Éditions Édouard Garand (37p. 68-70).

VII

OU CHACUN REPREND SON RÔLE.


Le lendemain de ce jour, sur la fin de l’après-midi, la porte du fort était tout à coup enfoncée et trois hommes, trois géants, pénétraient dans l’enceinte. Deux de ces géants criaient à tue-tête :

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

Sur la Place d’Armes M. de la Bourlamaque passait en revue une troupe d’infanterie.

L’arrivée tempétueuse des trois grenadiers sema l’effroi parmi la garnison qui accourut se ranger en ordre de bataille sur la Place d’Armes. Or, Flambard était là, devant M. de la Bourlamaque, il était là avec ses deux gardes-du-corps, et tous trois avaient la rapière nue à la main.

— Monsieur de la Bourlamaque, disait Flambard, excusez-nous… mais on arrive et on entre comme on peut. Car, voyez-vous, je suis pressé. J’apprends des choses si extraordinaires qui appellent mon attention que je sens des ailes me pousser. Or, Monsieur, vous êtes un gentilhomme que je respecte, mais d’un autre côté le capitaine Vaucourt est un ami que j’aime et, de plus, il est un des meilleurs sujets du roi Louis XV ; et ceci étant, et s’il est vrai que vous avez pris au capitaine son épée, j’ai l’honneur de vous prier de la lui rendre et séance tenante !

La voix nasillarde de Flambard éclatait dans l’air bleu et sec comme des coups de pistolets. Il l’avait dit lui-même, il était pressé, et il n’avait point le temps de choisir les formules de la politesse. Car déjà il avait décidé de faire rendre à Vaucourt son épée, puis de reprendre à toute chevauchée la route de Montréal afin d’aller s’enquérir sur ce qui s’y passait d’étrange.

— Monsieur, répliqua froidement la Bourlamaque, je sais qui vous êtes et je ne voudrais m’offusquer de vos paroles, et je m’imagine bien, au surplus, que vous ignorez une chose.

— Et laquelle ?

— Que j’agis ici sur les ordres de Son Excellence le Gouverneur et de M. de Lévis, général-en-chef.

À cet instant Vaucourt paraissait suivi du vicomte de Loys, d’Héloïse de Maubertin et de Marguerite de Loisel.

— Comme soldat, Monsieur, et comme gentilhomme, poursuivait l’officier, j’exécute à la lettre les ordres qu’on me donne. Donc, je parle au nom de M. de Vaudreuil et de M. de Lévis.

— Et moi, riposta le spadassin, je parle au nom du roi de France, Louis quinzième du nom ! Là ! Et je dis : soldats de cette garnison, vous n’avez qu’un chef ici, qu’un commandant, le capitaine Vaucourt !

— Prenez garde, Monsieur ! cria la Bourlamaque indigné.

— Et j’ajoute, continua Flambard sans sourciller, car je suis pressé, que M. de la Bourlamaque va rendre sur-le-champ au capitaine Vaucourt son épée !

— Jamais ! cria la Bourlamaque.

— J’ai parlé ! répliqua Flambard, menaçant.

— Soldats ! commanda l’officier.

— Arrêtez, Monsieur, par les deux cornes de Lucifer ! Ces soldats n’obéissent qu’à leur commandant ou à moi !

Mais les soldats et officiers qui avaient accompagné au fort M. de la Bourlamaque vinrent se ranger près de lui l’épée à la main.

— Grenadiers ! commanda alors le spadassin à ses deux gardes-du-corps.

— Nous sommes là ! répondit Regaudin.

— Gare, ventre-de-cochon ! vociféra Pertuluis en brandissant sa rapière, car nous perforerons toutes les tripes récalcitrantes !

Flambard remit sa rapière au fourreau et marcha à La Bourlamaque.

— Votre épée, Monsieur, au nom du Roi ! ordonna-t-il.

La Bourlamaque jeta un coup d’œil autour de lui et comprit que toute la garnison, en effet, n’obéirait qu’à cet homme ou au capitaine Vaucourt.

