Éditions Édouard Garand (37p. 38-43).

VIII

NOUVELLES TRAMES.


Nous sommes au mardi, 18 décembre de la même année.

Nous nous transporterons à Montréal, rue Saint-François où Bigot avait acheté une vaste maison, la propriété d’un armateur associé à Cadet. L’armateur s’était retiré près des fortifications du nord de la ville ; où il possédait une autre habitation. Donc, rue Saint-François, l’Intendant-Royal avait pu se loger avec tout son monde : quelques intimes, ses nombreux serviteurs et ses gardes. Comme à Québec, l’Intendant tenait sa cour, il continuait son grand train de vie, et sa maison était devenue non seulement un Palais de l’Intendance, mais une maison de débauches. Et comme à Québec, encore et toujours, Bigot était le maître absolu. M. de Vaudreuil y venait chaque semaine conférer une fois ou deux. Mais si à Montréal, cet hiver-là, Bigot n’y donnait point si souvent de ces grandes et éblouissantes fêtes dont il avait accoutumé ses favoris dans la capitale, il ne manquait pas chaque jour de donner, de huit à dix heures du soir, un grand souper qui réunissait à sa table ses intimes.

Or, ce soir du 18 décembre, on décrétait autour de la table de l’intendant la mort des ennemis de la grande Société… ces ennemis qu’on nommait toujours avec haine Flambard, Jean Vaucourt et ceux de leurs amis, entre autres le vicomte Fernand de Loys, ancien favori de l’intendant, comme on se le rappelle, et Marguerite de Loisel qui, par d’étranges circonstances, se trouvait être la filleule de Bigot. Et la présence de Fernand de Loys et de Marguerite au Fort Jacques-Cartier, présence qui avait été signalée par un espion de l’intendant, avait fort intrigué celui-ci et ceux de son entourage immédiat qui en avaient été instruits. Intelligent et flairant quelque danger de la part de Marguerite et du vicomte, Bigot les avait de suite mis sur la liste de ses ennemis… de ces ennemis à qui on ne peut pardonner et que réclame la mort coûte que coûte. Ajoutons qu’à cette liste « de mort » avaient été incidemment ajoutés les noms de Foissan et de Mlle Deladier, pour la raison que, pour sauver leur tête, ces deux personnages pouvaient dénoncer les occultes menées de Bigot et de ses adeptes. Il fallait prendre ses précautions, l’enjeu en valait la peine, et d’autant plus qu’on sentait, de part et d’autre, se jouer la dernière partie. Bigot n’avait jamais été un perdant, et il ne voulait pas le devenir. Il importait donc de prendre les grands et décisifs moyens. Naturellement, tout maître qu’il était de son « soi », l’intendant ne pouvait échapper aux soucis, car jamais encore les nuages ne s’étaient autant accumulés sur son horizon. N’importe il lutterait, il vaincrait par l’audace et la force !

Ce soir-là, la table fastueusement servie ne groupait que Deschenaux, Cadet, Varin, Pénissault et quelques autres comparses. Pas une femme… car dans l’esprit de ces hommes du mal l’affaire était trop grave et ses secrets trop précieux pour qu’on y admît les femmes dont il fallait toujours, fussent-ce les plus amoureuses, se défier.

Comme à son habitude Cadet buvait énormément, ce qui venait de faire dire à Varin :

— Monsieur l’intendant, si vous n’y voyez pas, voilà notre Cadet qui va encore se soûler comme un porc !

On partit de rire.

Cadet, ayant ri également, rétorqua :

— Il n’est pas bien sûr, Monsieur l’Intendant, que je me soûlerai comme un porc ; mais il est certain que notre Varin restera toujours plus bête qu’une oie plumée !

Pendant un moment on se décocha calembours et facéties, grossiers et puériles le plus souvent, puis Bigot commanda le silence.

— Mes amis, je vous ai toujours enseigné que les plaisirs ne doivent pas exclure les affaires, et nous avons ce soir des choses graves à discuter.

— J’espère bien, émit Pénissault, que vous ne comptez pas donner dans les plans de Monsieur de Lévis ?

Au contraire, répliqua Bigot, j’y donne de tout esprit, car je me doute bien qu’il essuiera sous les murs de Québec, s’il ose s’y aventurer, la plus sanglante des défaites !

— Et il ne l’aura pas volée ! clama Cadet.

