Les sangsues/08
VIII
MADAME PIOUTTE PREND SA FILLE AU PIÈGE
Cécile eut la fièvre toute la nuit. Elle se leva tard, avec une figure pâle et défaite, les yeux cernés, les traits tirés. Les jointures lui faisaient mal, elle avait la bouche amère et sèche et une grande lassitude. Elle ne descendit pas à la salle à manger et demanda qu’on lui servît son déjeuner dans sa chambre. Sa mère monta la voir.
— Tu as bien dormi, Cécile ? lui dit-elle, paisiblement.
— Pas mal, merci, et toi ? répondit Cécile, indifférente.
Elles se regardèrent du coin de l’œil, comme deux ennemis qui s’observent avant de se tirer dessus. Mme Pioutte posa à sa fille quelques questions banales, se plaignit de sa santé, puis s’en alla.
L’après-midi, Virginie tint compagnie à sa sœur. Elles travaillèrent ensemble. Cécile ne racontant rien, Virginie n’osa pas lui demander de détails sur la rencontre de la veille. En prenant le thé, Virginie narra qu’elle avait rencontré, tantôt, M. Augulanty et qu’il avait causé quelques minutes avec elle, plus amicalement que d’ordinaire. Elle s’en étonnait.
Deux journées passèrent. Mme Pioutte semblait avoir oublié le mariage de Cécile et la scène qu’il y avait eu entre elles. Mais la jeune fille ne se dissimulait point le mensonge de ce calme apparent. Elle savait trop bien ce que cachaient la bienveillance et l’air bénin de sa mère, et elle se préparait à subir un nouvel assaut.
Le matin suivant, Mme Pioutte entra dans la chambre de Cécile d’un air décidé qui éclaira la jeune fille. Il était de si bonne heure que Cécile était encore au lit.
Mme Pioutte s’assit sur un prie-Dieu, se frotta le bras droit avec la main gauche, de son geste habituel de rhumatisante, et commença de cette voix aigrelette et sèche qu’elle avait quand elle parlait d’affaires ou quand elle récriminait, — sa voix véritable, en un mot :
— Je pense, Cécile, que tu as eu le temps de réfléchir à tout ce que je t’ai dit, l’autre jour…
Cécile agita affirmativement sa belle tête orgueilleuse et pâle, où le pli d’amertume et de défi se creusait davantage aux coins des lèvres.
— Je ne te fais pas l’injure de croire que les raisons sérieuses que je t’ai données n’ont pas ébranlé ta foi dans les extravagances que tu m’as servies. Tu es, je pense, arrivée à un âge où l’on dirige sa vie avec son jugement, et non pas avec des phrases. Par conséquent, je suis sûre d’avance que tu es décidée à épouser M. Caillandre.
— Pardon, maman, je ne suis pas décidée du tout, dit Cécile, avec le plus grand calme.
Mme Pioutte eut un mouvement de colère, ses joues sèches et jaunes s’empourprèrent, sa main, posée sur son genou pointu, s’agita convulsivement. Elle contint, avec peine, la fureur qui gonflait ses veines. Elle reprit, cependant, d’une voix dont elle s’efforçait de déguiser le tremblement :
— Ah ! tu n’acceptes pas M. Caillandre ? Et pourquoi, s’il te plaît ?
