Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 83-93).

XI

OÙ LE LECTEUR NE POURRA QU’APPLAUDIR À LA DÉCONVENUE D’UN PERSONNAGE


Il ne pouvait mettre en doute les paroles de Louis Caillandre. Or, il savait pertinemment que vingt mille francs avaient été remis à Mme Pioutte. Il en avait donc disparu quinze mille. Qu’étaient-ils devenus ?

En marchant dans la ville à demi déserte, Augulanty, stupéfait, ahuri par une pareille nouvelle, se le demandait. Les plus absurdes hypothèses se présentaient à son esprit. Caillandre aurait-il eu un arriéré de dettes ? Impossible. C’était un garçon économe et rangé. Et d’ailleurs, il venait de déclarer que sa femme avait apporté cinq mille francs, et non point qu’il ne lui restait que cette somme. Cécile gardait-elle cet argent pour elle-même, afin de solder des dépenses qu’elle n’avouerait pas à son mari ? Son caractère n’autorisait guère une telle supposition. Alors, quoi ?

La chaleur et la poussière flottaient dans les rues avec ce grand souffle de l’été, qui est brûlant comme une haleine et brusque comme un poulain en liberté. Les maisons aux volets clos du boulevard Longchamp avaient un air d’abandon ; des valets sévères causaient au seuil des portes, les mouches dansaient aux devantures des épiciers et des confiseurs et regardaient curieusement à travers les vitres, comme si elles étaient les seules personnes qui voulussent encore faire un achat, les fils électriques vibraient dans les arbres verts au passage des tramways, et le digne M. Augulanty, tourmenté par la solution du problème inattendu qui se présentait à lui, marchait sans but, en roulant dans son cerveau inquiet des questions et des réponses.

À force de fouiller sa mémoire et de secouer ses sacs de souvenirs pour en faire tomber quelques broutilles qui l’aidassent dans son enquête, M. Augulanty, le lendemain, après une nuit blanche usée en réflexions et en promenades dans sa chambre, finit par se rappeler que l’abbé Barbaroux lui disait, un soir, avoir remis lui-même la somme entière entre les mains de sa sœur. Il avait même ajouté en souriant : « Vous savez, ma sœur s’y entend mieux que moi à toutes ces choses d’intérêt, elles placera cet argent comme elle le voudra ! » En se remémorant cette phrase, l’économe revoyait le regard loyal et droit, sous ses gros sourcils touffus, dont le prêtre l’avait soulignée. À ce souvenir, Augulanty appuya d’un air méditatif son index contre sa tempe gauche. Quelque chose qui ressemblait à une lumière perçait les ténèbres de ce mystère. C’était indubitablement Mme Pioutte qui avait escamoté une partie des vingt mille francs. Cécile devait l’ignorer comme son mari. Il n’était pas difficile de tromper l’abbé, qui s’y prêtait autant par sa distraction, sa franchise et son insignifiance pratique que par sa confiance aveugle dans sa famille.

— C’est bien cela, se disait Augulanty, en marchant de long en large dans sa chambre, c’est la Pioutte qui a subtilisé quinze mille francs. Mais pourquoi ? Ah ! voilà le chiendent. Il s’agit ici de procéder avec méthode et de ne pas s’empêtrer. On ne vole que logiquement, et tout effet enferme sa cause. Réfléchissons ! A-t-elle gardé cet argent pour elle, afin d’avoir une poire pour la soif, dans l’avenir, en cas de besoin ? Peu probable ! On ne commet de pareilles saletés que poussé par la nécessité. Et puis, il faut reconnaître ce qui est. Elle est dépensière, mais pas égoïste. Avait-elle des dettes qu’elle n’avait jamais avouées à son frère ?… Ah ! je crois que je brûle ! Sinon, que serait-ce ? Pour Virginie ? Virginie n’aurait pas besoin d’une telle somme. L’abbé subvient à toutes ses dépenses. Serait-ce pour Charles ?… Eh ! mais voilà une nouvelle solution, et plus probable que l’autre. Comment pouvais-je oublier Charles ? Cet imbécile est toujours sans le sou, il doit être endetté… Je crois tenir la clef de l’énigme. Décidément, je ne suis pas dans la peau d’un crétin, acheva-t-il, enchanté de lui.

