Les rues de Paris/Racine et Boileau

Bray et Rétaux (tome 2p. 315-338).

RACINE ET BOILEAU




I

La biographie de ces illustres poètes se trouve partout, nous ne pouvons songer à la refaire. Il nous suffira de la résumer, pour l’ensemble des faits, en la complétant par quelques anecdotes intéressantes, tirées des écrits contemporains, et aussi par des fragments curieux de la correspondance des deux amis.

Racine était né à la Ferté-Milon, le 21 décembre 1639. Il eut une éducation fortement classique et les auteurs grecs mêmes lui étaient familiers presque comme ceux de la langue maternelle.

Quelque temps hésitant, comme Boileau, sur sa vocation, il fut entraîné vers la poésie lyrique d’abord, et dramatique ensuite. Ses deux premières pièces, les Frères ennemis et l’Alexandre ne pouvaient faire espérer Andromaque et les autres chefs-d’œuvre, compris cette Phèdre à laquelle le public, la cabale aidant, eut la sottise de préférer une méchante pièce de Pradon. Racine, sensible à l’excès à la critique, et dont peut-être aussi le découragement, en le tournant vers la religion, éveillait les scrupules, renonça au théâtre. Ses scrupules d’ailleurs on les comprend, quand on voit, en dépit de la forme épurée, quelle large part est faite à la passion dans les pièces du poète, l’un des plus réservés cependant entre les auteurs dramatiques. Le thème est toujours à peu près le même, celui que Bourdaloue dénonçait du haut de la chaire à propos des romans et des comédies, et qui ferait croire que nous ne sommes en ce monde, nous hommes, nous chrétiens, que pour ce misérable rôle de Céladons.

Sa résolution prise, Racine se maria et dès lors ne vécut plus que de la vie de famille et d’étude : s’il fit plus tard Esther et Athalie, ce fut pour complaire à Mme de Maintenon et au Roi que, tout en gémissant sur ses fautes, il aimait avec une sorte de passion. Aussi combien amère lui fut cette soudaine disgrâce qui succéda pour lui à la faveur éclatante dont si longtemps il avait joui ! Le mécontentement de Louis XIV eut pour cause la lecture d’un Mémoire sur les misères du peuple, rédigé par Racine à la prière, dit-on, de la marquise de Maintenon qui aurait eu cependant l’imprudence et le tort de ne pas taire le nom de l’auteur.

Il n’est point exact d’ailleurs de dire que Racine mourut de chagrin puisqu’il succomba aux suites d’une opération nécessitée par une affection déjà ancienne, opération qui ne put empêcher et peut-être précipita la catastrophe (22 avril 1699). Ajoutons que, pendant tout le temps de la maladie, le roi fît chaque jour prendre des nouvelles du poète et que sa pension de 2 000 livres fut continuée à sa veuve.

Venons aux anecdotes. Voici, sur Racine et sa femme, une page curieuse, mais que je n’ai pu, s’il faut l’avouer, lire sans quelque dépit. J’ai peine à comprendre que le poète put se plaire dans la société de cette ménagère qu’on ne saurait excuser d’une singulière étroitesse d’esprit ou de sots préjugés. Une femme bas-bleu ne serait point assurément notre idéal, mais qu’est-ce qu’une créature ensevelie si profondément dans la prose de la vie et qui n’a pas, si peu que ce soit, l’instinct des choses d’art, le sentiment de la poésie ? Quoi ! la poésie pour elle c’est pis que la langue des Hurons ! Que Louis Racine trouve moyen de faire de cela un mérite à sa mère, on ne peut l’en blâmer, et il agit en bon fils, mais moi, qui ne suis pas tenu aux mêmes égards, je trouve la bonne dame…. Non, je ne dirai pas le mot qui semblerait trop dur peut-être ; j’imagine néanmoins que l’intelligent lecteur sera de mon avis, et qu’il pensera de la…. défunte ce que j’en pense moi-même d’après ce que nous apprend Louis Racine.

« Sa compagne sut par son attachement à tous ses devoirs de femme et de mère et par son admirable piété, le captiver entièrement, faire la douceur du reste de sa vie, et lui tenir lieu de toutes les sociétés auxquelles il venait de renoncer.