— Messieurs, intervint Deschenaux toujours avec un air sombre et avec cette autorité qu’il avait acquise sur les subordonnés de l’Intendant, il est à discuter des choses plus importante qu’une marche éventuelle de l’armée contre Québec… nous perdons notre temps !

— Tu as raison, mon ami, sourit l’Intendant. Laissons donc Monsieur de Lévis l’étude et l’élaboration de ses plans, et occupons-nous de ce qui se passe entre Ville-Marie et le Fort Jacques-Cartier.

— Au fait, cria Cadet… cet imbécile de Fossini qui a fait rater notre affaire avec le capitaine Chester !

— Pas du tout ! interrompit Deschenaux. Est-ce que Chester n’a pas payé ?

— Suis-je bête ? dit-il. Tu as raison, ami Deschenaux, et tant pis pour Chester et toute l’Angleterre : si nos braves clients n’ont pas eu leurs marchandises, qu’ils nous ont préalablement payées, nous ne pouvons que nous en laver les mains ! Au reste, est-ce que je n’ai pas à me rattraper avec Messieurs les Anglais ? Ne m’ont-ils pas escamoté deux navires dont l’un contenait quasi tout le breuvage dont débordait ma cave ? Et l’autre, ne contenait-il pas pour plus de six mille louis de belles et bonnes pelleteries ? Ah ! les rossards ! Et l’on vient me traiter de porc, moi ? Et eux donc… ne sont-ils point des…

— Bois… bois… Cadet ! interrompit Varin en éclatant de rire. Tu vas pleurer, mon ami…

— Silence, commanda Deschenaux. J’ai dit que nous n’avons pas de temps à perdre. Cadet, reprit-il, même si vous perdiez vingt mille livres, vous n’auriez pas sujet à vous plaindre, attendu que vingt mille livres ne sont qu’une bien petite somme d’argent mise en regard des immenses profits que vous avez faits avec les Anglais depuis l’été dernier. Et, à présent, que diriez-vous si je vous apprenais qu’il a été décidé de rembourser le capitaine Chester de ses deniers ?

— Avez-vous perdu le peu d’esprit qui vous restait, ami Deschenaux ? demanda Cadet que cette nouvelle frappait durement, lui qui n’aimait pas à lâcher un écu, à moins que tel écu ne lui apportât un plaisir quelconque.

— Pas du tout, riposta Deschenaux, croyez bien que ce peu d’esprit que j’ai et qui surpasse tout le vôtre me reste. Voyons, Monsieur l’Intendant, daignez donc instruire notre cher Cadet sur son catéchisme !

Vas-y toi-même, mon ami, répondit Bigot, quand tu y mets la peine tu sais donner une leçon.

— Soit. Écoutez donc, Cadet, reprit Deschenaux. Vous savez que Foissan a été arrêté au fort par cet aimable Flambard, et vous savez que le même Foissan va être passé en conseil de guerre. Vous savez encore que Maître Flambard est à Montréal et qu’il a déterminé M. de Vaudreuil à réunir le conseil au fort même. Mais ce que vous ignorez peut-être c’est que ce conseil de guerre n’est pas convoqué uniquement pour condamner Foissan, mais plus particulièrement pour dénoncer les opérations de notre Société et pour nous condamner à notre tour. Comprenez-vous la ruse de Maître Flambard que seconde le capitaine Jean Vaucourt.

— Eh ! ce maudit Flambard, cria Cadet, il ne se trouve donc nulle part une lame pour lui percer la langue et les yeux ?

— Que n’essayez-vous la vôtre, Cadet ? railla Pénissault.

— Hé ! qu’avez-vous à dire vous, Pénissault, riposta Cadet ! Comme beaucoup trop d’autres vous êtes plus prompt à donner un coup de langue qu’un coup d’épée !

— Laissez la dispute ! commanda Deschenaux. Vous comprenez de suite, Messieurs, la gravité de la situation : Foissan sera contraint ou amené de quelque façon à nous dénoncer, et sa déposition jointe à celle de la petite Deladier et celles de Marguerite de Loisel, de la femme de Vaucourt, de Vaucourt lui-même, de Flambard et de ses deux satellites, Pertuluis et Regaudin, et sans compter ce jeune imbécile qu’est le vicomte de Loys… oui tout cela mis ensemble nous devient un amoncellement de dangers qu’il ne faut pas dédaigner, loin de là.

— Quelle est votre idée ? demanda Varin.

— J’en ai plusieurs. D’abord, il faudrait empêcher le retour de Flambard au Fort Jacques-Cartier. Ensuite il importerait de faire disparaître Foissan et la Deladier.

