Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 76-83).

X

LE DIGNE MONSIEUR AUGULANTY


Félix Augulanty avait pour père un perruquier d’Aix en Provence. Des prêtres, qui fréquentaient la boutique paternelle, remarquèrent son intelligence et obtinrent qu’il entrât dans un pensionnat religieux. Son père se priva de tout pour qu’il pût achever ses études, et il mourut avec la joie d’avoir un fils licencié ès lettres. Comme il fallait vivre, le jeune homme fut pion. Il roula dix ans de boîte en boîte, avant d’aboutir à l’école Saint-Louis-de-Gonzague.

Il avait alors trente-quatre ans. Déçu dans ses espérances, il avait peu à peu abandonné toutes les convictions de sa jeunesse. Avide d’argent, de plaisir, d’amour, brutal et ardent, ivre du désir d’arriver, il se sentait plein d’audace et capable de tout pour parvenir. Barbaroux le mit rapidement au courant des affaires de la maison. Augulanty n’était pas un sot. Il vit la situation avec netteté et se promit d’en tirer parti. L’école Saint-Louis-de-Gonzague entrait en décadence. Les vertus de l’honnête homme qu’était Barbaroux devenaient des vices pour le directeur d’un pensionnat. Son inépuisable charité le poussait à accepter un grand nombre d’élèves, qui ne payaient pas, parce que leurs parents étaient pieux. Mais ces enfants communs, vulgaires, mal élevés, chassaient lentement les autres, qui se raréfiaient et s’en allaient, un à un. De plus, la famille Pioutte absorbait tous les revenus de Barbaroux, et Augulanty prévoyait le moment où le vieux prêtre mangerait son capital. Dans cette ruine, le malin professeur espérait commencer sa fortune. Cet établissement, qui se décomposait, offrait une proie superbe à cet homme implacable, et qui ne conservait aucuns scrupules.

Il était aimable, empressé, serviable. Il flatta les professeurs et s’en fit des amis. Il connut par M. Bermès les dessous secrets de la maison, et bien souvent les racontars du bonhomme lui rendirent de grands services.

Dès le premier jour de son entrée à l’école Saint-Louis-de-Gonzague, Augulanty fut très frappé de la beauté des demoiselles Pioutte. Il y avait un sensuel ardent sous l’apparence molle de cet homme froid et lymphatique. Épouser une belle femme était un des rêves qu’il caressait le plus souvent. Il pensait que ces jeunes filles se marieraient difficilement. Il jeta son dévolu sur Virginie, qui lui plut davantage, et il se jura d’être un jour son mari. Mais ce profond diplomate se garda bien de chercher à la voir, à lui parler, à la rencontrer. Il parut même l’éviter.

Il y avait pourtant un homme que M. Augulanty n’avait pu séduire, c’était l’abbé Mathenot. Ce grand prêtre sombre, brusque, intolérant, avait gardé des paysans dont il était le fils une méfiance obstinée et têtue. De plus, Augulanty lui était antipathique, avant même qu’il l’ait vu. En effet, à la mort du dernier économe, Mathenot avait désiré sa succession à laquelle son état lui donnait quelque droit. Barbaroux y pensa. Mais sa sœur le dissuada de ce projet en lui représentant le mauvais effet que produirait sur les parents un sous-directeur cassant, indomptable et sans largeur d’esprit. Ce fut donc avec une sorte d’animosité que Mathenot vit paraître cet intrus d’Augulanty. Toutes les bonnes grâces du nouveau venu et l’étalage de sa dévotion ne purent que renfoncer le prêtre dans sa sauvagerie, comme un sanglier dans sa bauge.

M. Augulanty étudia longuement Mathenot et se convainquit que ce personnage taciturne, morne et pieux, n’était qu’un mystique et qu’un imbécile. Il cessa de s’occuper de lui. Les hommes les plus remarquables ont de ces erreurs, qu’ils payent souvent fort cher. Augulanty tint Mathenot pour un sot. Et cela devait, en grande partie, détruire toutes ses combinaisons.

L’abbé Mathenot, qui n’avait pu rester dans aucune paroisse, à cause de son esprit indépendant et révolté, et qui s’était forgé professeur pour être libre, avait un culte secret pour son directeur. Peu expansif, il cacha avec soin l’affection, l’ardente estime et le dévouement qu’il se sentait au cœur pour l’abbé Barbaroux. Mais autant il aimait le vieux prêtre dont il vénérait le caractère si profondément religieux, l’austérité et le sacrifice constant à son œuvre, autant il haïssait Mme Pioutte et ses filles. Elles incarnaient pour lui ce qu’il abhorrait le plus au monde : toutes les séductions de la femme. Il lui semblait qu’un peu de l’enfer pénétrait avec elles. Il voyait avec horreur et perspicacité les Pioutte entraîner l’abbé à sa ruine, il aurait voulu l’avertir, lui crier : « Casse-cou ! », l’aviser du danger qu’il courait en s’exagérant ainsi l’idée qu’il se faisait de son devoir. Il ne l’osait. Et il lui fallait demeurer muet devant un spectacle qu’il jugeait horrible.