« …. La religion avait uni ces deux époux quoiqu’aux yeux du monde ils ne parussent point faits l’un pour l’autre. (Très bien jusqu’ici, mais le reste :) L’un n’avait jamais eu de passion plus vive que celle de la poésie ; l’autre porta l’indifférence pour la poésie jusqu’à ignorer toute sa vie ce que c’est qu’un vers ; et m’ayant entendu parler, il y a quelques années, de rimes masculines et féminines, elle m’en demanda la différence : à quoi je répondis qu’elle avait vécu avec un meilleur maître que moi. Elle ne connut ni par les représentations, ni par la lecture, les tragédies auxquelles elle devait s’intéresser ; elle en apprit seulement les titres par la conversation. »

Son indifférence pour la fortune n’était pas moindre et parut un jour inconcevable à Boileau. « Mon père, dit L. Racine, rapportait de Versailles une bourse de mille louis présent du roi, et trouva ma mère qui l’attendait dans la maison de Boileau à Auteuil. Il courut à elle et l’embrassant.

— Félicite-moi, lui dit-il, voici une bourse de mille louis que le Roi m’a donnée.

« Elle lui porta aussitôt des plaintes contre un de ses enfants qui depuis deux jours ne voulait point étudier.

— Une autre fois, reprit-il, nous en parlerons : livrons-nous aujourd’hui à notre joie.

« Elle lui représenta qu’il devait en arrivant faire des réprimandes à cet enfant, et continuait ses plaintes lorsque Boileau qui, dans son étonnement, se promenait à grands pas, perdit patience et s’écria :

« Quelle insensibilité ! peut-on ne pas songer à une bourse de mille louis ?

« On peut comprendre qu’un homme, quoique passionné pour les amusements de l’esprit, préfère à une femme, enchantée de ces mêmes amusements et éclairée sur ces matières, une compagne uniquement occupée du ménage, ne lisant de livres que ses livres de piété, ayant d’ailleurs un jugement excellent, et étant d’un très bon conseil en toutes occasions. On avouera cependant que la religion a dû être le lien d’une si parfaite union entre deux caractères si opposés : la vivacité de l’un lui faisant prendre tous les événements avec trop de sensibilité, et la tranquillité de l’autre la faisant paraître presque insensible aux mêmes événements. »

J’en demande pardon à Louis Racine, mais la poésie, telle qu’on doit le comprendre, n’est point, et à Dieu ne plaise ! un simple amusement de l’esprit, lui-même il en a donné la preuve dans son poème sur la Religion. Madame Racine eût pu n’être pas moins pieuse, moins attachée à ses devoirs de mère de famille, tout en se rendant capable de s’entretenir avec son mari de ce qu’elle savait lui être le plus cher. Qu’elle n’ait pas compris que c’était pour elle un bonheur autant qu’un devoir de tâcher d’être de moitié dans toutes ses affections, c’est ce qui fait très peu d’honneur à son intelligence de femme et de chrétienne, je pourrais dire à son cœur. N’y aurait-il point un brin de jansénisme là-dessous ?

À quelque temps de là, Racine fut nommé historiographe du roi en même temps que Boileau. Lors de leur première campagne, celui-ci, apprenant que Louis XIV s’était si fort exposé qu’un boulet de canon avait passé à quelques pas du prince, alla vers lui et lui dit :

— Je vous prie, sire, en ma qualité de votre historien, de ne pas me faire finir sitôt mon histoire.

Quelque agrément qu’il pût trouver à la cour. Racine y mena toujours une vie retirée, partageant son temps entre quelques amis et ses livres. Sa plus grande satisfaction était de revenir passer quelques jours dans sa famille, et lorsqu’il se retrouvait à sa table avec sa femme et ses enfants, il disait qu’il faisait meilleure chère qu’aux tables des grands.

Il revenait un jour de Versailles pour goûter ce plaisir, lorsqu’un écuyer de M. le Duc (le prince de Condé) vint lui dire qu’on l’attendait à dîner à l’hôtel.

— Je n’aurai point l’honneur d’y aller, lui répondit-il : il y a plus de huit jours que je n’ai vu ma femme et mes enfants qui se font une fête de manger aujourd’hui avec moi une très belle carpe ; je ne puis me dispenser de dîner avec eux.

L’écuyer lui représenta qu’une nombreuse compagnie, invitée au repas de M. le Duc, se faisait aussi une fête de l’avoir et que le Prince serait mortifié s’il ne venait pas ; « une personne de la cour qui m’a raconté la chose, dit Louis Racine, m’a assuré que mon père fit apporter la carpe, qui était d’environ un écu, et que la montrant à l’écuyer, il lui dit :

— Jugez vous-même si je puis me dispenser de dîner avec ces pauvres enfants qui ont voulu me régaler aujourd’hui et n’auraient plus de plaisir s’ils mangeaient ce plat sans moi. Je vous prie de faire valoir cette raison à Son Altesse sérénissime.

