur un beau domaine près de Charlebourg où avec sa femme et ses enfants il vécut très heureux, ne gardant au cœur qu’un chagrin ; la perte de la colonie par la France.

Le vicomte de Loys, retourné en France, avait épousé Marguerite de Loisel, et tous deux furent des privilégiés de la cour de Versailles.

Et Flambard ?… Il mourut de vieillesse sur les bords aimés du Rhône. Il eut pour pleurer et prier sur sa tombe Jean Vaucourt, Héloïse de Maubertin et leur cinq enfants. Car, ayant appris la grave maladie du spadassin, nos amis s’étaient hâtés de traverser la mer pour aller recevoir le dernier soupir de cet audacieux bretteur qui les avait aimés autant que peut aimer un père.

L’ancienne cabaretière, la mère Rodioux, mourut à Québec en 1765 léguant son fonds de commerce et les écus amassés à sa servante fidèle Rose Peluchet. Celle-ci épousa en 1767 ou 1768 un grenadier d’origine écossaise… Était-ce en souvenir des trois grenadiers qu’elle avait tant admirés ? Mais le fait n’est point bizarre ; on sait qu’un grand nombre d’Écossais, de Suisses et d’Allemands restés au pays après la guerre de Sept Ans et les guerres de l’indépendance américaine, préférèrent épouser des canadiennes que des anglaises ou femmes d’autres nationalités, de sorte qu’ils contribuèrent à l’accroissement de notre race à laquelle ils s’assimilèrent pour la plupart si parfaitement, qu’aujourd’hui on ne pourrait dans nombre de nos paroisses canadiennes séparer leurs descendants du reste de la race… ce n’est plus qu’un même corps et qu’une même âme.


Terminons enfin ce récit par une courte note sur les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin. Quelques années après la cession du pays à l’Angleterre, Jean Vaucourt avait appris par une lettre du vicomte de Loys que les deux bravi s’étaient signalés sur les champs de bataille de l’Europe. Puis dans les Mémoires du capitaine Vaucourt on trouve que plus tard, bien plus tard, lorsque le Chevalier et son digne Écuyer furent devenus, par vieillesse, incapables de manier la grenade et la rapière, tous deux réunirent leurs économies et s’établirent aubergistes. Pendant de longues années encore ils purent vider maints carafons sans cesser non plus de jurer de terribles « Ventre-de-diable » et d’aigres « Biche-de-bois »…


FIN.