Mais en redoutant la catastrophe qu’il prophétisait intérieurement et que, sans se l’avouer, il désirait peut-être du fond du cœur, il se flattait de prendre la succession de l’abbé Barbaroux et de diriger à son tour l’école Saint-Louis-de-Gonzague. Ce qu’un prêtre avait commencé, un autre prêtre ne devait-il pas le continuer ? L’esprit du pensionnat resterait le même. D’ailleurs, en formulant ce projet dans le secret de sa conscience, l’abbé Mathenot n’était pas mû par les raisons d’intérêt exclusivement personnel qui actionnaient Augulanty. Ou plutôt, comme le font en pareil cas tant de personnes très religieuses, il ne séparait pas son intérêt propre de celui de Dieu. Il eût volontiers cédé le pensionnat à un autre prêtre, à condition qu’il fût aussi vertueux que l’abbé Barbaroux, mais il tremblait de le voir tomber entre les mains d’un laïque qui y laisserait pénétrer l’esprit du siècle, ce détestable souffle de science, d’incrédulité et de révolte, qui corrompait tant d’âmes faibles et détournait tant d’hommes de leur salut. Il était intimement persuadé que lui seul conserverait à l’école Saint-Louis-de-Gonzague ces traditions chrétiennes, qui en assuraient le succès moral. Et il s’intéressait certainement moins à son sort qu’à celui des enfants qu’il espérait sauver ainsi.

La haine rend clairvoyant. L’abbé Mathenot soupçonna M. Augulanty d’être un intrigant et un hypocrite, qui comptait, lui aussi, s’emparer de l’école. Avec quelle rage secrète, quelle indignation ne vit-il pas Barbaroux donner dans les pièges grossiers de l’économe ! Il n’eût pas été plus exaspéré si le vieux directeur se fût confié à Satan. Augulanty l’accaparerait, un jour, ce collège tant désiré ! Ce serait une défaite pour Mathenot, mais c’en serait aussi une pour Dieu !

Lorsque le prêtre, espionnant Augulanty au mariage de Cécile, l’aperçut qui s’empressait aux côtés de Virginie, il comprit le plan de l’économe, et l’avenir lui parut plus redoutable. Augulanty, neveu de l’abbé Barbaroux, lui succéderait infailliblement. Les femmes ! Toujours les femmes ! Ah ! il fallait bien qu’elles collaborassent encore à une œuvre satanique, qu’elles s’acharnassent de nouveau à la ruine d’une maison où était répandu l’esprit du Seigneur ! Comme Dalila, comme Hérodiade, les Pioutte réussiraient à évincer un homme qui ne travaillait que pour la gloire du ciel !

L’abbé Barbaroux n’avait pas de secret pour Augulanty ; l’économe apprit ainsi l’hypothèque prise sur la maison et la raison de cet emprunt. Il ne doutait point que l’abbé ne donnât également une dot de vingt mille francs à Virginie. Le moment de dévoiler ce qu’il voulait bien appeler ses sentiments intimes lui paraissant donc venu, M. Augulanty, après avoir ouvert les premiers feux au mariage de Mme Caillandre, se rapprocha peu à peu de la jeune fille. Il la rencontra comme par hasard dans l’escalier, au seuil de l’économat, il l’arrêtait alors pour échanger quelques mots avec elle. Virginie lui répondait avec une sécheresse polie, qui n’était pas de très bon augure. Mais Augulanty ne se décourageait pas.

À la fin d’avril, Virginie, déjà fort anémiée, se trouva si fatiguée qu’elle dut partir avec sa mère pour vivre à la campagne, chez une sœur de lait de son oncle, qui habitait près de Toulouse et auprès de qui l’abbé Barbaroux passait aussi ses vacances.

Augulanty, dès lors, travailla à se lier avec les Caillandre.

Cécile et son mari, à leur retour, s’étaient installés chez eux, rue Dragon, dans un appartement coquet et cher. Leur installation, qui dura longtemps et qui fut luxueuse, occupa la jeune femme. Elle ne semblait plus se souvenir des orageuses paroles qu’elle avait laissé échapper, pendant ses disputes avec sa mère. Elle portait de nouveau cet air aisé, simple et calme qu’on lui avait connu. Le lac agité par la tempête redevenait une eau dormante. Son mari se montrait toujours amoureux d’elle. Il était fier de cette jolie femme, qui flattait sa vanité et qui savait donner à ses plus minces faveurs quelque chose d’exceptionnel et de condescendant qui humiliait Louis et la rehaussait d’autant. Il la présenta dans les familles de ses supérieurs et de ses amis du Crédit Parisien. Elle donna des thés. Elle aimait la société, elle était souvent dehors, vivant de cette vie en même temps agitée et oisive des femmes de Marseille. Elle ne parut pas s’ennuyer. Caillandre ne lui reprochait jamais ses excessives dépenses et admirait tout ce qu’elle faisait. Elle ne le méprisait pas trop et prenait un goût visible à le dominer. C’était s’intéresser à lui.