À mesure qu’il y réfléchissait davantage, Augulanty trouvait sa solution plus raisonnable. Il connaissait la passion immense, aveugle, frénétique de Mme Pioutte pour son fils. Ce n’était d’ailleurs un secret pour personne. Mme Pioutte n’ayant jamais songé qu’on pût dissimuler un amour aussi naturel, quelque exclusif qu’il fût, Augulanty eut maintes fois l’occasion d’observer l’indifférence qu’elle montrait à ses filles en comparaison de l’affection qu’elle avait pour son fils. Il n’était pas extraordinaire que, pour son Charles, cette mère fût allée jusqu’au vol. Ce qui ravissait le digne économe, c’est qu’avec un pareil secret il tenait entre ses mains la mère de Virginie et qu’il était en son pouvoir de la faire trembler tout à son aise, car la divulgation de ces faits risquait fort de brouiller, avec sa sœur et son neveu, l’abbé Barbaroux, qui était inflexible sur les choses de l’honneur et pour qui la plus légère indélicatesse était un crime.

Or, il se trouvait qu’Augulanty, étant encore à Aix, avait donné gratuitement des leçons au fils d’un ami de son père. Ce jeune homme, Jean Badiez, maintenant peintre à Paris, lui en gardait une grande reconnaissance. Il connaissait Charles Pioutte. Augulanty lui écrivit. Il lui demanda de faire une enquête sur son confrère, de savoir comment il vivait, s’il avait des dettes et si, par hasard, depuis six mois, il ne dépensait pas beaucoup d’argent.

— Si Pioutte est endetté ou mène la vie à grandes guides, se disait Augulanty, je suis un homme de génie, et Virginie est à moi. Et je connais mon gaillard, s’il a touché la forte somme, il est incapable de n’avoir pas fait des dépenses excessives et absurdes que chacun doit connaître… Devrais-je aller moi-même à Paris, je saurai la vérité… Sinon, il me faut chercher ailleurs une autre combinaison et reprendre peut-être mon ancienne version des dettes de la Pioutte…

La réponse de Jean Badiez se fit attendre trois semaines, trois semaines pendant lesquelles M. Augulanty se rongea d’impatience, s’énerva, souffrit toutes les angoisses de l’attente et guetta, chaque jour, la venue du facteur, avec des battements de cœur. Quand elle arriva enfin, Augulanty déchira l’enveloppe avec fièvre, comme si son destin se dissimulait dans ce grand carré de papier jaune. Dès les premières lignes qu’il parcourut, il devint rouge de plaisir, et la lettre trembla au bout de ses doigts. La joie et l’orgueil, l’espoir et le désir l’enivraient comme un élixir divin. Badiez l’informait qu’après une sérieuse enquête, où une femme l’avait aidé, il venait de découvrir, grâce à elle, que Pioutte avait depuis six mois fait au moins dix mille francs de dépenses, qu’il s’était mis dans ses meubles, monté un atelier fort élégant, avait donné le jour à un rejeton et qu’il devait même épouser sa maîtresse, qui était aussi celle de beaucoup d’autres. Du moins, le bruit de ce mariage courait. Badiez donnait aussi divers renseignements fort curieux sur la personnalité de Mlle Clémentine Jouve.

Cette fois, Augulanty voyait s’éclaircir définitivement, devant ses yeux, cette situation bizarre. Mme Pioutte n’ignorait pas que son fils avait une maîtresse, et, dans sa terreur que l’abbé l’apprît, elle avait donné à Charles tout l’argent qu’il avait demandé, sans doute pour indemniser la femme et pouvoir la quitter.

En sortant de chez lui, Augulanty marcha en triomphateur. Il épouserait Virginie, il succéderait à l’abbé Barbaroux. Il se livra à la griserie mensongère et facile des rêves heureux. Il comptait relever le pensionnat Saint-Louis-de-Gonzague et en faire une école modèle. Avec de l’intelligence et des matériaux, il pouvait y réussir.

M.  Augulanty formait le plan de fonder un établissement comparable au collège Stanislas. Avoir une organisation ecclésiastique et des professeurs de lycée, unifier la grande question de la pédagogie contemporaine, concilier l’instruction et l’éducation, tels étaient les principaux points de son projet. Il avait décidé d’ajouter à cela un système de sports anglais, de diminuer les heures de travail et d’établir dans de vastes cours des parties de lawn-tennis, de foot-ball, de courses à pied, de sauts en hauteur. Le côté anglomane du nouveau collège ne pouvait manquer d’attirer le snobisme de la population. Avec un tel programme, l’école Saint-Louis-de-Gonzague ferait une concurrence sérieuse aux autres institutions de la ville. Augulanty aurait le premier pensionnat libre de Marseille, une jeune femme fort jolie, il serait riche et considéré. Sa compétence en matière pédagogique une fois reconnue, il se proposait d’écrire divers volumes savants et de devenir membre correspondant de l’Institut, ou quelque autre chose de ce genre. Mais il fallait épouser Virginie ! Et M. Augulanty savait pertinemment que l’ambitieuse Mme Pioutte ne consentirait jamais à ce qu’elle se mariât avec un simple collaborateur de son frère. Aussi tenait-il beaucoup à surprendre en faute la sœur de l’abbé et à connaître un secret qui lui permettrait d’obliger Mme Pioutte à donner son consentement qu’elle eût toujours refusé.