« L’écuyer la rapporta fidèlement, et l’éloge qu’il fit de la carpe devint l’éloge de la bonté de mon Père. »

Racine disait un jour à son fils :

« Je ne vous dissimulerai point que, dans la chaleur de la composition, on ne soit quelquefois content de soi ; mais, et vous pouvez m’en croire, lorsqu’on jette le lendemain les yeux sur son ouvrage, on est tout étonné de ne plus rien trouver de bon dans ce qu’on admirait la veille ; et quand on vient à considérer, quelque bien qu’on ait fait, qu’on aurait pu mieux faire, et combien on est éloigné de la perfection, on est souvent découragé. Outre cela, quoique les applaudissements que j’ai reçus m’aient beaucoup flatté, la moindre critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m’ont fait plaisir. »

Ce langage sans doute paraîtra bien étrange, et même assez ridicule à beaucoup de jeunes lettrés aujourd’hui si contents de la prose facile qu’ils brochent, currente calamo et à tant la ligne, pour les journaux et que leur modestie ne trouve inférieure à aucune autre, fût-ce à celle de Fénelon ou Pascal.

Racine était très porté à la raillerie « la piété qui avait éteint en lui la passion des vers (et pourquoi donc ?) sut aussi modérer son penchant à la raillerie. » Il sut aussi profiter sous ce rapport des conseils de Boileau qui, plus d’une fois, avait eu à souffrir des vivacités de son ami.

Certain jour qu’ils discutaient ainsi à propos de littérature, Racine, emporté par son humeur, ne ménagea point les épigrammes et parfois presque sanglantes à son ami. Au moment de se séparer, Boileau dit avec un grand calme à son interlocuteur :

— Avez-vous eu dessein de me fâcher ?

— À Dieu ne plaise ! répondit Racine.

— Eh bien ! vous avez donc eu tort, car vous m’avez fâché.

Dans une autre discussion du même genre, Boileau, pressé par une argumentation victorieuse, mais railleuse et ironique, ne put s’empêcher de dire :

— Eh bien ! oui, j’ai tort, mais j’aime mieux avoir tort que d’avoir orgueilleusement raison.

Le même Boileau disait, à propos des sentiments religieux que Racine avait toujours gardés profondément gravés au fond du cœur et qui « le retinrent contre ses penchants dans les temps même les plus impétueux de sa jeunesse :

« La raison conduit ordinairement les autres à la foi ; c’est la foi qui a conduit M. Racine à la raison. »

Après la disgrâce de Racine, le roi défendit à Mme de Maintenon de le recevoir, mais celle-ci, l’ayant aperçu un jour dans les jardins de Versailles, s’écarta de sa suite et gagna une allée solitaire où le poète averti vint la rejoindre. Dès qu’il l’aborda d’un air profondément triste et découragé, elle lui dit :

« Pourquoi vous laisser abattre ? Ne suis-je pas la cause de votre malheur ? Il est de mon intérêt comme de mon honneur de réparer le mal que j’ai fait. Votre fortune devient la mienne. Laissez passer ce nuage, je ramènerai le beau temps.

— Non, non, madame, répondit le poète, jamais vous ne le ramènerez pour moi.

— Et pourquoi donc ? Chassez de telles pensées. Doutez-vous de mon cœur ou de mon crédit ?

— Non assurément, madame, je sais quel est votre crédit et les bontés que vous avez pour moi : mais j’ai une tante qui m’aime d’une façon bien différente. Cette sainte fille demande tous les jours à Dieu pour moi des disgrâces, des humiliations, des sujets de pénitence, et elle aura plus de crédit que vous encore.

À ce moment, on entendit, à quelque distance dans une allée, un piétinement de chevaux.

— Vite, vite, cachez-vous, dit la marquise, c’est le roi qui se promène.

Racine s’enfonça dans un bosquet et depuis ils ne se revirent plus.

« On s’était enfin aperçu que sa maladie était causée par un abcès au foie ; et quoiqu’il ne fût plus temps d’y apporter remède, on résolut de lui faire l’opération. Il s’y prépara avec une grande fermeté et en même temps il se prépara à la mort. Mon frère s’étant approché pour lui dire qu’il espérait que l’opération lui rendrait la vie :

— Et vous aussi, mon fils, lui répondit-il, voulez-vous faire comme les médecins et m’amuser ? Dieu est le maître de me rendre la vie ; mais les frais de la mort sont faits.

« Il en avait eu toute sa vie d’extrêmes frayeurs que la religion dissipa entièrement dans sa dernière maladie.… l’opération fut faite trop tard, et trois jours après il mourut (21 avril 1699) après avoir reçu ses sacrements avec de grands sentiments de piété. » (Mémoires de Louis Racine).

