Éditions Édouard Garand (37p. 32-38).

VII

LES COMÉDIES DE L’AMOUR.


Nous avons laissé Hughes Péan, à table, après la sortie de sa femme, et nous nous rappelons comment, après un court et fort curieux soliloque, il s’était remis à boire et à manger.

Disons ici que Péan tenait pas mal du Cadet et de plusieurs autres paillards de sa clique : il aimait le vin et l’eau-de-vie, et chaque fois que les convenances ne s’y opposaient pas, il s’enivrait tout autant que l’eussent pu faire dix Anglais. Naturellement, il perdait en gagnant de l’ivresse son air digne, prétentieux et arrogant, et il retournait assez vite aux façons de la bête repue, car Péan et d’autres avaient toute l’apparence d’avoir été engendrés de certaine bête d’une origine inconnue.

Il se mit donc à boire, à boire plus qu’à manger… et tout en méditant, tout en retournant dans son cerveau d’occultes projets, et tout en gardant à ses lèvres un sourire d’amère ironie. Et il pensait aux amours de sa femme… peut-être pensait-il plus aux siennes ! En tout cas, dix heures sonnèrent qu’il était encore à table vidant rasades après rasades. Les joues ardentes et plissées, les yeux plissés, la bouche plissée, le menton plissé, tout le corps plissé et enfoncé dans le fauteuil, il semblait vivre dans la plénitude du contentement.

Tout à coup, un heurt discret se produisit dans une porte.

À ce bruit, Péan leva légèrement la tête et amplifia son sourire ironique.

— Allons ! allons ! cria-t-il, la langue pâteuse… pas tant de cérémonie, ma chère amie, je suis encore là et toujours seul. Entrez ! Entrez !

Il acheva de boire une coupe de vin.

Et la porte, par laquelle était sortie Mme Péan, s’ouvrit craintivement, et dans l’entre-bâillement parut un visage futé, rougeaud et mignon qu’encadrait un châle de couleur sombre. C’était une belle enfant qui, souriante, un peu émue et confuse, s’avança de quelques pas sur la pointe des pieds. Pertuluis et Regaudin auraient été joliment étonnés de reconnaître cette jolie servante de l’auberge de France, la Friponne, qui, au gré de Regaudin, s’était fiancée un peu trop tôt. Mais cette apparition ne parut pas moins surprendre Péan qui se leva d’une pièce en faisant entendre un grognement indistinct. Mais il s’abattit aussitôt, sur son fauteuil, ses jambes engourdies par l’ivresse et l’inactivité refusant de le supporter.

— Ah ! ça, bredouilla-t-il qui m’arrive ? N’est-ce pas la ravissante Friponne… cette petite chouette exquise ?… Et moi qui croyais voir entrer ma Furie !

— Chut ! monsieur… souffla mystérieusement la servante qui s’était arrêtée à mi-chemin entre la porte demeurée entr’ouverte et la table.

— Eh ! Eh ! que signifie tout ce mystère ? s’écria Péan, la voix haute et zézayante. Viens m’embrasser, Friponne !

— Monsieur ! Monsieur ! protesta la jeune fille avec plus d’émoi et en reculant de crainte instinctive.

— Je t’ai dit de venir m’embrasser, ricana Péan. Est-ce que cela te fait peur, Friponne chérie ?

— Monsieur… je suis fiancée !

— Mais tu n’es pas mariée ?… Au diable ton marmiton d’enfer ! Voyons, viens…

Il tendait ses bras.

— Mais… monsieur vous allez me trahir et vous trahir… Ne parlez donc pas si haut !

Péan se mit à rire. Puis, à voix basse, imitant l’accent de la jeune fille, esquissant des mimiques enfantines et idiotes, il reprit :

— Viens m’embrasser… viens m’embrasser !

La servante reculait.

— Ah ! ça, tu t’en vas déjà ? Pourquoi es-tu venue ?

Et Péan, cette fois, perdait ses sourires et fronçait les sourcils.