Par une pluie diluvienne, le 1er  octobre, les élèves effectuèrent pieusement leur rentrée à l’école Saint-Louis-de-Gonzague. Ils étaient aussi nombreux que l’année précédente, mais les enfants riches et payants avaient diminué, tandis que les descendants de familles pauvres et pieuses, acceptés gratuitement ou pour une somme dérisoire, augmentaient en proportion. L’année ne s’annonçait pas d’une façon brillante, comme l’abbé Barbaroux l’expliquait, peu après, à M. Augulanty.

— Enfin, dit le prêtre en concluant, j’ai tort de me plaindre. Il ne faut jamais désespérer. La confiance en Dieu est le premier des dons, et celui-là, je l’ai pleinement. Dieu ne m’abandonnera pas, je le sais. C’est pour lui que je travaille, et non pour moi. Il ne permettra pas plus longtemps que tant d’enfants soient élevés loin de lui, dans l’ignorance ou le mépris de ses saintes lois…

Cette confiance en Dieu, que l’abbé Barbaroux appelait le premier des dons, lui causait cependant le plus grand tort. Car, persuadé que tout s’arrangerait par l’intervention divine, il ne voulait pas comprendre que le succès de son pensionnat dépendait aussi de causes matérielles, qu’il était dans son pouvoir de modifier.

Ce fatalisme mystique est, au point de vue social, un des grands dangers de l’esprit chrétien, et il explique en partie l’infériorité des catholiques, dans la lutte qu’ils soutiennent contre leurs adversaires politiques ou leurs détracteurs philosophiques.

Mme  Pioutte était revenue de Toulouse en même temps que son frère. La vie au grand air avait comme ressuscité Virginie, et elle arrivait de la campagne, avec un air de santé qu’elle n’avait pas eu jusqu’alors, les joues hâlées et fraîches, les yeux plus vifs, la physionomie moins mélancolique et moins languissante. Elle fut tout étonnée de trouver Augulanty ancré dans la maison de Cécile.

— Tiens, fit-elle, vous avez hérité d’Augulanty ? Vous manquiez de meubles ?

— Ma foi, répondit Cécile, avec son calme sourire, mon mari s’entend très bien avec lui et le tient en grande estime… Moi, tu sais, tout m’est égal !… D’ailleurs,. c’est un assez joli garçon…

— C’est possible. Je ne l’ai jamais beaucoup regardé…

— Et tu sais, il parle très souvent de toi. Il s’intéresse beaucoup à ta santé…

— Fort bien. Mais moi, je ne m’intéresse pas du tout à lui. Il a quelque chose de déplaisant. Je ne m’explique pas trop quoi, par exemple ! On dirait qu’il a gardé un peu de l’allure du coiffeur qu’était son père. Et puis, il est trop aimable, — et pas naturellement. Il a toujours l’air d’avoir à vous demander un service ou de l’argent… Oui, c’est cela, il a la politesse d’un mendiant.

Virginie eut cependant l’occasion de voir fréquemment l’économe chez les Caillandre. D’ailleurs, M. Augulanty se mettait en frais d’élégance. Il avait fait tomber sa grande barbe qui donnait à sa physionomie quelque chose d’inculte, mais d’expressif. Avec la perte de cet ornement, son visage s’affadissait davantage. Cette face pâle et rose semblait plus molle encore que jamais. On avait envie d’y mettre la main, de la pétrir, d’en faire un masque énergique, de lui enlever cet air humble, bénin, plus servile que serviable, trop câlin, trop affectueux, trop doux.

Augulanty ne venait jamais chez Cécile sans lui offrir des fleurs, il portait des souliers vernis. Augulanty faisait ses visites en redingote et se mettait des cravates claires, dont il travaillait lui-même le nœud savamment négligé. Il n’était plus reconnaissable.

Tous les dimanches, les Caillandre réunissaient quelques personnes pour prendre le thé. Il y avait là les Farnarier, Mme Hampy, Mme Maubernard et quelques amis de Louis, ses collègues de bureau, qui amenaient leurs femmes. Augulanty ne manquait pas une seule de ces réunions. Mme Maubernard y était fort à son aise. C’était encore un intérieur où apaiser cette rage d’aimer la famille qu’elle n’éprouvait que dans celle d’autrui. Il y avait du bernard-l’ermite en cet être-là. Chaque jeudi, elle déjeunait également chez les Caillandre, dont elle se considérait un peu comme le bon ange.