— Mais les autres ? fit Bigot avec un sourire cruel.

— Les autres, continua Deschenaux, rien de plus simple. D’ailleurs les plus dangereux, c’est-à-dire Vaucourt et son spadassin, une fois retranchés du monde des vivants, et Foissan et la Deladier disparus, expédiés à quelque part, ou trépassés, comme on voudra, qui devrons-nous craindre ?

— À la vérité, sourit Bigot avec mépris, les autres ne comptent guère, et nul officier du tribunal ne voudra accepter leurs dépositions contre nous.

— Je suis d’avis, intervint Cadet, que nous devions nous occuper particulièrement de Vaucourt et Flambard, les autres ne comptent pas, je le jure. Toutefois, peut-être ne devrons-nous pas négliger ces deux gredins de grenadiers à qui Flambard a dû confier certains de nos secrets. Donc, selon moi et en résumé, j’ordonnerais la mort vive et rapide de Jean Vaucourt et des trois grenadiers.

— Et Foissan ? demanda Deschenaux.

— L’imbécile… nous le donnerons aux gorets.

— Et la petite Deladier ? fit Varin.

— Celle-là, se mit à rire Cadet, je la mangerai !

Les éclats de rire se croisèrent en tous sens.

— Messieurs, s’écria Deschenaux qui ne riait jamais, j’ai mieux que tout cela, je pense, et sans qu’il soit besoin de parsemer notre route de cadavres…

Le secrétaire et factotum de l’intendant venait de se lever et, très pensif, s’était mis à marcher par la salle à manger.

Le silence s’établit quelques minutes.

— Voyons ! demanda Cadet au bout d’un moment. Avez-vous, ami Deschenaux, reçu du diable quelque idée fantasmagorique et mirobolante ? Contez-nous ça !

Et coup sur coup il vida deux immenses coupes de vin.

Deschenaux s’arrêta net pour promener sur ces personnages un regard profond. Puis il vint se rasseoir et, les coudes sur la table, penché en avant, il se mit à parler à voix basse rapidement, mais à mots nettement articulés. Tous s’étaient penchés aussi pour mieux saisir les paroles mystérieuses du factotum. Puis celui-ci se tut en scrutant les physionomies devenues graves.

— Bravo ! s’écria tout à coup l’intendant, c’est superbe !

— Vive l’ami Deschenaux ! clama Cadet. Je bois et rebois à sa santé !

Une grande satisfaction paraissait maintenant animer tous ces visages ; et, comme pour célébrer quelque haut fait, on se mit à choquer les coupes de cristal.

Qu’avait-on trouvé de si intéressant Deschenaux ? Nous le verrons bientôt par la suite de ce récit. Pour le moment nous laisserons ces hommes, et nous nous transporterons dans une autre partie de la maison.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En suivant un long corridor nous arrivons à l’extrémité opposée de la maison où des appartements ont été préparés pour l’usage personnel de Mme Péan. Elle est là chez elle, avec plusieurs domestiques à son service. À neuf heures, ce soir-là nous retrouvons la jeune femme dans un joli boudoir tout tendu de soie rose.

Elle est seule, et elle paraît rayonnante de bonheur.

Et elle est là debout devant une haute glace de Venise, et elle arrange soigneusement sa magnifique chevelure châtaine, car à neuf heures et demie Monsieur l’Intendant viendra, comme il l’a promis, lui rendre visite.

Et Mme Péan rayonne d’autant plus qu’elle triomphe, et distraite par les joies exaltantes de ce triomphe, elle exprime à voix basse ses pensées, ou, comme on dit, elle se parle à elle-même.

— Eh oui, il faut bien admettre et reconnaître qu’il y a un génie qui préside aux amours… mais un bon génie ! Au moment où je croyais tout perdu, j’ai tout retrouvé ! Me voici redevenue la reine de la Nouvelle-France ! Je suis plus adulée que jamais ! Et il me semble que je suis plus belle, plus séduisante…

Elle se regarde longuement, sourit avec un orgueil incommensurable, elle s’admire…