Il fut tel du reste, à cette heure suprême, qu’il s’était montré pendant toute sa maladie où par sa patience il édifia tout ceux qui connaissaient la vivacité de son caractère. Ses douleurs étaient parfois très-aiguës, il les reçut de la main de Dieu avec autant de douceur que de soumission. Tourmenté pendant trois semaines d’une cruelle sécheresse de langue et de gosier, il se contentait de dire :

— J’offre à Dieu cette peine : puisse-t-elle expier le plaisir que j’ai trouvé souvent aux tables des grands !

« Lorsqu’il fut persuadé que sa maladie finirait par la mort, il chargea mon frère d’écrire à M. de Cavoie pour le prier de solliciter le paiement de ce qui lui était dû de sa pension, afin de laisser quelque argent comptant à sa famille. Mon frère fit la lettre et vint la lui lire :

— Pourquoi, lui dit-il, ne demandez-vous pas aussi le paiement de la pension de Boileau ? Il ne faut point nous séparer. Recommencez votre lettre et faites connaître à Boileau que j’ai été son ami jusqu’à la mort.

« Lorsqu’il fit à celui-ci son dernier adieu, il se leva sur son lit autant que pouvait lui permettre le peu de forces qu’il avait et lui dit en l’embrassant.

— Je regarde comme un bonheur pour moi de mourir avant vous, » (Mémoires de Louis Racine).

On voit que chez ces hommes le caractère était à la hauteur du talent.



II


BOILEAU

Boileau (Nicolas) naquit à Paris le 1er novembre 1636. Onzième enfant de Gilles Boileau, greffier du conseil de la grande chambre, il eut pour mère Anne Denielle, seconde femme du dit Gilles morte l’année suivante, 1637, à l’âge de vingt-trois ans. Après avoir fait ses études classiques au collége d’Harcourt, il étudia le droit et fut reçu avocat. Mais sa répugnance invincible pour cette profession la lui fit bientôt abandonner pour suivre les cours de théologie en Sorbonne ; et par suite il obtint un bénéfice, le prieuré de saint Paterne qui rapportait 800 livres par an. Tout occupé plus tard de poésie, il résigna son bénéfice, et ce qui fait honneur à la délicatesse de sa conscience, restitua toutes les sommes perçues par lui pendant neuf ans. Ses premières satires, déjà connues par de nombreuses copies, ne parurent imprimées que vers 1665, et l’on sait avec quel succès. Louis XIV fit au poète une pension de 2 000 livres, il voulut qu’il fût de l’Académie et le nomma comme Racine son historiographe. Boileau, dont la vieillesse fut affligée par de cruelles infirmités, supportées avec une résignation toute chrétienne, mourut à Auteuil, le 17 mars 1711.

Le satirique se félicitait, d’après ce que Louis Racine nous apprend, de la pureté de ses ouvrages. « C’est une grande consolation, disait-il, pour un poète qui va mourir de n’avoir jamais offensé les mœurs. »

Il était de bonne foi assurément quand il parlait ainsi ; à vrai dire cependant il est plus d’un vers soit dans les Satires, soit dans le Lutrin, que, sans pruderie, on voudrait pouvoir effacer. La Satire des Femmes en particulier, encore que rien n’y choque précisément et grossièrement la licence, est une diatribe effrénée contre le mariage et le moraliste chrétien ne saurait excuser le poète. Sans doute, Boileau y fait preuve d’un admirable talent, mais aux dépens de la justice, et il calomnie de parti pris le sexe dont il ne montre que les défauts et les vices, admettant à peine quelques rares exceptions :

Il en est jusqu’à trois que je pourrais nommer,


dit-il, alors que soit dans la famille, soit dans le cloître, on comptait par centaines, ou plutôt par milliers les pieuses, les saintes femmes qui donnaient alors l’exemple de toutes les vertus.

Comment Boileau, si grand admirateur des anciens, quand il écrivait ces pages injurieuses, ne s’est-il pas une seule fois rappelé cet adorable vers de Virgile qui lui eût fait tout d’abord jeter au feu son brouillon :


Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem.

Legouvé, qui n’était pas un Virgile, n’a pas été mal inspiré par son cœur, lui, quand il a dit :


Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.


Il faut dire, à la décharge de Despréaux, qu’il n’avait point connu la sienne, puisqu’il la perdit, comme on l’a vu, dès l’âge le plus tendre.

À la Satire des Femmes nous préférons la plupart des autres comme aussi les Épîtres, À mes Vers, l’Éloge du Vrai, À mon jardinier, etc., où l’auteur fait preuve, dans sa langue savamment correcte, d’un esprit si fin comme d’un incomparable bon sens. L’Art Poétique, dont tant de vers sont devenus proverbes, semble plus admirable encore au point de vue de la forme, et l’on ne peut souscrire qu’avec de grandes réserves à l’arrêt de feu Sainte-Beuve, le déclarant, au point de vue littéraire, un Code abrogé ! Abrogé pour quelques parties sans doute, mais non pour la plupart des autres et en particulier quant aux règles du goût formulées dans un langage qui donne tout à la fois l’exemple avec le précepte. Ce poème, quoi qu’en aient dit les jeunes, bien vieillis aujourd’hui, subsiste et subsistera tant qu’en France un public d’élite ne manquera pas aux chefs-d’œuvre.

