Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 67-76).

IX

UNE NOCE BOURGEOISE


Cécile avait demandé que le mariage se fasse au plus tôt. Maintenant que son sort était décidé, elle avait hâte de quitter la maison de son oncle. Aussitôt que M. Louis Caillandre apprit la réponse de la jeune fille, il montra une joie d’enfant ; il n’osait pas espérer qu’une aussi belle femme fût jamais à lui. Mme Maubernard et Mme Hampy partagèrent son bonheur. La demande en mariage fut faite officiellement par M.  et Mme Farnarier. On vit arriver un petit vieux, tremblotant, ratatiné, chauve, frileux, que sa femme, une grosse dame lente et timide, déballa avec précaution d’un fouillis de pardessus, de foulards et de châles. Des paroles entrecoupées et chevrotantes accompagnaient les gestes tremblants du vieux monsieur, sa compagne approuvait toutes ses phrases en balançant un prodigieux chapeau vert qui élargissait son dôme feuillu au-dessus de sa figure vulgaire. Ils se montrèrent hésitants et gênés, et Mme Pioutte eut beaucoup de peine à soutenir la conversation. À tout moment, ils se consultaient du regard pour savoir si ce ne serait pas décent de s’en aller. Enfin, le petit vieux se leva, sans attendre l’arrivée de son petit-fils, et sa femme le renferma aussitôt dans son amas de vêtements dont elle calfeutra soigneusement toutes les ouvertures.

Louis Caillandre apporta, le soir même, la bague de Cécile, une topaze assez belle entourée de diamants. C’était évidemment un bijou de famille qu’il avait fait remonter, pour la circonstance. À l’annulaire de sa fiancée, elle faisait grand effet, mais Cécile se disait tout bas qu’elle était plate, large, et qu’elle témoignait du mauvais goût de Caillandre.

On donna le repas de fiançailles, le dimanche soir. M. Augulanty, Mme Maubernard et Me Lacreu, un notaire qui avait été l’ami de M. Pioutte, y assistaient. On remarqua que les Farnarier, qui n’avaient aucun usage du monde et qui trouvaient sans doute, dans leur sainte innocence, qu’il était inconvenant et même sale de laisser les os de la volaille au bord de leur assiette, avaient coutume de les jeter sous la table, où ils tachaient de graisse les robes de leurs voisines.

À dater de ce jour, Louis Caillandre vint passer ses soirées à la rue Saint-Savournin. L’abbé Barbaroux, toujours préoccupé de ses élèves, ne faisait dans le salon que de brèves apparitions. Mme Pioutte trônait. Mme Maubernard et Mme Hampy assistaient fréquemment à ces réunions, et M. Caillandre les raccompagnait chez elles, en s’en allant.

Deux fois par semaine, le fiancé envoyait un bouquet de fleurs à Cécile, et quand il arrivait après le dîner, à neuf heures, il ne manquait pas de lui demander si elle avait pris soin de le mettre dans l’eau. Il lui indiquait différentes façons de le conserver, lui recommandant l’eau tiède, ou savonneuse, ou semée de charbon. Il savait aussi des recettes de confiture et les communiquait avec plaisir.

Durant ces entrevues, Cécile Pioutte ne modifia pas son premier jugement sur son fiancé. Elle le trouvait correct, sérieux, de bonne éducation, mais affreusement banal. Il appartenait à cette classe de gens qui acceptent toutes les opinions médiocres sans les réviser, qui n’ont jamais une idée originale, ni une vue personnelle, ni une réflexion qui indique chez eux un esprit particulier. Il semble que tous ces êtres-là n’ont qu’une même cervelle pour eux tous et qu’ils y puisent ensemble les mêmes pensées. Sur quelque sujet de conversation qu’on le mît, on pouvait s’attendre à ce qu’il dirait, on en était sûr d’avance. Il réglait sa vie, ses actes, ses idées, avec des principes rigoureusement établis, mais qu’il n’avait pas choisis lui-même. C’était presque un être anonyme, il était là pour boucher un trou, pour faire foule. Mme Pioutte avait pour lui beaucoup d’estime. N’était-il pas le jeune homme modèle, celui que toutes les mères désirent pour leur fille, travailleur, pratique, économe, ordonné, vertueux, méthodique, intolérant pour ceux qui ne lui ressemblaient pas ? Assez dévot, il assistait à la messe tous les dimanches, communiait quatre fois l’an, pour Pâques, la Pentecôte, l’Ascension et la Noël, et faisait partie de plusieurs sociétés de bonnes œuvres. Patriote chauvin, dans ses conversations avec sa fiancée, il parlait fréquemment des destinées de la France. Il se déclarait républicain (à condition d’avoir une république d’honnêtes gens), libéral (il n’aurait pas supporté qu’on touchât au suffrage universel) et antisémite (il ne se servait jamais dans les magasins juifs). Enfin, il s’exprimait avec chaleur sur la famille, le devoir, la conscience de l’homme intègre, la foi et l’indissolubilité du mariage.