Augulanty causait fréquemment avec Virginie. Elle le méprisait, mais il l’amusait. Il savait la complimenter et quoique ses guirlandes sentissent un peu la boutique du parfumeur, disait-elle, elle l’écoutait avec une dédaigneuse bienveillance, semblable à celle que l’on montre envers un bouffon.

Cela dura près de trois mois. Les soucis d’argent commençaient à ronger l’abbé Barbaroux. Les dépenses excédaient continuellement ce que lui rapportaient ses soixante-dix élèves. Quoiqu’il fût prodigieusement économe, il fut souvent obligé de vendre des valeurs, ce qui restreignit encore l’intérêt de son capital. Pour solder les médecins et les drogues nécessitées par la fatigue de Virginie, il ne donna rien à ses professeurs pendant un trimestre. Il ne pouvait se permettre d’être malade ; il serait forcé, l’année suivante, de passer ses vacances à Marseille. Il essaya de restreindre les dépenses des Pioutte. Il eut une querelle affreuse avec sa sœur, qui parla de partir. Il était faible, il aimait Gaudentie et Virginie. Il se résigna, attendant un secours divin pour le tirer de ce mauvais pas qu’il crut momentané. Ce fut le commencement de la bohème. On paya les professeurs en acomptes, ils reçurent tantôt dix francs, tantôt cinq, un louis au commencement du mois, un écu à la fin. Après avoir tempêté une heure, M. Serpieri n’obtint un jour que quarante sous. Il faillit mourir de colère. On commença à faire quelques dettes. Les notes s’accumulèrent chez le boucher et chez le boulanger.

Augulanty voyait le pensionnat courir à sa ruine. Il n’essayait pas de le retenir. Il laissait faire. Plutôt même l’aidait-il un peu. Il y avait certaines réformes faciles à accomplir et qui eussent été d’un grand secours pour l’abbé. Augulanty les voyait, mais n’en souffla mot. Il attendait avec impatience le moment où le prêtre, vieilli, débordé, incapable de continuer la lutte, mettrait l’affaire entre les mains de son économe, qui serait alors son neveu. Augulanty espérait que l’abbé Théodore donnerait en dot à Virginie le local de la pension. Il n’avait donc aucun intérêt à tirer l’école d’embarras.

Le digne M. Augulanty jugea le moment venu de brûler ses vaisseaux et de se déclarer auprès de Virginie. Il ignorait ses sentiments, mais il était fat, de faciles succès lui laissaient supposer qu’il en imposait aux femmes. La jeune fille l’accueillait sans mauvaise grâce. Il croyait réussir. L’abbé serait enchanté de ce mariage, les Caillandre le verraient d’un bon œil. Mme Pioutte seule ferait de la résistance, mais le malin professeur savait le moyen de la réduire au silence.

Un dimanche soir, Augulanty isola Mlle Pioutte dans un coin du salon, entre un paravent japonais semé de grues d’or et un guéridon où s’épanouissaient de belles roses de Nice, sensuellement épanouies et comme défaites dans la pâmoison de leurs pétales écartés.

Après une conversation d’allure assez banale, M. Augulanty prit son air le plus doucereux et dit câlinement, en fermant à demi les paupières :

— Voici encore une bonne soirée de passée ! Mademoiselle, désormais, je ne vivrai que dans l’attente de dimanche prochain.

— Pourquoi ? demanda rêveusement Virginie, qui écoutait à peine les paroles de son amoureux et pensait à toute autre chose.

— Mais pour avoir le plaisir de vous revoir.

— Ah ! fit Virginie, avec indifférence, vous y tenez tant que ça…

Augulanty se crut encouragé et pensa que c’était le moment de jouer le grand jeu ;

… Je n’essaierai pas de vous dissimuler plus longtemps, mademoiselle Virginie, la profonde impression que vous avez faite sur moi. Je suis, croyez-le bien, le plus sûr et le plus dévoué de vos amis, et… C’est pour vous que je viens ici…

Virginie coupa en riant cette période à effet.

— Vous, je vous vois venir, avec vos gros sabots. Vous allez me faire une déclaration.

Augulanty resta si interloqué qu’il ne trouva rien à répondre.

— Vous allez m’annoncer que vous m’aimez, continua l’impitoyable Virginie.

