Bibliothèque à cinq cents (p. 14-18).

CHAPITRE V
MUNROE L’ENRAGÉ ET LES MARAUDEURS

Il était arrivé qu’un parti de guerre Apache avait établi son camp de l’autre côté du Concho, juste en face de l’habitation de Munroe ; un accident des plus ordinaires fit découvrir la maison de nos amis. Un des Apaches qui se trouvait sur la rive sud du fleuve, vit sur le rivage opposé, un cerf qui se désaltérait. Il était impossible pour le sauvage de le viser juste de l’endroit où il était placé ; il attendit donc que l’animal eut fini de boire et qu’il se fut retourné pour regagner les épais taillis.

Aussitôt, l’Indien se mit à traverser la rivière à la nage, tenant son carquois et ses flèches au-dessus de l’eau, gagnant ainsi la rive opposée. Il se mit alors à suivre son gibier à la piste, et l’animal prit un chemin peu couvert qui le força à passer près de l’endroit où était la maison de Munroe.

C’était pendant que l’Apache courait le long de ce chemin à la poursuite du cerf, que le bruit causé par l’oiseau de proie attira son attention ; il s’élança à travers la haie de buissons, découvrant à son grand étonnement et à sa joie, la maison de billots d’un de ses ennemis blancs qu’il craignait et détestait.

Le cri de la pauvre Marion en voyant cet Apache hideux suffit pour alarmer le camp au-delà de la rivière, mais le sauvage y ajouta son cri d’appel qui fit traverser le ruisseau à une vingtaine de ses compagnons.

Munroe avait été retenu à la station militaire quelques heures de plus que d’ordinaire, mais il arriva qu’il se trouvait assez près de chez lui pour entendre le cri de sa femme et le signal d’appel du sauvage Apache. Le cœur du jeune homme bondit et il eut un instant le vertige, quand ces cris, aussi terribles que la mort même, vinrent frapper son oreille. Son visage bruni par le soleil devint affreusement pâle, ses dents s’entrechoquèrent, et sa figure porta en un instant l’empreinte de l’appréhension et de la douleur la plus terrible.

Il reprit bientôt son sang froid, et enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il s’élança à travers les touffes d’arbres le long de la crique vers le Rio Concho et sa demeure. Comment exprimer l’émotion du jeune éclaireur qui, à l’instant où les cris des sauvages parvinrent à lui, savait déjà que sa femme et son enfant étaient perdus.

Qu’allait-il faire ?

Devait-il s’élancer à l’encontre du danger et s’exposer à être pris et livré à la torture puis à la mort ?

Il ne considérait pas le danger en ce moment : les êtres qui lui étaient chers occupaient seuls sa pensée.

Il savait bien qu’aucun indien ne se trouvait seul, loin de son camp, dans cette région du pays, et bien qu’il n’eut entendu que le cri d’un seul sauvage, il était convaincu qu’il devait y en avoir d’autres à portée d’entendre le signal. Alors le jeune homme maudit amèrement l’égoïsme qui l’avait poussé à amener sa femme sur cette frontière exposée. Il regretta profondément de n’avoir pas pris l’avis de « Vieux Rocher » et de « Chat Rampant, » son ami Caddo.

Mais il était trop tard !

Munroe traversait l’espace comme l’éclair sur son noble coursier, courant à la délivrance de ceux qu’il aimait ou à la mort avec eux !

Mais hélas ! le malheureux arrivait quelques moments trop tard !

La jeune femme avait été si terrifiée en voyant le hideux sauvage, qu’après s’être élancée de sa chaise pour reculer de terreur, elle resta comme paralysée, pressant son enfant sur sa poitrine. La pauvre femme était incapable de faire le moindre mouvement.

Quoique élevée sur la frontière, Marion pour la première fois voyait un sauvage ennemi ; les yeux de serpent de l’horrible Apache semblaient la transpercer et lui glacer le sang dans les veines. Elle se sentit perdue. Cependant elle ne pensait pas à elle-même. Elle pressentait que son enfant lui serait arraché des bras et qu’on lui fracasserait le crâne en sa présence.