— Monsieur, c’est une communication que je venais vous faire. Si vous n’êtes pas plus sage, je m’en vais !

Elle se trouvait maintenant près de la porte et n’avait plus qu’un pas à faire pour la franchir.

Voyons, reprit Péan, avec une certaine bonhomie et en faisant un effort pour retrouver ses facultés mentales, explique-moi bien vite tout ce mystère dont tu sembles t’entourer à dessein. Tu as dit… une communication ?…

— Oui, Monsieur… de la part de Mademoiselle Deladier !

Péan se leva et il réussit cette fois à se maintenir debout.

— De Mademoiselle Deladier !… murmura-t-il surpris et tremblant.

— Mademoiselle Deladier vient d’être enlevée, Monsieur !

— Enlevée !… Par qui ?

Et comme si cette nouvelle inattendue l’eût frappé au cœur, Péan chancela et manqua de retomber sur son siège.

— Enlevée par deux gentilshommes, Monsieur !

— Des gentilshommes ?… Tu es folle, Friponne ! Tu veux dire des manants, des ribauds, des…

— Je vous assure, Monsieur. Moi-même je leur ai servi à boire ce soir à l’hôtellerie.

— Sais-tu leurs noms au moins ?

— Le Chevalier de Pertuluis et…

— Pertuluis ! cria Péan en sursautant. Pertuluis… l’associé de Flambard !

— Je crois que oui, Monsieur.

— Et il a enlevé Mademoiselle Deladier ?

— Aidé de son écuyer le sieur de Regaudin !

— Regaudin… Ah ! par Notre-Dame, est-ce que je fais un rêve ? Mais qu’ont-ils fait de mademoiselle De…

— Ils l’ont emportée au Fort Jacques-Cartier.

Péan fit entendre un grondement terrible et bondit comme s’il allait se jeter sur quelqu’un. Prise de peur, la servante franchit le seuil de la porte, repoussa celle-ci durement et disparut.

Péan s’élança vers la porte qu’il ouvrit, criant :

— Minute ! Minute, Friponne !

Mais la jeune fille avait disparu tout à fait.

Péan courut alors à un timbre sur lequel il asséna plusieurs rudes coups de marteau.

Un valet survint en courant.

— Mon manteau… mon épée… ma carriole… commanda-t-il d’une voix retentissante. Et deux gardes… non, quatre gardes… non, dix !

Bientôt la maison était sens dessus dessous et cinq minutes s’étaient à peine passées depuis le départ précipité de la Friponne, que Péan, accompagné de quelques gardes à cheval, était emporté dans sa carriole.

Où allait-il ? Il avait commandé à son cocher :

— Chez Monsieur l’intendant… et dévore l’espace !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si, peu après le départ de Péan, nous pénétrons dans le boudoir de Mme Péan, nous retrouvons celle-ci, calme et souriante, jolie à croquer et habillée encore de sa robe de soie bleue que nous lui avons vue au souper, mais moins la fourrure d’hermine. Car là, dans ce boudoir, il fait tiède et bon. Une belle cheminée de marbre y est établie et la flamme du merisier et du sapin pétille et répand des émanations agréables à l’odorat.

La jeune femme vient de percevoir les bruits qui ont précédé et accompagné le départ de son mari. Quand tous ces bruits se sont tus, elle écoute encore, une main posée sur sa poitrine comme pour en réprimer les battements. Une fois que le silence s’est fait de toutes parts, elle ébauche un sourire triomphant et, énigmatique à la fois, et sa belle poitrine exhale en même temps un long soupire d’allègement. Puis elle tourne gracieusement sur elle-même, court à une psyché, s’y regarde, s’y contemple… elle tripote ça et là son corsage… arrange sa haute et magnifique coiffure châtaine, puis d’un pas mutin et doux, car ses pieds sont chaussés de petite mules de satin blanc qui glissent sans bruit sur l’épais tapis, elle va repousser une lourde tenture qui masque une porte qu’elle ouvre précieusement.