Entre elles, Cécile et Virginie l’appelaient M. Tout-le-Monde. Il arriva cependant que M. Tout-le-Monde parut vouloir prendre une personnalité. Il devint réellement amoureux de sa fiancée, et cet amour lui révéla un côté de lui-même qu’il était le premier à ignorer. Cécile avait fait sur lui une impression violente, le jour de leur rencontre au Jardin Zoologique. Persuadé qu’une jeune fille aussi belle ne voudrait jamais d’un homme tel que lui, il s’était efforcé de l’oublier. Quand il se sut agréé, il se laissa aller à l’amour, et cette tendresse, qui ne lui parut qu’un caprice quand elle commença, était devenue une passion, avant que Caillandre eût songé à en restreindre l’intensité. La manière dont il s’éprit de Cécile l’étonna. Il avait vécu jusqu’alors dans une grande indifférence pour les femmes. Celle-ci lui donna des émotions qu’il ignorait, ardentes, étranges, inattendues. Il lui tint quelques discours qu’il jugea brillants, et il fit diverses choses qui lui parurent des folies, mais qui ne l’étaient que par comparaison avec l’état de raison somnolente où il avait vécu jusqu’alors.

Les fiançailles de Cécile et de M. Caillandre ne durèrent qu’un mois. Ils étaient aussi pressés d’en finir l’un que l’autre. Dans les derniers jours de mars, on fit la lecture du contrat. Mme Pioutte fut terrifiée à la pensée que son frère viendrait peut-être l’écouter. Mais l’abbé, occupé par ses examens trimestriels, et, au surplus, se déchargeant de tous ces soins sur sa sœur, ne se souciait guère d’y assister, n’étant ni témoin, ni tuteur de Cécile, comme il l’était de Charles et de Virginie. Pour plus de sûreté, Mme Pioutte s’arrangea de telle sorte que la lecture eut lieu, un mardi, à l’heure de la classe de son frère. Elle avait choisi pour notaire Me Lacreu, sous le prétexte qu’il lui avait rendu de grands services, lors du décès de son mari et des difficultés qu’elle éprouva, alors, à régler ses affaires.

En sortant du cabinet de Me Lacreu, Mme Pioutte se sentit l’âme rassérénée. Elle avait craint jusqu’au dernier moment que sa supercherie ne fût découverte. Maintenant, elle était tranquille. Les témoins de Cécile étaient deux cousins germains de son père, un inspecteur de la manufacture des tabacs, M. Bertrandon, et M. Regouffre, agent d’assurances. Ils connaissaient peu l’abbé Barbaroux et n’avaient aucune occasion de le rencontrer. Sa conscience inquiète, maintenant rassurée, elle n’eut qu’à se réjouir du tour heureux qu’avaient pris les événements et de l’habileté qu’elle y avait montrée.

En arrivant à Paris, Charles lui écrivit une lettre admirable de chaleur, d’enthousiasme et de protestations affectueuses qui aurait suffi à récompenser Mme Pioutte. Il lui assurait qu’il se marierait le plus tôt possible, c’est-à-dire au commencement de l’année prochaine. C’était déjà un retard sur son ancien projet. Mais Mme Pioutte ne s’avisa pas de songer à ce détail. Elle caressait le rêve d’aller à Paris habiter avec son fils, aussitôt qu’elle aurait marié Virginie, ce qu’elle espérait faire au plus vite, avec l’aide de la bonne Mme Maubernard. Elle voyait déjà Charles au pinacle, riche, considéré, décoré de la Légion d’honneur. Et demeurant alors auprès de lui, elle jouirait de toute sa gloire. Cette femme pratique et qui connaissait mieux que personne la valeur de l’argent et les difficultés de la vie, dès qu’il s’agissait de son fils, tombait dans le plus étrange aveuglement.