— C’est bien, répondit-il avec dédain, mais M. le gouverneur et M. de Lévis jugeront !

— Pardon, Monsieur ! rétorqua le spadassin. Il n’est qu’un homme qui puisse juger, et c’est le roi !

Et, prenant l’épée que lui tendait l’officier, notre héros alla la présenter à Vaucourt, disant :

— Capitaine, voici : vous êtes le maître comme avant !

Tous les soldats de la garnison acclamèrent Vaucourt et son ami par des cris délirants.

Mais déjà Jean Vaucourt s’approchait de M. de la Bourlamaque qui, pâle, demeurait bras croisés et immobile, et disait :

— Reprenez votre épée, Monsieur, tandis que je reprends mon commandement en attendant que l’énigme ait été tirée au clair.

Des sentinelles, tout à coup, placées sur les parapets se mirent à crier et à gesticuler.

— Une troupe… disaient-elles, une troupe venant du côté des Trois-Rivières !

Flambard et Vaucourt montèrent à la hâte sur l’un des parapets, pendant que les autres étaient envahis par la foule des soldats curieux. En effet, en bas des hauteurs et par dessus la cime des sapins, on pouvait apercevoir, traversant un vallon à un mille de là environ, une troupe de cavaliers. Mais derrière la troupe venaient quatre ou cinq traîneaux qui à leur tour étaient suivis par une autre troupe de cavaliers. On ne pouvait, à cette distance, reconnaître ces gens, mais on s’imaginait bien que ce n’étaient pas des ennemis. Tout à coup trois coups de clairon retentirent dans l’espace et ces coups de clairon étaient jetés par l’un des cavaliers de la troupe inconnue. Mais ce nom de suite circula :

— Le Gouverneur !

En effet, c’étaient bien les trois coups de clairon qui annonçaient l’arrivée du gouverneur chaque fois que celui-ci approchait d’une ville ou d’un fort. Aussitôt, Jean Vaucourt donna les ordres nécessaires, et en peu de temps toute la garnison était sous les armes et rangée en ordre de parade sur le chemin de ronde, de la porte de la palissade à la Place d’Armes. Puis, sur un nouveau commandement du capitaine, douze coups de canon furent tirés pour saluer le représentant du roi.

Une demi-heure après, le gouverneur, accompagné de M. de Lévis, de Bougainville et de plusieurs officiers supérieurs, entrait dans le fort avec sa suite que transportaient cinq traîneaux. Mais grande fut la surprise de nos amis Vaucourt et Flambard en voyant sauter hors du dernier traîneau Bigot et Mme Péan. Oui, Bigot apparaissait avec un sourire hautain à ses lèvres, sourire qui s’amplifia lorsque les regards de l’Intendant-royal se posèrent sur le spadassin. Mais s’il y avait là Bigot, on n’y voyait ni Varin, ni Cadet, ni Péan, ni Deschenaux. Puis, à son tour, l’escorte qui comptait cent cinquante cavaliers pénétra dans l’enceinte fortifiée.

M. de Vaudreuil, après avoir quitté son traîneau, demanda à Vaucourt qui s’approchait pour le saluer :

— Est-ce vous qui êtes le commandant, Monsieur ? Je croyais que c’était M. de la Bourlamaque !

Disons que ce dernier était là à quelques pas seulement et que M. de Vaudreuil l’avait aperçu ; aussi le gouverneur s’était-il étonné de voir s’avancer le capitaine au lieu de M. de la Bourlamaque.

Jean Vaucourt demeura un moment interloqué.

Mais de suite Flambard, avec son audace accoutumée, intervint :

— Excellence, il n’est en ce fort d’autre commandant que le capitaine Vaucourt, votre dévoué serviteur !

— Oh ! oh ! fit Vaudreuil avec un accent courroucé.

— Que signifie ? s’écria M. de Lévis sur un ton sévère. Est-ce que le capitaine Vaucourt n’a pas été relevé de ses fonctions ?

— C’est possible, répliqua aigrement Flambard. Mais s’il a été relevé, c’était bien à tort et par des gens encore qui n’avaient pas l’autorité de le faire.