Là, attend un personnage magnifiquement vêtu, perruqué et poudré. Il sourit avec une grâce quasi féminine.

— Entrez, Monsieur l’Intendant, murmure la jeune femme en faisant une jolie révérence. Hughes est parti… il vient de partir ! ajoute-t-elle avec un pli moqueur à ses lèvres.

Et l’Intendant Bigot entre… précieusement, royalement, secouant de son fin jabot de dentelle des Flandres quelques grains de tabac qui s’y sont irrévérencieusement posés.

— Ah ! ma chère amie, chuchote l’intendant en entourant de son bras gauche la jolie taille, combien j’avais hâte de vous revoir ! Vingt fois cet hiver j’ai commandé ma voiture pour accourir à vous, mais vingt fois sont survenues à l’improviste des affaires si sérieuses qu’elles m’ont retenu de force…

— Et cette fois-ci ? minauda interrogativement Mme Péan en abandonnant sa belle tête sur l’épaule de Bigot.

Cette fois-ci… sourit, Bigot avec ambiguïté

Il fit une courte pause pour plonger son regard dans les yeux de la jeune femme.

— Voyez, reprit-il sur un ton badin, comme les Dieux de l’Amour sont capricieux et contrariants ! Cette fois-ci j’allais venir à vous… expressément pour vous, lorsque soudain Monsieur de Vaudreuil me dépêche…

— Alors, c’est donc pour affaires encore…

— Hélas ! mais je me suis bien juré de vous donner un moment… Vous voyez que je tiens parole !

— Rien qu’un moment ? fit la jeune femme avec un petit air désappointé.

— Que voulez-vous, chère aimée ? Nous vivons dans une tourmente qui nous emporte malgré toute notre volonté de résister. Je ne suis venu que d’hier, et je repars cette nuit même…

— Seul ? demanda un peu ironiquement la jeune femme en scrutant les regards demi voilés de l’intendant.

Celui-ci garda un moment le silence soutenant hardiment le regard jaloux de l’amoureuse. Puis, se mettant à rire, il reprit :

— Asseyons-nous, voulez-vous ? Nous avons tellement de choses à nous dire…

Il l’entraîna vers un tête-à-tête posé devant l’âtre. Comme elle allait s’asseoir, elle demanda :

— Voulez-vous, Excellence, que j’éteigne ce candélabre ?

Bigot hésita une seconde et répondit évasivement :

— Mon Dieu… si cette clarté fait mal à vos beaux yeux…

Mme Péan courut souffler les bougies bleues, et le boudoir ne fut plus qu’à demi éclairé par les courtes flammes du foyer. Cela fait, elle revint, toujours courant, s’asseoir près de l’intendant contre qui elle se tassa amoureusement, demandant d’une voix balbutiante et timide :

— Vous ne m’aimez donc plus, Monsieur l’intendant ?

Bigot tressaillit et la regarda profondément.

— Quoi vous fait poser une pareille question ?

— Le délaissement en lequel vous m’abandonnez depuis l’automne dernier.

— Mais il faut bien que je vous laisse un peu à votre mari. Ne savez-vous pas que ce pauvre Péan est en train de crever de folle jalousie ?

— C’est vrai. Mais peut-être pêche-t-il moins que vous, Excellence.

— Que moi !… Que voulez-vous dire, chère ?

— Que Péan, s’il me trompe souvent, très souvent même, m’accorde au moins ses attentions de temps à autre, tandis que vous…

— Oui… mais moi, chère belle reine, c’est différent. Vous savez bien qu’un intendant-royal n’a pas les libertés qu’il désire.

— À Québec, vous trouviez bien le moyen de les prendre ces libertés ?

— Mais je suis maintenant à Ville-Marie !