On peut regretter aussi chez Boileau trop de bienveillance pour l’école de Port-Royal, témoin son épître à Arnault comme ces vers qui terminent la pièce adressée à la présidente de Lamoignon pour la remercier de l’envoi du portrait de Bourdaloue :


Enfin, après Arnault, ce fut l’illustre en France
Que j’admirai le plus et qui m’aima le mieux.

Boileau excellait au jeu de quilles et on le vit souvent abattre toutes les neuf d’un seul coup de boule.

« Il faut avouer, disait-il à ce sujet assez plaisamment, que j’ai deux grands talents aussi utiles l’un que l’autre à la société et à l’état : l’un de bien jouer aux quilles, l’autre de faire bien les vers. »

Il n’avait pas l’extrême sensibilité de Racine pour les critiques, au contraire. Lorsqu’il avait donné au public un nouvel ouvrage et qu’on venait lui dire que les critiques en parlaient fort mal :

— Tant mieux, répondait-il avec beaucoup de sens, les mauvais ouvrages sont ceux dont on ne parle point.

Boursault, dans ses lettres, rapporte cette curieuse conversation sur les bénéfices avec un abbé qui en possédait plusieurs et qui disait gaîment à Boileau :

— Hé ! cela est bien bon pour vivre !

— Je n’en doute point, répondit le poète ; mais pour mourir, monsieur l’abbé, pour mourir ?

M. de Cavoye un des grands seigneurs de la cour, et fort lié avec Racine et Boileau, s’amusait parfois, paraît-il, à jouer des tours aux deux poètes.

« La veille de leur départ pour la première campagne, M. de Cavoye s’avisa, dit-on, de demander à mon père, dit Louis Racine, s’il avait eu l’attention de faire ferrer ses chevaux à forfait. Mon père, qui n’entend rien à cette question, lui en demande l’explication.

— Croyez-vous donc, lui dit monsieur de Cavoye, que quand une armée est en marche, elle trouve partout des maréchaux ? Avant que de partir, on fait un forfait avec un maréchal de Paris qui vous garantit que les fers qu’il met aux pieds de votre cheval y resteront six mois.

« Mon père répond (ou plutôt on lui fait répondre) : — C’est ce que j’ignorais, Boileau ne m’en a rien dit ; mais je n’en suis pas étonné, il ne songe à rien.

« Il va trouver Boileau pour lui reprocher sa négligence. Boileau avoue son ignorance, et dit qu’il faut promptement s’informer du maréchal le plus fameux pour ces sortes de forfaits. Ils n’eurent pas le temps de chercher. Dès le soir même, M. de Cavoye raconta au Roi le succès de sa plaisanterie. Un fait pareil, quand il serait véritable, ne ferait aucun tort à leur réputation. »

Autre anecdote :

Un jour, après une marche fort longue, Boileau très-fatigué se jeta sur un lit en arrivant sans vouloir souper. M. de Cavoye, qui le sut, alla le voir après le souper du Roi, et lui dit avec un air consterné qu’il avait à lui apprendre une fâcheuse nouvelle. « Le roi, ajouta-t-il, n’est point content de vous, il a remarqué aujourd’hui une chose qui vous fait grand tort dans son esprit.

— Et quoi donc ? s’écria Boileau fort alarmé.

— Je ne puis me résoudre à vous le dire ; je ne saurais affliger mes amis.

Boileau insiste. Après l’avoir laissé quelque temps dans l’inquiétude, M. de Cavoye lui dit du ton le plus sérieux :

— Puisqu’il faut vous l’avouer, le Roi a remarqué.… que vous vous teniez tout de travers à cheval.

— Si ce n’est que cela, répondit Boileau, laissez-moi dormir.

Racine et Boileau s’entretenaient un jour avec madame de Maintenon… La conversation tomba d’aventure sur la poésie burlesque qui naguère avait eu tant de vogue. Boileau, qui l’avait peu ménagée dans ses écrits, ne tint pas dans cette circonstance un autre langage :

— Heureusement, dit-il, ce misérable goût est passé et on ne lit plus Scarron même dans les provinces.

Il oubliait qu’il s’adressait à la veuve du dit Scarron, Racine se hâta de couper court en parlant d’autre chose ; mais dès qu’ils furent seuls, il dit à son ami :

— Comment parlez-vous ainsi devant elle ? Ignorez-vous l’intérêt qu’elle y prend ?