On célébra le mariage dans les premiers jours d’avril. La messe fut dite aux Réformés par l’abbé Barbaroux, mais comme il avait refusé par modestie de prononcer le discours, ce fut l’abbé Tacussel, ami du marié, qui s’en chargea. Il fut plus mielleux que jamais, il accabla les deux familles d’éloges, de flatteries, de compliments, il vanta la jeune mariée, cette femme si chrétienne, élevée pieusement par une sainte mère, qui était, selon lui, la femme forte dont parle l’Écriture, et qui avait su trouver dans l’adversité le courage et la sérénité que la religion donne aux âmes fortes ; il loua M. Caillandre, ce cœur noble et généreux, qui ne battait que pour les grandes causes, cet esprit élevé, sans cesse tourné vers l’idéal, ce courageux soldat de la phalange du Christ, qui trouvait encore le temps de s’intéresser aux bonnes œuvres, malgré le poste de haute confiance dont il était chargé. Il célébra l’abbé Barbaroux, oncle de la mariée, ce grand caractère dont tous les catholiques connaissaient le nom et célébraient les vertus, cet austère fondateur d’une école qui, depuis trente ans, déversait sur le monde une glorieuse armée d’hommes dignes, religieux et dont le caractère bien trempé et le cœur d’acier contrastaient si violemment avec la mollesse et la lâcheté qui sont la honte de notre époque aveulie.

Le repas de noces eut lieu dans un des restaurants spécialement destinés à ces sortes de cérémonies. Par égard pour eux, l’abbé avait tenu à inviter ses professeurs. D’ailleurs, il ne lui restait plus aucune famille. Les parents de M. Pioutte étaient représentés par quelques cousins. Par contre, Caillandre et les Farnarier amenaient une foule énorme. Ils se présentèrent, suivis d’une tribu de ces parents humbles, gauches, vulgaires, fagotés, que l’on ne sort que pour les mariages et que l’on voudrait tant cacher alors, toute une kyrielle d’oncles, de tantes, de cousins, bruyants, affamés, sanglés dans des redingotes de 1860 ou des corsages éclatants, et qui emplirent les vastes pièces de leurs grands gestes, de leurs gros rires, de leur accent provençal, de leurs figures expressives, agitées par la sauvagerie de leur conversation. Le repas les calma ; ils cessèrent de parler. Ils se jetèrent sur les mets comme s’ils jeûnaient depuis plusieurs jours ; beaucoup n’avaient rien pris le matin pour avoir l’estomac plus libre. La présence, sur la longue table blanche, de plats qu’ils ne pouvaient savourer que lorsqu’un mariage se faisait dans leur famille oblitéra toutes celles de leurs facultés qui n’étaient pas masticatives. Mais, après les premiers mets, ils s’abandonnèrent à plus de joie ; des enfants commencèrent à crier. Le champagne les enthousiasma ; à la glace, on ne pouvait plus les tenir. Cependant, M. Augulanty portait un toast. Il lut un discours extrêmement habile, où, tout en souhaitant beaucoup de bonheur aux jeunes époux, « que les douces mains de l’amour avaient conduits sur les routes de l’Hyménée », il prodigua les flatteries à l’abbé Barbaroux et surtout à M. Caillandre, ce qui étonna quelques assistants. L’abbé tint à remercier son économe et à prononcer une allocution. Quand il commença à parler de ses nièces, l’émotion l’empêcha de continuer. Sa voix était entrecoupée de larmes ; il se rassit sans avoir achevé. On applaudit à grand fracas. Le plaisir de marier celle qu’il considérait comme sa fille spirituelle, avec l’homme qui devait assurer son bonheur, la satisfaction d’avoir pu aider cette union par un sacrifice, — ce qui lui donnait la complaisante joie de se savoir dévoué et magnanime et il n’y a rien qui émeuve autant, — tout cela l’agitait étrangement, il éprouvait une plénitude heureuse à voir les siens contents autour de lui. On se mit ensuite à danser.

Ce fut le plus beau moment de la journée. Les valses succédaient aux quadrilles, sans interruption, et les pieds des danseurs soulevaient une poussière vagabonde. Plusieurs d’entre eux mêlaient à leurs entrechats des excentricités personnelles qui excitaient de grands éclats de rire. Tous étaient rouges, suants, essoufflés, mais hilares et infatigables. L’abbé Barbaroux allait de groupe en groupe, se frottant les mains, épanoui, voyant partout le triomphe de la bonté de Dieu. Le vieux M. Farnarier, débarrassé de ses ballots de pardessus et de châles, grignotait des biscuits que sa femme lui apportait sans cesse. La timide Mme Hampy rougissait toute seule dans un coin, et Mme Maubernard se répandait dans l’assistance, bonne, affable, ayant un mot aimable pour chacun questionnant les uns, causant avec les autres, faisant de nouvelles connaissances, récoltant les invitations, se glissant dans la famille Caillandre, comme une souris dans un trou, afin de s’y nicher, et de rayonner de là tout autour comme l’ange des affaires d’autrui.

