Les rues de Paris/Quintinie

Bray et Rétaux (tome 2p. 305-314).

LA QUINTINIE (JEAN)




La Quintinie est une nouvelle preuve d’un fait que plusieurs fois déjà nous avons pris plaisir à constater, et que nous sommes heureux d’avoir l’occasion de rappeler : c’est que la gloire, la renommée la plus flatteuse n’est pas, comme on paraît trop souvent le croire, le privilége exclusif de certaines carrières, par exemple, les armes, les belles-lettres ou les beaux-arts ; mais elle récompense volontiers aussi les efforts persévérants de l’homme de talent et parfois du génie qui, entraîné par sa vocation, choisit, de préférence à tant d’autres faites pour le tenter, la profession en apparence la plus modeste. Qu’est-ce, en effet, que La Quintinie ? Un simple horticulteur ou dans un style moins moderne, un jardinier, et ce jardinier, élevant son métier à la hauteur d’un art, a mérité de compter parmi les hommes célèbres du règne de Louis XIV, le règne du grand roi. Puis encore, l’exemple de La Quintinie prouve que ce noble travail de la terre honore autant que pas un autre celui qui l’exerce, et que, pour la bêche quitter même l’une des professions dites libérales, ce n’est pas déchoir, mais s’élever dans l’estime de tout homme judicieux qui, avec le héros de l’antiquité, comprend que « ce n’est pas la profession qui honore l’homme, mais l’homme la profession, »

En effet, La Quintinie (Jean), né à Chabannais (Angoumois), en 1626, après avoir fait ses études à Poitiers, vint à Paris où il se fit recevoir avocat ; et, d’après un contemporain, l’abbé Lambert, « une éloquence naturelle, accompagnée des autres talents qui forment les grands orateurs, le fit briller dans le barreau, et lui concilia l’estime des premiers magistrats. »

L’un de ces derniers, M. Tamboneau, président en la chambre des comptes, conçut pour lui une telle estime qu’il le pria de se charger de l’éducation de son jeune fils, en accompagnant sa demande des offres les plus avantageuses. Soit que la profession d’avocat, malgré de brillants débats, ne tentât que médiocrement La Quintinie, soit que sa situation de fortune, voisine de la gêne, ne lui permit pas d’attendre, ou ce qui semble plus probable, qu’il pensât trop modestement de lui-même, il n’hésita point à accepter, et le président n’eut qu’à s’en féliciter pour son fils et pour lui-même.

« Quoique le précepteur fît sa principale occupation du soin qu’il devait à l’éducation de son jeune élève, dit l’abbé Lambert, cependant comme son emploi lui laissait bien des moments de libres, il les consacra tous à l’étude de l’agriculture pour laquelle il avait une forte inclination. Columelle, Varron, Virgile, et généralement tous les autres auteurs anciens et modernes, qui ont écrit sur cette matière, furent les sources dans lesquelles ce grand homme puisa ce fonds de science qui l’a mis en état de porter au plus haut degré de perfection l’art dans lequel il a exercé. L’avantage qu’eut La Quintinie d’accompagner son jeune élève en Italie lui procura de nouvelles lumières. Aucun des beaux jardins de Rome et des environs qui ne lui offrît quelque objet digne d’attention, et sur lequel il ne fît de savantes et utiles observations. Il ne lui manquait plus que de joindre la pratique à la théorie, et c’est ce qu’il fit, dès qu’il fut de retour en France. M. Tamboneau, qui ne cherchait que les occasions de l’obliger, se fit un plaisir de lui abandonner le jardin de sa maison (nouvellement construite à l’entrée de la rue de l’Université), en lui permettant d’y faire tous les arrangements qu’il jugerait les plus convenables. »

La Quintinie ne trompa point la confiance que lui témoignait le propriétaire, et sur le terrain qu’il pouvait disposer à son gré, il créa un grand et beau jardin en plein rapport au bout de peu d’années, et qui joignait, suivant le précepte du poète, l’agréable à l’utile. Si les fleurs récréaient la vue, proche de la maison, elle n’était pas moins réjouie par les carrés de superbes légumes, ou les fruits magnifiques qui mûrissaient à quelque distance. Tout en s’occupant des plantations nouvelles, l’habile horticulteur avait profité de ces travaux divers pour des observations et des expériences qui lui furent par la suite du plus grand profit. « Ainsi, dit M. Louvet, il constata qu’un arbre transplanté ne reçoit point de nourriture pour les racines qu’on lui a laissées, qui se sèchent et se pourrissent ordinairement ; mais que tout le suc nourricier qu’il tire lui vient uniquement des nouvelles racines qu’il a poussées depuis qu’on l’a planté, d’où il suit qu’on doit débarrasser un arbuste qu’on transplante du plus grand nombre des racines qu’il possède avant de le mettre en terre. La Quintinie s’aperçut aussi que tout arbre fruitier, par une sorte d’inclination naturelle, porte toute sa sève sur les grosses branches et donne dès lors peu de fruits, et que par le retranchement de ces grosses branches, la sève vient dans les petites qui donnent du fruit. À ces découvertes, il en joignit beaucoup d’autres, qu’il consigna dans un Traité publié seulement après sa mort. »