— Hélas ! non, mais c’est toujours la première chose que j’oublie quand je la vois.

Malgré la remontrance de son ami, Boileau quelque temps après eut une distraction semblable au lever du roi. On s’entretenait de la mort du comédien Poisson :

— C’est une perte, dit Louis XIV, il était bon comédien.

— Oui, reprit Boileau, pour faire un Don Japhet ; il ne brillait que dans ces misérables pièces de Scarron.

Racine l’avertit par un signe de sa maladresse, puis, en particulier, il lui dit :

— En vérité, je n’oserai plus paraître à la cour avec vous, si vous continuez d’être imprudent à ce point.

— J’en suis tout honteux, répondit Boileau ; mais quel est l’homme à qui il n’échappe une sottise ?

Boileau ne savait ni dissimuler ni flatter. Il eut cependant par hasard quelques saillies assez heureuses. Un jour le roi lui demandant son âge, il répondit :

— Je suis venu au monde un an avant votre Majesté pour annoncer les merveilles de son règne.

À une certaine époque, l’affectation de substituer le mot de gros à celui de grand régnait à Paris comme en quelques provinces où l’on disait un gros chagrin pour un grand chagrin : Le roi demandant à Boileau ce qu’il pensait de cet usage, le poète répondit :

— Je le condamne parce qu’il y a bien de la différence entre Louis le Gros et Louis le Grand.

Quelques jours après la mort de Racine, Boileau vint à la cour où depuis longtemps il ne paraissait plus, et comme il parlait au roi de l’intrépidité chrétienne avec laquelle Racine avait vu la mort s’approcher :

— Je le sais, répondit le roi, et j’en ai été étonné, il la craignait beaucoup cependant, et je me souviens qu’au siége de Gand vous étiez le plus brave des deux.

Le roi tenait par hasard sa montre à la main ; en la montrant au poète, il lui dit :

— Souvenez-vous que j’ai toujours une heure par semaine quand vous voudrez venir.

Boileau cependant ne retourna jamais à la cour.

— Qu’irais-je y faire ? répondait-il à ses amis qui le pressaient à ce sujet, je ne sais plus louer.

Dans un âge avancé déjà, il donna une nouvelle édition de ses ouvrages qu’il revit avec tout le soin dont il était capable. Un ami le trouvant occupé de ce travail, il lui dit :

— Je suis presque honteux de m’occuper encore de rimes, et de toutes ces niaiseries du Parnasse, quand je ne devrais songer qu’au compte que je vais aller rendre à Dieu.

Pourtant on a toujours vu en lui le chrétien autant que le poète. Un jour il fut invité à dîner chez le duc d’Orléans, depuis régent. C’était un vendredi, sur la table cependant on ne servit que du gras. Boileau, refusant successivement tous les plats qu’on lui présentait, ne mangeait que du pain.

« Il faut bien, lui dit le prince, que vous en preniez votre parti et fassiez comme tout le monde ; le cuisinier a oublié que c’était maigre.

— Monseigneur, répondit le poète en s’inclinant, vous n’avez qu’à frapper du pied et les poissons sortiront de terre tout aussitôt.

Cette spirituelle allusion au mot de Pompée plut au prince qui ne pouvait s’empêcher d’admirer cette fermeté de caractère chez le poète ; il ne le laissa point dîner avec du pain seulement, et le maigre ne se fit pas attendre.

Monsieur Lenoir, chanoine de Notre-Dame, confesseur ordinaire de Boileau, l’assista pendant sa dernière maladie. Tout en se préparant à la mort en chrétien sérieux, il conservait quelque chose de l’humeur du poète. M. le Verrier, son ami, crut le distraire par la lecture d’une tragédie médiocre qui dans sa nouveauté faisait beaucoup de bruit. Après avoir entendu le premier acte, Boileau dit au lecteur :

— Eh ! mon ami, ne mourrai-je pas assez promptement ? Les Pradons et les Cottin dont nous nous sommes moqués dans notre jeunesse étaient des soleils auprès de ceux-ci.

Quelqu’un lui demandant ce qu’il pensait de son état, il répondit par ce vers de Malherbe :


Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages.


Un moment avant sa mort, il vit ou plutôt il entendit entrer M. Coutard qu’il reconnut à sa voix : Il dit en lui serrant la main :

— Bonjour et adieu, mon ami ; mais l’adieu sera bien long.

Peu d’instants après il expira, laissant par testament presque tous son bien aux pauvres.