— Prenez garde, grenadier Flambard ! s’écria M. de Vaudreuil sur un ton plein de menace ; prenez garde ! car cette autorité fut la mienne et celle de Monsieur de Lévis !

— Excellence, j’en suis fâché, rétorqua Flambard avec une certaine hauteur, mais je dois vous déclarer de suite et sans ambages que le capitaine Vaucourt a préféré se soumettre avant tout à l’autorité du roi !

— Du roi ! fit de Vaudreuil avec la plus grande stupeur.

— Hé ! Monsieur, s’écria Lévis, que vient faire ici le nom du roi ? Monsieur Flambard, ajouta-t-il, sur un ton concentré, à la fin notre patience se lasse. Sachez bien que nous représentons le roi !

— Après moi, seulement, Monsieur le général, repartit le spadassin sur un ton terrible. Le premier, j’ai cette autorité du roi, et au nom du roi j’ai réinstallé le capitaine Vaucourt dans son commandement ! Et au nom du roi — et je vous dis que ma patience à moi aussi se lasse — oui, au nom du roi et si l’on continue à donner libre champ aux traîtres et à jeter dans les fers les fidèles sujets de Sa Majesté… oui, par les deux cornes du diable ! au nom de cette Majesté je vous fais tous mettre en charpie à coups de canons ! Grenadiers !… clama-t-il aussitôt de sa voix éclatante.

Et mettant la rapière à la main :

— Oui, par les deux cornes de Satan ! vous allez voir céans qui commande ou qui ne commande pas ! Grenadiers !…

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

L’arme au poing, rugissants, Pertuluis et Regaudin fendirent la foule et vinrent prendre place aux côtés de Flambard. Et l’étonnement médusait la foule, et tous les yeux s’attachaient avec une admiration inouïe sur le spadassin.

— Et pour vous prouver, Messieurs, continuait Flambard de sa voix qui, maintenant, éclatait comme des coups de foudre, que nous sommes tous loyaux sujets du roi…

— Eh bien ! Jean Vaucourt, capitaine canadien et fidèle et dévoué sujet de Sa Majesté le roi de France, commandez en tête les trois grenadiers, et à Québec et à nous seuls allons chasser les Anglais, et malédictions sur les lâches et les traîtres ! Grenadiers, alerte ! Pour le Roi ! Pour la France ! Pour la Nouvelle-France !

— Marche ! commanda Vaucourt en tirant l’épée et se plaçant à la tête des trois grenadiers disposés à la file.

Le spadassin se tourna vers les soldats ébaubis.

— Et quels sont d’entre vous, soldats du roi de France, les braves qui suivent les trois grenadiers et leur capitaine canadien ?

Alors, chose curieuse, tous les soldats de la garnison sans un mot, sans un murmure, mirent le fusil sur l’épaule et sur six hommes de front marchèrent à la suite des grenadiers qui, précédés par le capitaine Vaucourt, se dirigeaient vers la porte de la palissade demeurée ouverte.

Une voix d’homme s’éleva à cette minute :

— Et moi aussi j’en suis… Vive le Roi !

À la stupeur générale on vit le vicomte de Loys, une épée à la main, venir prendre place immédiatement derrière Regaudin.

Mais de suite une voix de femme éplorée suivait la voix de l’homme :

— Jean Vaucourt !… Jean Vaucourt !…

C’était Héloïse qui, éperdue, accourait.

— Oh ! oui, arrêtez-le, Madame, murmurait M. de Vaudreuil, dites-lui que nous irons tous à Québec, mais plus tard !

Et la jeune femme alla porter à son mari les paroles du gouverneur.

Du regard le capitaine consulta le spadassin.

Lui esquissa un sourire ambigu et à toute la troupe, commanda :

— Halte, soldats du roi ! Présentez les armes à votre gouverneur et à votre général !

Et toute la troupe obéit…

Le gouverneur, M. de Lévis et tous les officiers demeuraient interdits par l’audace de Flambard et le prestige qu’il exerçait sur les soldats.