Ce fut dans cet intérieur que se glissa le digne M. Augulanty. Il vint un jeudi prendre des nouvelles de Mlle Virginie. Il fut galant, très affable, un peu servile. Les gens dont la bonne éducation fut tardive ont de la peine à se montrer aimables sans obséquiosité ni bassesse. Il vanta l’ameublement de Mme Caillandre et l’originalité de son goût. Il lui raconta sur les professeurs de l’école des potins drôles qui amusèrent la jeune femme et qu’il tenait de l’inépuisable Bermès. Il sut plaire à Mme Caillandre, il revint. Il rencontra M. Caillandre et causa avec lui, assez longuement. Il se trouva qu’ils avaient les mêmes goûts, du moins Caillandre le crut. Il estima aussitôt l’économe, qu’il jugea sérieux, sensé, intelligent et de bonne compagnie, grâce à cette loi qui veut que nous admirions quiconque montre à penser ce que nous pensons et à aimer ce que nous aimons, tant de grandeur, de jugement sûr et sain et d’élévation d’esprit, puisqu’il nous ressemble ! Augulanty avait eu le tact de révéler en matière de catholicisme plus d’intolérance que le pape, et en matière d’antisémitisme plus d’ardeur que Caillandre lui-même.

Puisque sa femme tenait à recevoir, Louis vit de bon œil qu’elle aimât la société d’hommes pieux, sérieux et graves, et non celle de ces freluquets qui ne songent qu’à conter fleurettes aux dames. Augulanty fut invité à déjeuner, avec l’abbé Barbaroux, à la fin de juillet, chez ses nouveaux amis qui l’invitèrent ensuite, plusieurs fois, pendant les vacances.

Augulanty et Caillandre devenaient inséparables. L’économe était maintenant assuré de voir fréquemment Virginie chez sa sœur, l’hiver suivant. Il n’ignorait pas tout le bien que Louis et sa femme pensaient de lui et qu’ils ne manqueraient pas de répéter à la rentrée à Mme Pioutte et à sa fille. L’avenir lui souriait.

Trois fois par semaine, M. Augulanty allait, dans un café de la Canebière, jouer aux dominos avec le caissier, qui conservait cette habitude de sa vie de garçon. Quelques jeunes gens s’y réunissaient avec eux, deux employés de la Préfecture, un clerc de notaire et un dentiste.

Augulanty, qui ne connaissait jusqu’alors aucun jeu, avait soudain découvert en lui un enragé joueur de dominos, qu’il avait bien caché antérieurement, puisque lui-même ignorait son existence.

Un jour, les deux amis causaient gravement, selon leur coutume, en attendant l’arrivée de leurs camarades en retard. Caillandre déclamait contre la jeunesse contemporaine et lui reprochait son amour exagéré de l’argent. Il parlait des grands sentiments, et, à la manière dont il prononçait leurs noms, on voyait sûrement qu’il les affublait d’une majuscule.

— C’est Israël qui nous pourrit, affirmait-il en tournant sa cuiller dans sa tasse de café noir. L’argent a chassé l’amour. Ce n’est pas pour les yeux d’une jeune fille que l’on se marie aujourd’hui, mais pour des inscriptions sur le Grand-Livre. Je souffre de voir que partout les intérêts mesquins ont remplacé les Grands Principes de nos Pères. — Prenez donc encore du sucre, mon cher, il est inutile d’en laisser ! On ne nous en offre déjà pas tant !

— C’est une honte, continua-t-il, après avoir bu ; moi, si j’avais fait un mariage d’argent, je crois que je me mépriserais…

Tout à fait par hasard, et en manière de plaisanterie, Augulanty répliqua en riant :

— Eh ! mon ami, vous n’avez cependant pas choisi une jeune fille sans le sou…

— Oh ! mon cher, on ne fait pas un mariage riche, quand votre femme vous apporte cinq malheureux mille francs !

Augulanty entendit cette phrase avec une stupéfaction qu’il ne put, malgré sa présence d’esprit, entièrement dissimuler.

— Comment, vous n’avez reçu que cinq mille francs ?

— Mais oui, ne le saviez-vous pas ?

— Si, si. Je vous demande pardon, j’avais confondu. Leurs camarades arrivèrent, on joua aux dominos. Quand la partie fut terminée, on se sépara en se donnant rendez-vous pour le lendemain.

M. Augulanty revint songeur chez lui.