« La compagnie qui suivit son convoi, et dans laquelle j’étais, dit L. Racine, fut fort nombreuse, ce qui étonna une femme du peuple à qui j’entendis dire :

— Il avait, à ce qu’il paraît, bien des amis, on assure pourtant, qu’il disait du mal de tout le monde. »

En terminant, détachons de la correspondance si intéressante de Racine et Boileau quelques pages qu’on aura plaisir et profit à lire :


RACINE À BOILEAU.


Au camp devant Namur, 3 juin 1692.     

« …. Les grenadiers du régiment des gardes françaises et ceux des gardes suisses se sont entre autres extrêmement distingués. On raconte plusieurs actions particulières que je vous redirai quelque jour, et que vous entendrez avec plaisir : mais en voici une que je ne puis différer de vous dire et que j’ai ouï conter au roi :

» Un soldat du régiment des fusiliers, qui travaillait à la tranchée, y avait posé un gabion ; un coup de canon vint qui emporta son gabion : aussitôt il en alla poser à la même place un autre, qui fut sur le champ emporté par un autre coup de canon. Le soldat, sans rien dire, en prit un troisième et l’alla poser ; un troisième coup de canon emporta ce troisième gabion. Alors le soldat rebuté se tint en repos ; mais son officier lui commanda de ne point laisser cet endroit sans gabion. Le soldat dit :

— J’irai, mais j’y serai tué. « Il y alla, et, en posant son quatrième gabion eut le bras fracassé d’un coup de canon. Il revint soutenant son bras pendant avec l’autre bras, et se contenta de dire à son officier :

— Je l’avais bien dit.

« Il fallut lui couper le bras qui ne tenait presque à rien. Il souffrit cela sans desserrer les dents, et, après l’opération, dit froidement :

— Je suis donc hors d’état de travailler ; c’est maintenant au roi à me nourrir.

« Je crois que vous me pardonnerez le peu d’ordre de cette narration ; mais assurez-vous qu’elle est fort vraie. »

15 juin 1692.

« … Les ennemis ne soutinrent point, on en tua bien quatre ou cinq cents, entre autres un capitaine espagnol, fils d’un grand d’Espagne, qu’on nomme le comte de Lèmos. Celui qui le tua était un des grenadiers à cheval nommé Sans-Raison. Voilà un vrai nom de grenadier. L’Espagnol lui demanda quartier, et lui promit cent pistoles, lui montrant même sa bourse où il y en avait trente-cinq. Le grenadier, qui venait de voir tuer le lieutenant de sa compagnie, qui était un fort brave homme, ne voulut point faire de quartier et tua son Espagnol. Les ennemis envoyèrent demander le corps, qui leur fut rendu, et le grenadier Sans-Raison rendit aussi les trente-cinq pistoles qu’il avait prises au mort en disant :

— Tenez, voilà son argent dont je ne veux point ; les grenadiers ne mettent la main sur les gens que pour les tuer.

« Vous ne trouverez point peut-être ces détails dans les relations que vous lirez ; et je m’assure que vous les aimerez bien autant qu’une supputation exacte du nom des bataillons et de chaque compagnie des gens détachés, ce que M. l’abbé Dangeau ne manquerait pas de rechercher très curieusement,

« Je vous ai parlé du lieutenant de la compagnie qui fut tué, et dont Sans-Raison vengea la mort. Vous ne serez peut-être pas fâché de savoir qu’on lui trouva un cilice sur le corps. Il était d’une piété singulière et avait même fait ses dévotions le jour d’auparavant. Respecté de toute l’armée par sa valeur accompagnée d’une douceur et d’une sagesse merveilleuse, le roi l’estimait beaucoup, et a dit, après sa mort, que c’était un homme qui pouvait prétendre à tout. Il s’appelait Roquevert. Croyez-vous que frère Roquevert ne valait pas bien frère Muce ? Et si M. de la Trappe l’avait connu, aurait-il mis, dans la Vie du frère Muce, que les grenediers font profession d’être les plus grands scélérats du monde ? Effectivement on dit que dans cette compagnie il y a des gens fort réglés. Pour moi je n’entends guère de messe dans le camp, qui ne soit servie par quelque mousquetaire, et où il n’y en ait quelqu’un qui communie et cela de la manière du monde la plus édifiante.

« …. Je ne puis finir sans vous dire un mot de M. de Luxembourg. Il est toujours vis-à-vis des ennemis…. On lui amena avant-hier un officier espagnol qu’un de nos partis avait pris et qui s’était fort bien battu. M. de Luxembourg lui trouvant de l’esprit lui dit :

— Vous autres Espagnols, je sais que vous faites la guerre en honnêtes gens, et je la veux faire avec vous de même.

« Ensuite il le fit dîner avec lui, puis lui fit voir toute son armée. Après quoi, il le congédia, en lui disant :

— Je vous rends votre liberté ; allez trouver M. le prince d’Orange, et dites-lui ce que vous avez vu.