— Pourquoi ne vous le dirais-je pas ? répondit le professeur, qui s’efforçait de conserver son audace. Puisque c’est la vérité…

— Là ! fit Virginie, qui riait toujours. Je le savais bien. C’était prévu. Quand je vous le disais…

— Mais, mademoiselle, murmura Augulanty, de plus en plus ahuri, je ne sais vraiment… Vous avez une manière fort originale de prendre les choses, certes, mais un peu déconcertante, peut-être… et…

— Écoutez-moi, monsieur, dit Virginie, qui ne riait plus. Mettons cartes sur table et parlons sérieusement. Vous m’affirmez que vous m’aimez, très bien, mais vous avez un but, je pense, en me racontant vos petites affaires…

— Je ne comprends pas, balbutia le malheureux économe.

— Vous avez sans doute l’intention de m’épouser…

— Certainement, s’écria Augulanty, ravi du tour nouveau que prenait le colloque, c’est mon plus cher désir. Sans cela, croyez bien que je ne suis pas mal élevé au point de vous…

— Eh bien ! monsieur, j’agirai franchement avec vous. Une autre chercherait des faux-fuyants, vous ferait une réponse vague. Non, ce n’est pas mon genre. Je ne doute pas de vos mérites, ni de vos qualités… mais je ne vous épouserai jamais…

Augulanty attendait avec anxiété la fin de la phrase. Elle l’abattit comme un coup de massue. Rouge, confus, balbutiant, il objecta :

— Permettez-moi au moins de croire, mademoiselle, que cet arrêt n’a rien de définitif.

— Je mentirais en vous laissant cette illusion, monsieur.

— Me défendrez-vous même d’espérer… que peut-être, un jour…

— Oui, monsieur, c’est inutile d’insister.

— Mais au moins, dit Augulanty, avec un regard fielleux, vous avez sans doute des raisons pour me repousser ainsi…

— C’est possible.

— Puis-je demander à les connaître ?

— Ceci est de l’indiscrétion, monsieur Augulanty. Si j’ai des raisons, je n’ai pas à vous les dire.

— Me sont-elles personnelles ?

— Oui et non. Je ne vous aime pas… Ah ! ne dites pas que je vous aimerai plus tard, que l’amour vient avec le mariage et que le sacrement le donne ! Non, je ne vous aimerai jamais. C’est très simple, n’est-ce pas ?

— Sans doute, fit Augulanty, avec un sourire méchant, votre beauté vous permet-elle de croire que vous trouverez un mari plus avantageux que moi. Certes, je ne prétends point douter de votre charme. Nul n’en est plus féru que moi… Mais c’est peu de chose aujourd’hui, cela, et quand l’argent manque, les qualités physiques ne servent guère…

Virginie fit un geste d’orgueilleux mépris et d’indignation. Augulanty ne la laissa pas parler, il s’empressa de continuer :

— Permettez-moi, au moins, mademoiselle, de me faire encore un moment mon propre avocat… Il y a des cas où la dignité de l’homme le cède à l’amour… Je ne vous parlerai pas de mes qualités, mais j’ai de l’ambition, de l’énergie, je serai bientôt docteur ès lettres, je suis un bon professeur, vous aurez, je pense, une situation qui ne sera pas à dédaigner. Je consens à attendre. Cherchez à vous marier ; si vous n’y réussissez pas, je serai toujours là à désirer fidèlement le seul bonheur de ma vie ; sinon, si vous parvenez à trouver un parti, tant pis pour moi, mon existence sera finie… Mademoiselle, laissez-moi…

Devant le regard glacé de mépris et d’insolence que Virginie fixait sur lui, Augulanty, à demi désespéré et à demi furieux, s’arrêta. La jeune fille déclara, d’un ton sec, en se levant :

— Vous vous méprenez, je crois, monsieur…

L’économe comprit enfin combien son insistance était de mauvais goût. Il sentit bouillonner en lui la honte indignée de l’humiliation, la colère et la haine. Il ne put se retenir de menacer celle dont il venait de se dire le dévoué serviteur ; il murmura en se dressant :

— Eh bien ! je crois, mademoiselle, que vous serez tout de même ma femme. Vous ne voudrez pas désoler toute votre famille, brouiller avec votre oncle votre mère et votre frère, attirer le désastre et la ruine sur les vôtres… Soyez sûre que votre décision n’a rien de définitif…

Augulanty la salua froidement, serra la main aux maîtres de la maison et se retira.

— Ah çà ! qu’est-ce que cela signifie ? se dit Virginie, étonnée. Qu’est-ce qu’il insinue, ce Chinois-là ?