Elle songeait aussi que beaucoup d’autres démons rouges devaient être dans les environs et que son mari serait tué, ou ce qui est pis encore, capturé. Elle n’osa pas réfléchir à son sort, de peur de perdre complètement la raison.

Si Munroe était assez près pour entendre son cri, il accourrait à son aide, courant lui-même à la mort.

Tout ceci vint à l’esprit de Marion pendant que l’affreux sauvage la regardait comme une bête fauve prête à fondre sur sa proie.

Soudain la jeune femme, poussée par l’énergie du désespoir, résolut de vendre chèrement sa vie et celle de son enfant. Il lui vint l’idée de se précipiter dans la maison, de saisir un fusil et de tuer le sauvage, puis de s’élancer à travers le taillis avec son enfant, et d’essayer ainsi de s’échapper, avant l’arrivée du gros de l’ennemi.

Murmurant une prière pour son salut, Marion n’hésita plus.

Mais au moment où elle bondit de sa place, l’Apache s’élança en avant avec un hurlement de surprise et de rage, tenant ferme son grand coutelas, la figure hideusement contorsionnée par la soif du sang.

La présence d’esprit de Marion était extraordinaire. Son enfant était maintenant éveillé et pleurait à chaudes larmes en se cramponnant à son cou, au moment où elle se précipitait dans la chaumière.

La jeune femme vit que son salut ne dépendait plus que d’un instant. Elle savait où la carabine était accrochée au mur, mais il commençait à faire sombre dans la maison. Ne pouvant agir promptement avec son enfant elle dénoua les petits bras qui entouraient son cou, et vivement elle le plaça par terre près du mur, et cherchant plus haut elle saisit de suite le fusil, sa seule espérance. Elle se retourna, avec l’arme dans la main, l’arma et visa son adversaire mais elle tremblait tant qu’elle craignit de manquer son coup.

Il n’y avait cependant pas le temps de délibérer, car l’Apache, avec un nouveau cri de fureur, bondit vers la porte. Là l’obscurité de la maison le força à s’arrêter.

Cette halte fut le salut de Marion et la mort de l’Indien.

Encadré dans la porte, se tenait le hideux assassin, et sans une autre seconde d’hésitation, Marion leva le fusil et tira.

Une forte détonation retentit suivie d’un cri horrible, et l’Apache tomba lourdement sur le plancher de billots, le sang s’échappant à flots de sa poitrine.

Immédiatement Marion jeta par terre son arme, saisit son enfant et courut à la porte, passant en frissonnant sur le corps repoussant du sauvage.

À ce moment, une dizaine d’Apaches hurlants s’élancèrent des taillis du côté-est de l’habitation, et accoururent avec des cris de triomphe et de fureur vers la chaumière.

Marion les attendait, car au moment où le cri de sa victime avait retenti, elle avait entendu les exclamations des sauvages qui s’approchaient et allaient rendre sa fuite impossible.

Saisie d’une inexprimable horreur, elle se mit à courir pour s’échapper quand même. Soudain un cri strident et particulier retentit dans l’espace et arrêta la horde d’Apaches qui parut saisie d’étonnement et de crainte. Ils pouvaient en effet avoir peur, car ils connaissaient tous ce cri pour l’avoir souvent entendu quand leurs frères tombaient au milieu du carnage qui s’en suivait toujours.

C’était le cri de guerre bien connu de Munroe l’enragé, à ce moment dix fois plus furieux et plus menaçant, car l’éclaireur avait entendu les hurlements qui lui disaient que sa famille était en grand danger, sinon déjà égorgée.

Marion aussi avait entendu ce signal de guerre qui avait fait connaître et redouter son mari par les tribus ennemies de la frontière du Texas.

Pour la jeune femme dans son affreuse position, ce cri fut comme un coup de poignard et lui enleva le reste de ses forces, car elle était maintenant certaine que son mari était perdu avec elle et son enfant.

Instinctivement cependant elle s’élança pour fuir.

Les armes à la main, et des cris de triomphe sur les lèvres, les Apaches la suivirent, convaincus d’avoir en leur pouvoir la femme et l’enfant de leur plus mortel ennemi, Madison Munroe.