— Je te l’ai déjà dit, répliqua Cécile, d’un ton d’ennui profond. À quoi sert de revenir là-dessus ? Il est inutile de répéter les mêmes choses. Ce sujet de conversation offre, il me semble, peu d’intérêt…
— S’il en offre peu pour toi, Cécile, il en offre beaucoup pour moi ! — Mme Pioutte prit une voix plus calme pour continuer : « Je peux mourir d’un moment à l’autre, Cécile, — avec mon déplorable état de santé, tout est possible, — je ne veux pas te laisser seule dans la vie. Écoute, ma fille, je connais ton caractère. Tu es très entêtée. Tu te buttes maintenant par caprice. Tu as eu, je ne sais pourquoi, un parti pris contre M. Caillandre, dès que tu as su son nom et son emploi. Tu t’es mis dans la tête de ne pas l’épouser. Ce n’est pas sérieux. J’entends faire ton bonheur malgré toi. Crois-en ma vieille expérience. Tu seras heureuse avec Louis Caillandre et tu me remercieras, plus tard, d’avoir tant insisté. Il se peut que je te fatigue à présent, mais un jour viendra où tu me seras reconnaissante de n’avoir pas craint de te fatiguer… Mon Dieu, je sais bien, quand on est jeune, on se fait beaucoup d’idées fausses, on croit que la vie est une chose agréable, riche, facile. La vie n’est pas un roman, ma pauvre enfant ! Elle est plate, grise, médiocre. Nous n’y pouvons rien. Nous l’avons trouvée comme ça, nous la laisserons comme ça. Moi aussi, quand j’avais ton âge, je faisais de beaux rêves, je croyais que tout allait me venir à foison. J’ai dû en rabattre depuis ! Il est si aisé de s’imaginer qu’on sera heureuse toute sa vie, qu’on voyagera tout le temps, que les jours seront une succession de divertissements, de bals, de cadeaux, de plaisirs. Toutes les jeunes filles en sont là. Il faut choisir cependant. Quand on ne peut pas avoir ce qu’on désire, le plus simple c’est de désirer ce qui est à sa portée. Le mariage n’est pas une fête. C’est une existence toute de devoirs, de dévouement et de sacrifices, avec quelques bonnes heures, de loin en loin. Mais il faut penser aux enfants. C’est pour eux qu’on se marie, afin de fonder une famille et de faire de ceux que le ciel vous envoie des êtres honnêtes et de bons chrétiens. Je regrette d’avoir à te dire tout cela. Tu es assez intelligente pour le comprendre toi-même. Laisse ton amour-propre de côté, oublie ton entêtement, dis-toi bien que ce jeune homme, s’il ne réalise pas ton idéal, a des qualités sérieuses, de l’avenir, qu’il jouit d’une jolie situation et qu’il ne te demande pas d’argent… Tout cela est à considérer. Il faut réfléchir aussi que tu seras très libre, que tu auras peu d’ennuis de famille puisque M. Caillandre est orphelin. Quant à ses grands-parents, ils sont bien vieux, et, d’ailleurs, tu les verras rarement. Moi, quand je me suis mariée, je n’ai pas eu cette chance… Ton pauvre père avait encore son père, sa mère et sa tante. Tu te souviens de cette vieille tante Herminie qui m’en a fait voir de toutes les couleurs…
Mme Pioutte parlait posément, sans cesser de frotter son bras maigre avec la paume de sa main, d’un geste machinal et doux. Elle fermait à demi les paupières, comme pour cacher l’expression de ses yeux, mais on voyait passer entre ses cils un coin de regard aigu, pareil à celui dont les chats suivent les évolutions de la souris avec laquelle ils jouent et qui ne leur échappera pas. Et elle observait ainsi, sur la figure de sa fille, les changements que ses paroles auraient pu y susciter. Cécile avait sorti des couvertures une belle main blanche, fine et potelée, suivie d’un bras charmant, nu jusqu’au coude, et elle semblait scander avec ses doigts minces, sur le drap où ils s’agitaient en cadence, la musique intérieure de son impatience et de sa révolte.
— Les raisons que j’ai pour ne pas me marier, répondit-elle enfin froidement, n’ont pas changé depuis jeudi. Je ne suis pas une enfant, quoique tu le prétendes, et je sais ce que je dis. Elles sont aussi bonnes que les tiennes, mais il est naturel que tu en fasses fi. D’ailleurs, je ne suis pas pressée. À vingt ans, on se marie pour se marier. On épouserait Bagatouni ! ajouta-t-elle en souriant de cette expression provençale, prise au répertoire de sa mère. Le moindre jeune homme qui vous fait alors la cour vous paraît exquis, et vous l’acceptez avec joie. À vingt-cinq ans, on réfléchit davantage. C’est mon cas. J’ai encore du temps. Je ne demande à celui que je choisirai ni romanesque, ni qualités extraordinaires. Je ne lui demande que de me plaire. Je suis sûre de trouver un jour ou l’autre quelqu’un qui me plaira mieux que ce…
— Rien n’est moins sûr, répliqua vivement Mme Pioutte qui s’irritait peu à peu. Avec ce que tu as vu autour de toi, comment conserves-tu encore tant d’illusions ? J’imagine que ce qui nous est arrivé aurait dû te servir de leçon ! Tu crois que tu trouveras facilement un autre parti, mais tu vois la peine que nous avons eue pour dénicher celui-là. Combien t’en a-t-on offert depuis la mort de ton père ? Deux. M. Promase et M. Caillandre… Ici, Mme Pioutte eut un sourire patelin qui mit sa fille en défiance, et lui persuada que quelque flèche de Parthe, spécialement barbelée et empoisonnée, était en route vers elle. Sa mère continuait :
— Pourtant, tous les jeunes gens qui venaient à la maison manger et danser, quand mon pauvre mari vivait, étaient tous empressés autour de vous. Y en a-t-il un qui ait demandé votre main ? Vous faisaient-ils cependant assez la cour, à Virginie et à toi ? Que sont-ils devenus ? Les as-tu revus ? Nous envoient-ils même leur carte au Jour de l’An ? Devant le malheur, ils se sont enfuis. Pourtant, ils étaient au mieux avec vous. Est-ce qu’André Bourgine a reparu ? L’autre jour, j’ai rencontré le lieutenant de Vittaccia, il a fait semblant de ne pas me voir. Et Joseph Quartaire, et Roger Malval ? Et Armand Féline, conclut Mme Pioutte d’une voix plus lente, est-il revenu ? Il était bien assidu auprès de toi… Mais, six mois après notre deuil, il a épousé la sœur de Roger, ce petit chat écorché de Clémence.