Les professeurs de l’abbé Barbaroux ne quittaient pas le buffet. M. Peloutier s’y bourrait de petits fours, M. Bermès, déjà à demi ivre de vin de Champagne, demandait au garçon s’il ne pourrait pas lui monter une bouteille d’absinthe. M. Inart faisait sur les portes claires, avec un crayon, des calculs algébriques, et M. Serpieri, indigné qu’on n’eût pas invité sa femme, alors que Mme Peloutier et ses filles assistaient au défilé de l’après-midi, révolté contre ce nouveau passe-droit, cherchait sans trêve des oreilles complaisantes où déverser sa bile et sa rancœur. Pour le moment, il accaparait M. Niolon, qui l’écoutait à peine.

M.  Augulanty, qui savait danser, s’approcha de Virginie et la pria de lui accorder la prochaine valse.

— Non, monsieur, merci, je ne danse pas, fit sèchement la jeune fille.

Augulanty jeta sur elle un regard aigu :

— Vous ne voulez pas danser ici ? Je comprends cela !

À voir le sourire qui distendit les jolies lèvres de Virginie, il comprit qu’il gagnait sa cause. « Du moins, me permettrez-vous de causer avec vous cette valse ? »

Elle l’y autorisa, et il s’assit à côté d’elle, en cambrant son torse puissant et en croisant ses jambes que terminaient des escarpins vernis, qu’il mettait avec joie en pleine lumière, car c’étaient les premiers qu’il portait.

En général, ce digne M. Augulanty était fort antipathique à Virginie, mais elle s’ennuyait tant qu’elle accepta de se laisser distraire par lui. Au moins, le connaissait-elle. Dans une société d’inconnus, nous accueillons comme des amis les êtres qui nous déplaisent le plus ailleurs, parce qu’ils ont le mérite de former une sorte d’îlot contre l’agacement de ne voir que des visages qui n’ont pas de nom pour nous.

M.  Augulanty, installé sur sa chaise et tortillant ses gants paille entre ses mains molles, commença aussitôt à parler.

— Vous avez peut-être tort, mademoiselle, de ne pas danser parmi ces gens-là ! Certes, je comprends votre pensée. Mais ce n’est pas très charitable. Ils sauraient au moins une fois dans leur vie ce qu’est une femme élégante et gracieuse qui danse…

Virginie se mit à rire. M. Augulanty ne lui était pas encore apparu comme un homme galant. Elle regretta moins de lui avoir permis de s’asseoir auprès d’elle. Il lui ferait des compliments, cela aide à tuer le temps. M. Augulanty n’était pas un sot, il sut se montrer assez drôle. Il comprit que rien ne plairait davantage à cette jeune fille méprisante que d’entendre ridiculiser les femmes qui assistaient à la réunion. Il révéla quelque esprit en se moquant des danseuses qui passaient devant lui, il trouva des mots à l’emporte-pièce qui raillaient leurs visages, leurs tailles, leurs robes, leurs bijoux. Il eut des flatteries discrètes pour louer la tenue élégante et sobre de Virginie, ses peignes extrêmement modernes et ses bagues de forme ancienne. Il lui comparait, semblait-il, toutes les assistantes, et les plaisanteries moqueuses dont il les saluait tout bas n’étaient qu’un hommage plus délicat encore et plus discret à Virginie. La jeune fille s’amusait. Elle lui donnait la réplique, avec vivacité, et elle s’étonnait de trouver une humeur gaie et méchante, et presque le ton de la société chez ce grand blond à l’air mollasse, qu’elle avait jusqu’ici considéré comme un cuistre et qu’elle n’avait jamais vu que debout devant l’abbé Barbaroux, l’écoutant avec respect, humble et servile, avec la mine d’un larbin devant son maître. Mais il ne lui venait point à la pensée qu’ici encore M. Augulanty jouait le même rôle.