Le jardin de l’hôtel Tamboneau, ouvert obligeamment aux amateurs distingués, fit connaître La Quintinie de la plupart d’entre eux, et en particulier du prince de Condé qui, après l’avoir entretenu avec un singulier plaisir, voulut recevoir de lui des leçons de son art.

La Quintinie ne fut pas moins bien accueilli lors d’un voyage qu’il fit en Angleterre. Présenté au roi Jacques II, celui-ci conçut une telle estime pour ses talents, que, voulant le retenir dans l’île, il lui fit les propositions les plus brillantes ; mais l’offre de tous ces avantages et d’une pension considérable qui équivalait à une fortune, ne purent tenter La Quintinie qui ne pouvait se résigner, en vue même des plus magnifiques espérances, à dire pour toujours adieu à la patrie. Il revint en France où l’attendait la récompense, où l’attendaient la fortune et le bonheur. Louis XIV avait entendu parler de lui par le prince de Condé et quelques-uns des grands seigneurs de son entourage. Désirant compléter par un potager les jardins et le parc de Versailles, il fit venir La Quintinie et le chargea de tracer ce potager sur un assez mauvais terrain ayant servi autrefois de jardin, et qu’on avait abandonné comme trop peu fertile. Ce fut ce sol discrédité pourtant que l’on mit à la disposition de La Quintinie et dont il tira si bon parti, que le roi le chargea de créer un autre potager plus vaste et qui pût suffire à tous les besoins, lui laissant d’ailleurs lui-même choisir l’emplacement. Le choix de La Quintinie était fait déjà, lorsqu’un caprice de la cour vint contrarier ses projets. Au retour d’une grande chasse, le roi s’arrêta dans un endroit qui parut des plus agréables aux dames, et plusieurs d’entre elles de s’écrier que ce lieu serait excellent pour le potager, dont il était beaucoup parlé depuis quelque temps, et le prince, par une regrettable condescendance, en dépit de sa première décision, donna l’ordre à La Quintinie d’établir là son potager, pour lequel on ne pouvait mettre à sa disposition que trente-six arpents et d’un terrain des plus médiocres, tel même, que La Quintinie nous dit : « Qu’il était de la nature de ceux qu’on ne voudrait rencontrer nulle part. »

Il ajoute : « La nécessité de faire un potager dans une situation commode pour les promenades et la satisfaction du Roi a déterminé l’endroit où il est placé et qu’occupait auparavant, pour la plus grande partie, un étang fort profond ; il a fallu remplir la place de cet étang, pour lui donner même une superficie plus haute que celle du terrain d’alentour ; ce que l’on a fait au moyen de sables enlevés pour faire la pièce d’eau voisine, et dont il n’a pas fallu moins de dix à douze pieds de profondeur ; mais pour avoir des terres qui fussent propres à mettre au-dessus de ces sables et les avoir promptement (sans une dépense trop excessive), on a été obligé de prendre de celles qui étaient les plus proches. Or, en les examinant sur le lieu, je trouvai qu’elles étaient une espèce de terre franche qui devenait en bouillie ou en mortier quand, après de grandes pluies, l’eau y séjournait beaucoup et se pétrifiaient, pour ainsi dire, quand il faisait sec… J’eus, dès la première année, à essuyer le plus grand mal qui me pouvait arriver, car il survint de si grandes et de si fréquentes averses d’eau que tout le jardin paraissait être devenu un étang, ou au moins une mare bourbeuse, inaccessible et surtout mortelle, et pour les arbres qui en étaient déracinés, et pour toutes les plantes potagères qui en étaient submergées ; il fallut chercher un remède convenable à un si grand inconvénient. »

La Quintinie sut le trouver, et par une suite d’aménagements des plus ingénieux, la création d’un aqueduc entre autres où s’écoulaient les eaux, et la disposition toute nouvelle des carrés en dos de bahu (dos d’âne), il réussit au-delà même de ce qu’il avait espéré : « Mes carrés avec leurs plantes, dit-il, et mes plates-bandes avec leurs arbres se conservèrent dans le bon état où je les souhaitais et contribuèrent à la conservation et au bon goût de tout ce que j’y pouvais élever. »