Les couvertures, qui se froissaient contre la poitrine de Cécile, se levèrent et s’abaissèrent, avec un mouvement plus rapide, comme si les seins qui les berçaient, sur leurs globes arrondis et voluptueux, battaient avec une précipitation fiévreuse. La main pâle, qui dansait sur le drap, s’agita d’une manière brusque et convulsive. Mais Mme Pioutte ne put voir le visage de sa fille, car ses cheveux bruns, répandus sur l’oreiller, se rabattirent brusquement sur ses joues, comme par hasard, et en voilèrent, avec pudeur, la pourpre, aux yeux inquisiteurs de Mme Pioutte.
Pendant près de deux ans, cet Armand Féline s’était montré très épris de Cécile, qui, de son côté, ne dissimulait pas son plaisir de le voir. Jusqu’à quel point l’avait-elle aimé ? Était-ce un caprice, une passion ou un flirt ? Mme Pioutte ne l’avait jamais su. Mais le trouble de sa fille ne lui échappa pas, et elle en profita pour tourner ce fer tout neuf dans la vieille plaie.
— Et pourtant, ce M. Féline semblait t’aimer sincèrement. Je ne serais pas étonnée qu’il eût compté faire de toi sa femme. En tout cas, tu y pensais, c’est certain. Je ne veux pas croire qu’il ne t’aurait prise que pour ton argent ; mais on disait alors partout que ton pauvre père vous ferait une dot superbe. Il t’aimait sans doute aussi pour toi-même. Il n’en est pas moins vrai que, seule, tu ne lui as pas suffi. Il s’est dit ce que tout le monde se chuchote sur votre compte : « Elles n’ont pas le sou, et elles ont été élevées jusqu’à vingt ans comme des millionnaires, en grandes dames habituées au luxe et qui satisfont tous leurs caprices. » Les jeunes gens réfléchissent avant de choisir une telle femme…
Le flegme de Cécile exaspérait sa mère. Rien de ce qu’elle disait ne paraissait plus émouvoir ce beau visage contenu. Alors elle réfléchit qu’elle ne blesserait à fond sa fille et qu’elle ne dissoudrait ainsi sa résistance qu’en le faisant brutalement, grâce à cet amour-propre exagéré et presque maladif, à cet orgueil susceptible et toujours inquiet, qui était en même temps la force et la faiblesse de ce caractère à jamais aigri par la défection de tous ceux qu’elle aimait, lors de la mort retentissante de son père. Il y avait une place de sa sensibilité, toujours écorchée, toujours à vif, et où le moindre heurt un peu violent réveillait une souffrance que les années n’avaient pu entièrement guérir.
Ce fut là que Mme Pioutte, irritée, frappa de toutes ses forces.
— Enfin, ma chère, fit-elle, en reprenant sa voix aigre, tout cela est inutile, je le vois. Tu ne veux pas démordre de ce caprice. Eh bien, voici qui te touchera davantage. J’aurais voulu t’épargner cette humiliation. Tant pis pour toi ! Ton oncle est furieux. Il trouve ta résistance stupide. Il tient absolument à ce mariage. Et quand il tient à quelque chose, Théodore, tu sais, il est aussi têtu que toi… Il était déjà vexé de cette note de couturière que vous avez faite si inconsidérément : « J’entends que ce mariage s’accomplisse, m’a-t-il dit. Quand on est dans la situation de Cécile, on ne fait pas la petite bouche. Tes filles devraient comprendre qu’elles sont une charge pour moi. Je la supporte volontiers, certainement, mais qu’elles y mettent du leur ! Si elles refusent tous les partis, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, comme de petites maîtresses, elles me resteront sur les bras, et, ma foi ! dépensières et gaspilleuses comme elles le sont, c’est une fameuse plaie ! Quand on vit, par charité, aux crochets de quelqu’un, on y met de la discrétion ; d’habitude, on s’arrange pour ne pas en abuser… »
Mme Pioutte eut peur d’être allée trop loin. La froide Cécile s’était jetée hors de son lit, et, à demi nue, élancée vers sa mère.