Cependant, l’abbé Mathenot, venu quelques instants, sur la prière de son directeur et dissimulé dans les tentures qui encadraient la porte du buffet, fixait sur Augulanty des yeux que l’attention durcissait. Il paraissait suivre les méandres de la conversation et en comprendre les finesses, tant son visage se contractait, dans l’ombre, de colère impuissante et d’indignation. Cet Augulanty, qu’il poursuivait d’une haine tenace, opiniâtre et perspicace, agissait en ce moment au mieux de ses intérêts, et Mathenot ne se cachait pas que si l’économe mettait Mlle Pioutte dans son jeu, la partie serait rude pour lui, à qui sa soutane et son horreur des femmes défendaient d’employer de tels moyens d’obtenir la protection de l’abbé Barbaroux.

Cependant M. Bermès, qui adorait se moquer des gens, n’était pas assez ivre pour ne pas garder une lueur de lucidité. Cette lueur lui donna l’idée de demander à M. Peloutier une de ses poésies. Le professeur de langues étrangères faisait des vers depuis l’âge de quinze ans, et comme il en avait soixante, il jouissait d’un passé de quarante-cinq années de poésie inédite, aucun journal, ni aucun éditeur n’ayant consenti à imprimer ses élucubrations. Cela lui avait aigri le caractère ; mais le malin M. Bermès s’efforçait de persuader à son confrère qu’il avait du génie, et que son génie effrayait l’incapacité générale. M. Peloutier avait des tendances à le croire. Il récitait ses œuvres aux distributions de prix ; il attaquait au coin des salons de pauvres auditeurs timides, qui ne pouvaient pas se défendre et leur lisait cruellement ses impitoyables sonnets. De vieilles dames, des institutrices, des demoiselles montées en graines l’admiraient. À force d’entendre louer son talent dans des cercles restreints, il avait foi en lui. D’année en année, sa vanité, son humeur acariâtre, son égoïsme s’étalèrent davantage. Un homme qui se trouve supérieur aux autres tombe immédiatement au-dessous d’eux, s’il n’est pas soutenu par un beau caractère. Peloutier vit en lui une victime, un grand poète dédaigné, méconnu, outragé. Il se comparait surtout à Milton, qui avait des filles comme lui ; pour ne pas être en reste avec elles, si elles lui jouaient de méchants tours, il avait pris les devants. Elles étaient les souffre-douleurs affectueux et résignés de ses caprices poétiques.

Une des pièces de M. Peloutier était célèbre chez les gens qu’il fréquentait. Elle s’appelait le Nombre Deux. C’était une énumération banale de toutes les choses que l’on trouve par paires. C’était une glorification de la femme aimée et de presque tout ce qu’elle possède en double, et cela finissait par une réclame pour la Providence, qui fait bien ce qu’elle fait et a, selon M. Peloutier, une prédilection pour le nombre deux.

M.  Bermès, avec un entêtement d’ivrogne, réclama si longuement, si opiniâtrement, le chef-d’œuvre du professeur que chacun cria à son tour : « Le nombre deux ! » sans trop savoir à quoi il s’exposait. Alors M. Peloutier après avoir exécuté toutes les attitudes de la fausse modestie, s’avança au milieu du salon, et, l’œil vague, ses longs cheveux rejetés en arrière, la main enfoncée entre le deuxième et le troisième bouton de sa redingote, commença de débiter son fameux poème.

Derrière le dos de Virginie Pioutte, qui avait peine à garder son sérieux, M. Augulanty et M. Bermès se tordaient de rire. Mais le reste de l’assistance admirait, surtout quand M. Peloutier, levant les yeux au ciel, dont un plafond à peintures prétentieuses faisait, en ce moment, l’intérim, chanta sa bien-aimée :

Deux sont ces yeux divins remplis d’un sombre azur
Plus purs que n’est le ciel quand le beau jour est pur !

Et dans la gloire qui rejaillissait sur son mari et sur leur père, la douce Mme Peloutier, qui était borgne, et ses quatre filles, longues, raides, fagotées et roussottes, rayonnaient doucement sous les éclairs que jetaient sur elles les regards inspirés du poète qu’elles adoraient et dont l’égoïsme féroce exploitait leur tendresse et leur bonté et en tirait autant de bénéfices que s’il possédait une terre ou un capital, au lieu de quatre enfants.

Quand le poète eut fini, chacun applaudit à tout rompre, moins par admiration peut-être que par satisfaction de savoir qu’il n’y avait plus rien à écouter. Ce fut le signal de la débâcle, chacun se retira. Il était sept heures. M.  et Mme Louis Caillandre venaient de partir pour faire un classique petit voyage de noces en Italie, où ils devaient rester une quinzaine de jours.