— Et moi, aux Trois-Rivières où je suis seule, où je m’ennuie, où je m’étiole, où je meurs…

— Mais non, mais non, vous êtes toujours divine…

— Et vous, ô mon prince, vous prétextez des affaires… Et moi si je suis seule ici en ce bouge, vous à Ville-Marie vous avez…

— Chut ! Chut ! mon ange adoré…

— Non ! Non ! avouez donc qu’à Ville-Marie vous avez bien des jolies femmes ?

— Pas une, vous le savez bien, n’a vos charmes ni votre jeunesse exquise…

— Sauf, peut-être, la petite Deladier ?

Bigot fronça les sourcils.

— Oh ! oh ! ma chère, s’écria-t-il avec une certaine rudesse, que signifie cette sotte allusion à une petite fille de marchand, que j’ai prise simplement sous ma protection, depuis que son père a été avec la garnison de Québec expédié en France ?

— Vrai ? La pauvre enfant ! soupira hypocritement la jeune femme. Mais n’empêche qu’on la dit jolie et amusante…

— Oh ! Mon Dieu… il ne faut rien exagérer. Elle est joliment espiègle !

— Vous ne l’aimez donc pas ?

— Moi… Mais elle m’ennuie, elle m’agace… Une fois que nous serons débarrassés des Anglais, que le fleuve sera libre, je la renverrai à son père, à moins que le sieur Deladier ne revienne en Nouvelle-France refaire son commerce anéanti.

Un silence s’établit, silence uniquement troublé par le pétillement des flammes qui baissaient et qui, de ce fait, projetaient moins de clarté dans le boudoir.

Mme Péan se pressa encore contre la personne de l’intendant, et d’une voix mourante et lui tendant sa gorge admirable :

— Vous ne voulez donc pas m’aimer ce soir ? demanda-t-elle.

Bigot tressaillit encore visiblement.

— Mais je vous jure que je vous aime… que je vous aime toujours !

Elle haussa ses lèvres vers celles de Bigot.

Lui s’écarta légèrement.

— Vous êtes folle, mon amie, souffla-t-il. Il faut être sage… Qui sait si Péan…

— Oh ! vous ne m’aimez plus… vous ne m’aimez plus, Monsieur ! Je le vois bien, je le sens, je le devine… Vous me repoussez… oui, dites que vous me repoussez ?

— Tranquillisez-vous, pour l’amour de Dieu !

— Non ! Non ! vous ne m’aimez plus. Oh ! tout ce que vous dites n’est certainement pas vrai. Cette petite Deladier… Voyons ! avouez… avouez, je souffrirai encore moins !

Et, palpitante, elle entourait de ses bras le cou de l’intendant.

Lui, doucement, saisit les deux bras et écarta les jolies mains qui commençaient à serrer son cou.

— Vous m’aimez vraiment trop, chère belle, fit-il railleusement… vous m’aimez à m’étouffer !

— Moi, mais je me suis donné à vous !

Tout à coup Mme Péan bondit, courut à la crédence, prit une mèche de cire vint l’enflammer à l’âtre, puis retourna vivement allumer le candélabre.

— Que faites-vous donc, ma belle ? s’écria Bigot en se levant avec surprise.

— Vous allez voir, Excellence !

Elle frappa durement un timbre d’or.

Une servante parut.

— Eh bien ! demanda Mme Péan, avez-vous des nouvelles ?

— Hélas ! Madame, aucune, répondit la servante. Non, Madame, on ne l’a pas retrouvée…

— Mais qui donc ? interrogea Bigot avec un accent, curieux et étonné à la fois.

— Quoi ! vous ne saviez pas ? fit Mme Péan, moqueuse, en se retournant vers l’intendant. Eh bien ! Mademoiselle Deladier…

Elle fit une pause.

— Mademoiselle Deladier, bredouilla Bigot en chancelant.

Pour la première fois cet homme si fort, si maître de soi, se troublait… et il se troublait très visiblement.

— Hélas ! oui, Excellence, acheva Mme Péan avec une hypocrite compassion, on l’a enlevée ce soir !