Ses yeux étincelaient, le fard de la honte et de l’humiliation couvrait ses joues pâles. Et toute sa chair éblouissante resplendissait de colère et d’indignation.
— Il t’a dit cela ? s’écria-t-elle.
— Oui, fit Mme Pioutte, sans hésiter. — Elle ajouta avec terreur, craignant de voir son mensonge découvert :
— Ne va pas lui en parler, au moins. Ça ferait un scandale affreux.
— Ah ! il a dit cela ! répétait Cécile, qui, assise sur le prie-Dieu que sa mère venait de quitter, enfonçait ses jambes délicates dans des bas noirs, c’est bien, je ne serai plus à sa charge. Non, je le jure. Ah ! je vis ici par charité ! Je suis à ses crochets ! C’est bien, je me marie. Tu peux dire à Caillandre que j’accepte. Et vite ! Ne pourrait-on pas me marier, ce soir même, pour que je débarrasse plus vite cette maison ? Le fardeau de mon oncle serait certainement diminué. Quand pourrai-je me marier ? Je ruine tout le monde ici, je suis une dépensière, je mets mon oncle sur la paille. Par charité ! Cours chez Mme Maubernard lui demander que Caillandre vienne me prendre de suite, que je m’en aille au plus tôt de cet asile de nuit, de cette œuvre de bienfaisance !…
Elle s’habillait à la hâte, avec des gestes brusques et saccadés, cassant des cordons, déchirant des boutonnières, arrachant des agrafes.
— Tu es folle, fit Mme Pioutte, ravie d’avoir enfin brisé la résistance de sa fille, mais inquiète de voir la façon dont elle s’exaltait, ne dis donc pas tant de bêtises. Il était en fureur, tu sais, il a dit cela dans un moment de colère. Il doit le regretter. Au fond, il n’en pense rien…
— Si, il le pense. C’est quand on est en colère qu’on dit la vérité. Tout le reste du temps, on ment.
— Écoute, Cécile, j’espère que tu ne vas pas lui en vouloir. N’oublie pas ce qu’il a fait pour nous. Il ne vous a jamais reproché vos dépenses, jusqu’ici, et Dieu sait que vous n’y mettiez guère de modération, cependant. Mais il a eu un instant de rage, quand il a su ton entêtement…
— Pourquoi le lui as-tu dit ? As-tu besoin de tout lui raconter ? D’ailleurs, inutile de revenir là-dessus. Je me marie. Ma décision est prise. Et tu sais que je ne reviens jamais sur une décision. Je ne serai plus à la charge de mon oncle, je le débarrasserai de ma présence. Mais écoute ceci, maman, vous me forcez, ton frère et toi, à un mariage dont je ne voulais pas entendre parler. Je vous obéis, je me marie contrainte et forcée. Sa responsabilité retombe entièrement sur vous, avec toutes ses conséquences…
— Que veux-tu dire ?
— Je ne veux pas subir plus tard un seul de vos reproches. N’oubliez pas que, seuls, vous aurez voulu ce mariage.
— Tu seras une honnête femme, je pense, dit Mme Pioutte, avec solennité.
— Je ne suis pas une honnête femme en prenant, parce qu’il me nourrira, un homme que je méprise. Cela s’appelle de la prosti…
— Tais-toi, Cécile, il y a des mots qu’on ne prononce pas, interrompit majestueusement Mme Pioutte. Ah ! je suis fièrement contente que tu te maries, avec la nature que je découvre en toi depuis quelques jours et que j’étais loin de soupçonner, pauvre innocente que j’étais ! c’est un fameux souci de moins que de te savoir casée… Je ne sais vraiment ce que tu as, tu t’exprimes comme une domestique ! Ce sont tous ces sales livres que tu lis. J’espère que tu n’auras plus le temps de lire quand tu seras dans ton intérieur ! Ce que tu viens de dire du mariage est odieux… Tu oublies que l’Église le bénit et que, par conséquent, elle l’épure de ses imperfections quand il en a…
Mme Pioutte eut le triomphe discret. Elle se retira brusquement, tout heureuse d’avoir mené à bien son entreprise. Les souffrances de sa fille, ses cris, ni ses larmes ne la touchaient ; elle n’avait en vue que le bonheur de Charles. Il aurait quinze mille francs, son avenir était sauf. Il épouserait celle qu’il aimait, et aucun mauvais rapport ne lui déroberait la confiance et l’aide de son oncle.