— Et dire que je me suis vue à deux doigts… oui deux doigts de l’abîme ! Oh ! cette petite Deladier, qui a failli me jeter le ciel sur la tête et que j’ai tant exécrée, j’ai envie de l’aimer ! Je lui dois d’avoir retrouvé l’amant qu’elle m’avait pris ! Car, si j’eusse été enlevée par ces deux grenadiers, l’Intendant la ramenait à Montréal et elle triomphait ! Mais c’est elle qu’on enlève, par je ne sais quel concours des génies célestes, et c’est moi que l’Intendant emporte dans ses bras ! Oh ! ces deux grenadiers que j’ai tant détestés, que j’ai voués à toutes les calamités, il me semble que je vais les estimer, que je vais les bénir ! Et ce Flambard… ce Flambard que j’ai tant maudit, n’est-ce pas lui qui dirigeait ces deux grenadiers… Oui, lui aussi je le bénis presque…

Elle s’interrompit net, devint très pâle et demeura figée, les yeux écarquillés avec stupeur ou effroi sur son miroir. Car elle voyait là, dans la glace, quelque chose d’insolite… ou plutôt ; un être quelconque… une apparition magique, fantastique… Mais c’était peut-être une illusion d’optique ? Elle se pencha légèrement vers le miroir… mais oui, là, assis à côté de cette porte, n’y avait-il pas un homme… un homme qui la regardait… un homme qui souriait narquoisement… et un homme qu’elle reconnaissait trop bien ! Mais comment se faisait-il que cet homme se trouvât dans sa glace ? Et cet homme… oui, c’était bien Flambard !

Elle voulut pousser un cri, mais tout son s’arrêta dans sa gorge. Puis elle tourna sur elle-même et demeura un moment pétrifiée. Le diable avec ses cornes, sa fourche et cent démons ricanant et grinçant ne l’auraient pas médusée davantage.

Oui, Flambard était bien là tranquillement assis près de la porte qui ouvrait sur le corridor. Mais cette porte, le spadassin l’avait refermée. Il était donc là, seul, et il souriait. Il était là vêtu comme un bourgeois aisé et sans armes… du moins sans rapière.

— Vous… vous… murmura enfin Mme Péan en se laissant choir sur un siège tout près.

— Madame, dit le spadassin en s’inclinant, j’ai bien cet honneur d’être devant vous, et vous me pardonnerez…

— Vous pardonnez ? interrompit la jeune femme avec un éclat d’indignation dans ses beaux yeux ; prenez garde, Monsieur ! Ne savez-vous pas que vous êtes chez Monsieur l’Intendant-Royal ?

— Je le sais si bien, Madame, que, voulant entretenir Monsieur l’Intendant, pour affaires d’importance et Monsieur l’Intendant se trouvant occupé à d’autres affaires, Monsieur l’Intendant m’a prié de venir vous tenir compagnie en attendant qu’il fût libre pour moi d’abord, libre pour vous ensuite !

Monsieur, je ne vous crois pas ! s’écria la jeune femme qui ne savait comment interpréter le sourire ambigu qui courait sur les lèvres minces de Flambard.

— Mais alors, Madame, comment pourrais-je me trouver ici ?

— C’est ce que je me demande. Car je me doute bien que vous ne vous êtes pas introduit ici pas les voies ordinaires.

— Vous croyez ?

— Et je sais bien que ce n’est pas à Monsieur Bigot que vous avez affaire, mais à moi !

— Vous êtes perspicace, Madame.

— Je me rappelle trop bien les deux séides que vous avez dépêchés aux Trois-Rivières dans le dessein de m’enlever.

— Et qui ont enlevé Mademoiselle Deladier à votre place ?

— Ah ! ah ! vous en êtes déjà informé ?

— Hélas ! Madame, la méprise fut si terrible à celle qui en a été l’innocente victime, qu’elle en mourra. Cela ne vous fait pas de peine ?

— Hé ! monsieur, que peut m’importer !

— Mais une rivale ?

— Oh ! voulez-vous m’outrager ?

— Dieu m’en garde, Madame !

— N’oubliez pas qu’il y a ici dans une salle soixante gardes de Monsieur l’intendant !

— Je les connais.

— Et vous êtes sans rapière !

— Jamais, Madame, je ne vais à un rendez-vous d’amour avec des armes !

— Monsieur… cria la belle femme indignée par le sarcasme du spadassin.

— Madame ?

— Savez-vous que je n’ai qu’à frapper à cette porte pour appeler à moi ?

— Mais vous ne franchirez pas cette porte !

— Oseriez-vous encore porter les mains sur ma personne ?

— Pas moi, Madame !

— Qui donc ?

— Voyez !

Flambart se leva et alla pousser la porte.