À cette nouvelle, Bigot, comme détendu par un ressort puissant, fit un bond énorme jusqu’à la servante qu’il saisit brutalement aux bras.

— Veux-tu répéter ce que dit cette femme ?… Voyons…

— Monsieur l’intendant… Monsieur l’intendant… gémit la servante, vous me faites mal…

— Parle ! gronda sourdement Bigot.

— Hélas ! ce n’est que trop vrai… Deux grenadiers de Flambard et de Jean Vaucourt ont enlevé Mademoiselle Deladier pour la conduire au Fort Jacques-Cartier !

Alors, l’intendant abandonna la servante, et retrouvant par un effort inouï de sa volonté tout son calme, il se mit à rire candidement en se tournant vers Mme Péan, interdite.

— Ah ! madame, fit-il, suis-je un peu oublieux ?…

Il fit un signe à la servante pour lui enjoindre de se retirer. Lorsque celle-ci eut obéi à l’ordre, il s’approcha de Mme Péan qui demeurait tout abasourdie, et dit tout en souriant d’une façon énigmatique et satanique peut-être :

— Eh bien, oui, chère aimée, c’est moi qui ai donné l’ordre d’enlever Mademoiselle Deladier et de la conduire au Fort !

— Vous ! s’écria Mme Péan qui chancelait de stupeur.

— En effet. Ayant appris que son amant y avait été capturé…

— Foissan ?

— Vous le nommez vous-même, Madame. Donc, ayant appris que son amant y avait été fait prisonnier et qu’il allait y être condamné à mort, j’ai donné ordre que Mademoiselle Deladier y fût conduite, de gré ou de force, afin qu’elle pût recevoir ses dernières volontés…

Et tandis que Mme Péan, au comble de la stupéfaction, chancelait de plus en plus, l’intendant s’inclinait cérémonieusement et reprenait :

— Madame, je regrette de vous quitter sitôt, mais il importe que j’aille à des affaires que j’ai négligées pour venir déposer mes hommages aux pieds de votre adorable personne…

Et gracieusement, dignement aussi, il marcha vers cette porte par laquelle il était venu.

Mais derrière lui un rugissement se fit entendre. Bigot se retourna, surpris. À l’instant même, Mme Péan bondissait comme une panthère, se ruait contre la porte, s’y appuyait du dos, et l’œil en feu, la gorge palpitante, terrible, elle grondait :

— Vous ne sortirez pas !

— Ah ! ah ! sourit l’intendant en croisant les bras.

De chatte taquine et amoureuse Mme Péan s’était subitement transformée en hyène féroce.