Il y avait quelque chose de monstrueusement égoïste dans l’amour de cette mère pour son fils ; une grande passion est comme le vent du désert, elle dessèche tout là où elle passe. Gaudentie Pioutte n’avait eu, en réalité, qu’une maternité de cœur, elle ne répandait pas ses affections autour d’elle comme les âmes généreuses, mais elle les concentrait sur un seul être, avec une sorte d’avarice ardente.
Elle sacrifiait joyeusement Cécile à son fils, sans même se douter de la cruauté de ce sacrifice. Elle se disait d’ailleurs qu’elle agissait pour le bien de Cécile, tant nous sommes habiles à nous leurrer nous-mêmes et à nous dissimuler, par des sophismes, les véritables motifs de nos actes.
Elle avait tout mis en œuvre pour vaincre l’entêtement de sa fille. N’était-ce pas dans l’intérêt de Cécile, afin de détruire un caprice qui lui défendait un mariage honorable ? Elle l’avait atteinte au point le plus sensible de sa fierté ; n’avait-elle pas eu la patience d’attendre jusqu’aux derniers moments pour employer de tels moyens, dont elle connaissait d’avance l’effet terrible et sûr ? Cécile acceptait le secours de son oncle, aussi simplement qu’il le lui donnait. Il remplaçait son père, et voilà tout. Et cela lui semblait si naturel qu’elle n’éprouvait aucun scrupule à abuser de sa générosité. Mais qu’il s’en soit plaint, qu’il ait parlé de charité, c’était là une blessure intolérable à l’orgueil ombrageux et malade qui tourmentait le cœur ulcéré de Cécile. Et Mme Pioutte savait aussi que jamais Cécile ne reviendrait sur sa résolution, qu’elle serait morte plutôt que de se désavouer.
Tout cela tranquillisait Mme Pioutte. Engagée dans une voie de mensonges, elle s’y trouvait à l’aise. Elle ne craignait aucunement que Théodore démêlât la vérité. Elle avait prévu les plus minutieux détails ; son plan formait un ensemble presque inattaquable. Une telle conduite aurait été impossible avec un autre homme. Mais il était facile de tromper l’abbé Barbaroux, si profondément honnête qu’il ne soupçonnait le mal chez personne, toujours distrait, et qui, n’ayant aucun sens de la vie pratique, s’en remettait entièrement de tous ses soucis d’argent à Augulanty et sa sœur, afin de s’occuper uniquement de son salut et des intérêts moraux de son pensionnat.
D’ailleurs, l’abbé, qui ne quittait jamais ses élèves, le jour, ni la nuit, avait peu de temps pour converser avec ses nièces. Il ne leur accordait qu’une demi-heure d’entretien chaque soir, après le dîner, et quelques moments plus longs dans l’après-midi du dimanche, où il ne les voyait qu’en compagnie de leur mère.
Après avoir laissé Cécile, Mme Pioutte se dirigea vers la chambre de Charles, qui devait repartir pour Paris, depuis plus d’un mois, et qui, toujours retenu par la patronne, comme il appelait irrévérencieusement sa mère, ne se pressait point de retrouver sa maîtresse et ses vagues travaux.
Charles était fort occupé à poursuivre la femme de chambre autour du lit. Il s’arrêta tout penaud quand sa mère parut. Rosita s’esquiva.
— Tu sais ce que je t’ai recommandé, Charles, fit Mme Pioutte. Ne souffle mot à personne de tes besoins d’argent, ni de tes projets de mariage. Je pourrai peut-être t’avoir, non pas vingt mille francs, mais une quinzaine de mille. Tu en auras bien assez.
Mme Pioutte et Charles causèrent assez longuement. Le peintre, ivre de joie, formait dans sa cervelle les plus beaux rêves de luxe et de plaisirs. Il n’y avait qu’au mariage qu’il ne songeait pas. Et il n’écoutait plus les conseils de sa mère qui lui recommandait l’économie et lui disait que si elle consentait à lui donner cette somme énorme, c’était pour qu’il puisse subvenir aux premiers frais nécessités par la naissance de son enfant.