« On a su aussi par un rendu qu’un de nos soldats s’étant allé rendre aux ennemis, le prince d’Orange lui demanda pourquoi il avait quitté l’armée de M. de Luxembourg :

— C’est, dit le soldat, qu’on y meurt de faim ; mais avec tout cela ne passez pas la rivière, car assurément ils vous battront.

« Le roi envoya hier six mille sacs d’avoine et cinq cents bœufs à l’armée de M. de Luxembourg ; et quoiqu’ait dit le déserteur, je vous puis assurer qu’on y est fort gai, et qu’il s’en faut bien qu’on y meure de faim. »

BOILEAU À RACINE.
1 juin 1693.

« Vous m’avez surpris en me mandant l’empressement qu’ont deux des plus grands princes de la terre pour voir des ouvrages que je n’ai pas achevés. En vérité, mon cher monsieur, je tremble qu’ils ne se soient trop aisément laissé prévenir en ma faveur ; car, pour vous dire sincèrement ce qui se passe en moi au sujet de ces derniers ouvrages, il y a des moments où je crois n’avoir rien fait de mieux ; mais il y en a aussi beaucoup où je ne suis point du tout content et où je fais résolution de ne les jamais laisser imprimer. Oh ! qu’heureux est M. Charpentier qui, raillé, et mettons quelquefois bafoué sur les siens, se maintient toujours parfaitement tranquille, et demeure invinciblement persuadé de l’excellence de son esprit ! Il a tantôt apporté à l’Académie une médaille de très mauvais goût, et avant que de la laisser lire, il a commencé par en faire l’éloge. Il s’est mis par avance en colère sur ce qu’on y trouverait à redire, déclarant pourtant que, quelques critiques qu’on y put faire, il saurait bien ce qu’il devrait penser là-dessus et qu’il n’en resterait pas moins convaincu qu’elle était parfaitement bonne. Il a en effet tenu parole ; et tout le monde l’ayant généralement désapprouvé, il a querellé tout le monde, il a rougi et s’est emporté ; mais il s’en est allé satisfait de lui-même. Je n’ai point, je l’avoue, cette force d’âme ; et si des gens un peu sensés s’opiniâtraient de dessein formé à blâmer la meilleure chose que j’aie écrite, je leur résisterais d’abord avec assez de chaleur ; mais je sens bien que peu de temps après je conclurais contre moi, et me dégoûterais de mon ouvrage. »

RACINE À SON FILS.
3 octobre 1694.

« … Il me paraît par votre lettre que vous portez un peu d’envie à Mademoiselle de La Chapelle de ce qu’elle a lu plus de comédies et plus de romans que vous. Je vous dirai, avec la sincérité avec laquelle je suis obligé de vous parler que j’ai un extrême chagrin que vous fassiez tant de cas de toutes ces niaiseries (le mot est dur), qui ne doivent servir tout au plus qu’à délasser quelquefois l’esprit, mais qui ne devraient point vous tenir autant à cœur qu’elles font. Vous êtes engagé dans des études très sérieuses, qui doivent attirer votre principale attention ; et, pendant que vous y êtes engagé et que nous payons des maîtres pour vous instruire, vous devez éviter tout ce qui peut dissiper votre esprit et vous détourner de votre étude. Non seulement votre conscience et la religion vous y obligent, mais vous-même devez avoir assez de considération pour moi et assez d’égards pour vous conformer un peu à mes sentiments pendant que vous êtes dans un âge où vous devez vous laisser conduire.

» Je ne dis pas que vous ne lisiez quelquefois des choses qui puissent vous divertir l’esprit, et vous voyez que je vous ai mis moi-même entre les mains assez de livres français capables de vous amuser ; mais je serais inconsolable si ces sortes de livres vous inspiraient du dégoût pour des lectures plus utiles et surtout pour les livres de piété et de morale, dont vous ne me parlez jamais, et pour lesquels il semble que vous n’ayez plus aucun goût, quoique vous soyez témoin du véritable plaisir que j’y prends préférablement à toute autre chose. Croyez-moi, quand vous saurez parler de comédies et de romans, vous n’en serez guère plus avancé pour le monde, et ce ne sera point par cet endroit-là que vous serez plus estimé…. Vous jugez bien que je ne cherche pas à vous chagriner et que je n’ai autre dessein que de contribuer à vous rendre l’esprit solide et à vous mettre en état de ne me point faire de déshonneur quand vous viendrez à paraître dans le monde. Je vous assure qu’après mon salut, c’est la chose dont je suis le plus occupé. »

Ce langage dans la bouche de l’auteur d’Andromaque et de Phèdre est assurément bien digne d’attention.