— Vous ne sortirez pas, répéta-t-elle sur un ton résolu et farouche. Car vous êtes un menteur, et vous n’aurez pas la chance de courir après Mademoiselle Deladier ! Car vous êtes un traître… car vous êtes un lâche, François Bigot ! Car, après bien d’autres insensées, je suis votre victime… une de vos nombreuses victimes ! Et de ces victimes, vous en avez faites en France, vous en avez faites aux Indes, pour le peu de temps que vous y fûtes, vous en avez faites en Acadie et, en Nouvelle-France depuis dix ans on n’en saurait calculer le nombre ! Je suis l’une d’elles ! Car j’étais belle et jeune, j’étais innocente et pure, j’aimais mon mari, je vivais heureuse, je croyais en Dieu ! Mais vous êtes venu, vous m’avez menti et je n’ai plus cru qu’en vous ! Vous m’avez trompée, et j’ai trompé à mon tour ! J’étais bonne, je suis devenue méchante ! J’étais vertueuse, je suis devenue ribaude ! J’étais loyale, je suis devenue traîtresse et traître… traître à mon Dieu, à mon pays, à mon roi comme vous ! Moi, immaculée jadis, je foule maintenant l’innocence à mes pieds ! J’ai bu à vos lèvres le fiel au lieu de ce miel que vous m’aviez promis de distiller ! J’aimais… mon âme chantait l’amour, et de vous j’ai acquis la haine… la haine qui foudroie et qui tue ! Ah ! vous m’avez promis une couronne de reine… reine de la Nouvelle-France… reine de toute cette immense Amérique ! Et je vous ai cru… je vous ai cru, moi que vous alliez jeter dans les bas-fonds ignominieux de l’esclavage ! Mais je vous ai cru parce que je vous voyais puissant ! Vous étiez ici le Roi et le Maître ! Tout vous obéissait ! Vous commandiez à tous ! Votre verbe caressant et autoritaire à la fois courbait les têtes les plus fortement dressées ! Les généraux ployaient l’échine devant vous ! Le vice-roi se soumettait à vos caprices ! D’ici vous pouviez commander au roi lui-même ! Vous domptiez ses ministres, et, je ne sais par quel prestige ou magie satanique, vous réussissiez à soumettre même une Pompadour ! Et alors d’un tel homme je m’enorgueillissais d’être la maîtresse ! Oh ! si j’avais su… Mais prenez garde, François Bigot ! Vous vous croyez le maître absolu en Nouvelle-France. mais vous ne l’êtes point ! Un marquis de Vaudreuil s’efface, de braves et courageux soldats vous redoutent, tout une population vous respecte, mais il est deux hommes que vous n’avez pu dompter et que vous ne dompterez pas, deux hommes qui vous dompteront vous qui avez dompté, deux hommes que je nomme… un Jean Vaucourt et un Flambard !

Bigot éclata de rire… Et cet homme était, si maître de lui-même, que pas une fibre de son visage n’avait tressailli durant toute cette tirade de la belle panthère.

— Deux hommes !… s’écria-t-il avec mépris. Allez les chercher, Madame !

Mme Péan poussa un hurlement qui n’avait rien d’humain.

— J’ai dit deux hommes, rugit-elle… mais il est aussi une femme…

Et soudain elle tira de son corsage une courte dague et se rua contre l’intendant…

La dague levée ne descendait pas : Bigot avait saisi la main qui la tenait. Il serra….

Mais à ce moment même tous deux s’immobilisèrent en entendant un grand vacarme s’élever par la maison. Ils prêtèrent l’oreille un moment sans changer leur posture. Puis, tout à coup, retentit un fracas terrible et une porte du boudoir vola en éclats… Un homme, chancelant, hagard, parut ! Et cet homme riait comme un démon et gesticulait comme un fou…

C’était Péan.

Il s’arrêta net à la vue de Bigot tenant le poignet de sa femme dont la main demeurait armée de la dague… Il éclata d’un rire monstrueux. Puis il fit deux pas, et brusquement et lourdement il s’affaissa sur le tapis où il demeura inanimé…

Bigot abandonna Mme Péan et marcha précipitamment vers son associé. Mais d’abord il eut soin de tirer une lourde draperie pour masquer la porte brisée et empêcher les serviteurs qui accouraient de voir à l’intérieur du boudoir. Cela fait, il se pencha sur Péan et se mit à le palper. Émue, tremblante, livide, et sa main toujours armée de la dague, Mme Péan s’était approchée pour se pencher aussi. L’intendant regardait Péan avec un sourire narquois et méprisant.

— Est-il mort ? demanda la jeune femme dans un souffle.

— Mort ? Oui mais ivre-mort… Voyez !

La jeune femme voulut se pencher encore, mais elle se redressa soudain avec énergie, puis chancelante, épuisée qu’elle était par trop d’émotions, elle retomba par en arrière…

Bigot la reçut dans ses bras…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les deux heures de cette même nuit, et tandis que le sieur Péan cuvait encore son vin dans le boudoir de sa femme, une carriole attelée de deux fines bêtes que guidait un habile cocher emportait dans la direction de Montréal l’intendant-Royal et Mme Péan. Derrière la carriole, mais à une distance respectueuse, chevauchaient vingt gardes armés jusqu’aux dents…