Le soir, Mme Pioutte eut une longue entrevue avec son frère, et, le lendemain, l’abbé Barbaroux se rendait chez son notaire, Me Garoutte, qui, le connaissant de longue date, lui facilita l’affaire. Il lui trouva quelqu’un qui prît sur l’immeuble de la rue Saint-Savournin une hypothèque de vingt mille francs. Quelques jours après, le vieux prêtre remettait la somme à sa sœur, qui l’en remercia, les larmes aux yeux.
— Tu les placeras comme tu voudras, dit-il, tu t’y entends mieux que moi à ces choses d’argent. Consulte ton agent de change et achète à Cécile de bonnes valeurs de tout repos…
Dès qu’il eut touché ses quinze mille francs, Charles partit aussitôt pour Paris. Mme Pioutte apprit alors à Cécile que son oncle, en plus du trousseau qu’il lui donnait, lui constituait une dot de cinq mille francs. Mais l’orgueilleuse jeune fille secoua sa belle tête impériale et fronça les sourcils.
— Je n’en veux pas, dit-elle, c’est encore une charité ! Mme Pioutte fut très effrayée. Elle n’avait pas prévu cela. Elle parla une heure pour que Cécile acceptât et remerciât son oncle. Quand elle l’eut enfin décidée, elle lui dit :
— L’abbé est désolé de te donner si peu. Mais ses affaires ne sont pas brillantes ! Il souffre de ne pouvoir faire davantage, il trouve cette somme dérisoire. Alors je t’en prie, Cécile, garde-toi bien, en lui parlant, d’énoncer un chiffre. Ton oncle est assez susceptible, il croirait que c’est par ironie.
Cette bonne pensée mit du baume sur la blessure dont souffrait l’amour-propre de Cécile. Elle témoigna à son oncle une reconnaissance assez chaleureuse. Il embrassa la jeune fille sur le front :
— Ma chère enfant, tu sais que j’aurais voulu faire plus encore. Ma position ne me le permet pas. Mais je suis heureux que tu me doives ton bonheur, puisque c’était là, paraît-il, la condition de ton mariage. N’oublie pas que tu auras toujours un père en moi. Chaque jour, je remercie Dieu d’avoir pu remplacer le vôtre, au moins, en quelque chose. Je le dis, d’ailleurs, bien haut. Je n’ai qu’à me louer de ce que j’ai fait. Vous m’avez donné de grandes consolations, ta sœur et toi, par votre affection, votre conduite sérieuse, votre piété, vos bons sentiments. Je suis heureux de le reconnaître aujourd’hui, continua l’abbé, de plus en plus ému et prêt à pleurer, et de déclarer… quel cœur dévoué, fidèle… affectueux, affectueux… j’ai trouvé en vous. Grâce au ciel, l’amertume de la vieillesse… et sa solitude m’ont été épargnées. Ta mère m’a dit… que je dépensais trop pour vous. Mais je ne comprends pas… ce monde-ci, mon enfant… Qu’est-ce qu’un peu… d’argent… considéré… en face de l’affection, de… la… confiance… de…
L’abbé ne put aller plus loin, les larmes débordèrent de ses prunelles bleues et coulèrent dans les rides de ses joues. Il serra sa nièce dans ses bras.
Tout cela parut à Cécile assez énigmatique et assez incohérent. Comparant ces paroles à celles que Mme Pioutte avait attribuées à son frère, elle réfléchissait à ces contradictions si formelles. Elle pensa d’abord que son oncle, regrettant ses paroles, s’efforçait de réparer le mal par des flatteries, puis elle allait franchement l’interroger, lorsque Mme Pioutte, qui écoutait soigneusement à la porte pour éviter que la conversation ne dégénérât en explication, entra à la hâte, embrassa l’un, l’autre, pleurnicha, invoqua le ciel, remercia Dieu, brouilla les cartes, enfin, fit cent tours de sa façon et, emmenant sa fille, indifférente, quitta son frère, ahuri.
Les jours suivants, elle n’eut garde de laisser Cécile approcher, seule, son oncle. Elle lui tint compagnie dans tous les entretiens que la jeune fille eut avec l’abbé et fut sûre ainsi du silence de son frère. D’ailleurs, Cécile cessa vite de s’occuper du mystère apparent qui l’avait intriguée un instant ; elle avait d’autres chats à fouetter et Caillandre à conduire.