Mme Péan frémit en voyant postés de chaque côté de la porte, la rapière toute nue à la main et un sourire narquois aux lèvres, les deux grenadiers, Pertuluis et Regaudin.

Le spadassin sourit candidement, referma la porte et se rassit.

— Donc, madame, reprit-il, cela veut dire que je suis ici présentement chez moi, en ce sens que je me permettrai d’y demeurer bien tranquille aussi longtemps qu’il me plaira.

Mme Péan se mit à pleurer, non de chagrin, mais de rage impuissante. Encore une fois elle était au pouvoir de cet homme terrible qu’était le grenadier Flambard, cet ennemi tenace, irréductible, dont elle devinait la puissance. Oui, comme elle le pensait, cet homme finirait par écraser un jour tous ceux qui s’étaient heurtés à lui. Et elle sentait, l’effroi l’envahir. Deux autres ennemis gardaient, sa porte… Ah ! ça, il n’y avait donc plus ni maître, ni serviteurs, ni garde dans la maison ? Mais la jeune femme possédait de la volonté et de l’énergie, et elle résolut de suite d’affronter bravement le danger qui se présentait. Elle sécha ses larmes et demanda :

— Monsieur, que voulez-vous de moi ?

— Peu de chose, Madame : un acte de bonne volonté seulement,

— Vous ne venez donc pas exercer quelque terrible vengeance ?

— Quelle vengeance aurais-je à exercer contre vous, Madame, vous qui ne m’avez fait aucun mal ?

— Mais alors, Monsieur ?…

— Je vous le répète, c’est un acte de bonne volonté que j’attends de votre part.

— Parlez !

— Ce que je viens vous demander, Madame, c’est votre déposition devant le conseil militaire qui va bientôt juger un misérable traître.

— Vous voulez parler de Foissan ?

— Oui.

— Mais à quoi bon ma déposition contre cet homme que je connais à peine ?

— Ce qui veut dire que vous le connaissez un peu ? C’est tout ce qu’il faut, Madame.

— Mais ce n’est pas une raison pour que j’aille déposer contre cet homme ? Je m’y objecte !

— Vous avez tort, Madame. Quelle répugnance pouvez-vous avoir à déposer contre un individu que vous connaissez à peine ? Si encore c’était un parent, un ami, un amant…

— Monsieur…

— Pardon, Madame, je parle toujours un peu à tort et à travers. Donc, cet homme, cet individu de bas étage est si peu de chose que vous ne pouvez avoir à son égard quelque sympathie.

— Cet homme n’est en effet rien pour moi. Si je le connais un peu, c’est par pur hasard, car il a été en relations d’affaires avec mon mari.

— Oui, je sais. Aussi bien, je compte sur la déposition de votre mari. Mais je compte également sur la vôtre.

— Monsieur, je ne peux pas.

— Je le regrette, Madame, mais moi je veux et je peux de par l’autorité du représentant du roi en Nouvelle-France. Si donc, vous ne voulez pas venir témoigner de bon gré, je devrai user de la force.

— Oh ! Monsieur Flambard, pleurnicha la jeune femme, vous êtes donc sans pitié !

— Madame, quand il se trouve un devoir à remplir, mon devoir avant la pitié. Eh bien ! que décidez-vous ?

— Vous me promettez qu’il ne me sera fait aucune violence ?

— Je vous le jure.

— Bien. À quand le conseil ?

— Le 25, dans la nuit, après la messe de minuit qui sera célébrée dans la chapelle du Fort.

— Ah ! c’est au Fort qu’aura lieu…

— Oui, Madame.

— C’est bien, j’y serai.

— Merci, Madame, c’est tout ce que je désirais. Je vous prie donc d’oublier mon importunité.

Le spadassin se leva, exécuta une grave révérence, sortit et referma la porte.

Le silence régnait partout.

Mme Péan demeura un bon moment agitée et pensive.

Puis, soudain, elle se leva et courut à la porte par laquelle le spadassin était sorti : cette porte refusa de s’ouvrir.

Elle se mit à trembler. Fébrilement et curieusement, et tous avaient paru réjouis d’une course mal sûre, elle alla à la porte de sa chambre à coucher ; cette porte se trouvait verrouillée de l’autre côté. La jeune femme fit entendre un sourd grondement de rage et courut à une troisième porte qui donnait sur un salon. Mais là encore la porte résista.

Défaillante, elle se laissa choir lourdement sur un tabouret, poussa un profond soupir de désespérance et balbutia :

— Prisonnière… je suis prisonnière !