Par une sorte de miracle, à force de persévérance et d’industrie, La Quintinie, sur ce sol si rebelle, avait créé un véritable paradis terrestre, que nous décrit ainsi un témoin oculaire :

Quel plaisir fut de voir les jardins pleins de fruits
Cultivés de sa main, par ses ordres conduits ;
De voir les grands vergers du superbe Versailles
Ses fertiles carrés, ses fertiles murailles,
Où, d’un soin sans égal, Pomone, tous les ans,
Elle-même attachait ses plus riches présents !

Là brillait le teint vif des pêches empourprées,
Ici le riche émail des prunes diaprées ;
Là des rouges pavis le duvet délicat ;
Ici le jaune ambré du roussâtre muscat :
Tous fruits dont l’œil sans cesse admirait l’abondance,
La beauté, la grosseur, la discrète ordonnance ;
Jamais sur leurs rameaux également chargés,
La main si sagement ne les eût arrangés[1].


D’après ce qu’on raconte, c’était un des grands plaisirs du Roi de se promener dans ce jardin : «Louis XIV, dit Pluche, après avoir entendu Turenne ou Colbert, Racine ou Boileau, s’entretenait avec La Quintine et se plaisait souvent à façonner un arbre de sa main. »

La Quintinie mettait à profit ces conversations pour faire sa cour au Roi. Connaissant que la figue était son fruit de prédilection, il mit tous ses soins à en perfectionner la culture, et dans son livre[2] il lui consacre de nombreux paragraphes et ne lui ménage pas les éloges : « Les bonnes figues mettent ici d’accord toutes ces contestations ; elles emportent le prix, sans contredit, comme étant sûrement le fruit le plus délicieux qu’on puisse avoir en espalier. » Dans le chapitre qui précède, cependant, c’est la prune qui semblait avoir toutes les préférences de notre horticulteur : « Peu de gens se sont avisés de se déclarer sur ceci en faveur des bonnes prunes, je ne dis pas de toutes sortes de prunes, mais seulement de quatre ou cinq sortes des meilleures ; et c’est peut-être faute d’avoir éprouvé de quelle délicatesse, de quel goût et de quel sucre elles y viennent (sur les espaliers), non-seulement en comparaison de celles de plein vent, mais aussi en comparaison de tous les autres fruits. »

Il est des artistes dont la vie est toute dans leurs œuvres, et pour leur propre bonheur, sinon pour notre plaisir, n’offre que peu ou point d’épisodes ; ainsi La Quintinie ne fut distrait par aucun événement de ses paisibles occupations. La faveur du Roi, dont il jouissait discrètement, ne lui suscita point de jalousie. Louis XIV, qui l’avait nommé, par un brevet spécial (25 août 1687), directeur général des jardins fruitiers et potagers de toutes les demeures royales, avait pris soin de lui faire bâtir une maison des plus commodes, en augmentant successivement son traitement.

On aime cette bienveillance du monarque pour « son jardinier, » et l’on est touché de voir celui qu’on nous a représenté maintes fois comme si superbe, dire au lendemain de la mort de La Quintinie à la veuve :

« Madame, nous venons de faire une perte que nous ne pourrons réparer. » (1688.)

En outre du potager de Versailles, La Quintinie avait tracé celui de Chantilly pour le prince de Condé, celui de Rambouillet pour le duc de Montausier, celui de Vaux pour Fouquet, de Sceaux pour Colbert. Dans les heures de loisir que lui laissait la saison d’hiver en particulier, il s’occupait de la rédaction du grand ouvrage dont il a été parlé, qu’il put terminer avant sa mort, mais n’eut pas la satisfaction de voir publié ! Les biographes, en général, reprochent à l’écrivain d’être incorrect et diffus ; par nos courtes citations, on a pu voir que le style de La Quintinie ne manque pas de certaines qualités, et prouve qu’on parle toujours bien de ce qu’on aime.

Le portrait que l’auteur fait du bon jardinier ne nous paraît pas moins bien touché : « En cas qu’on soit satisfait de l’extérieur, il en faut venir aux preuves essentielles du mérite… C’est-à-dire qu’on vienne à savoir premièrement qu’il est homme sage et honnête en toutes ses maximes de vivre, qu’il n’a point une avidité insatiable de gagner, qu’il rend bon compte à son maître de tout ce que son jardin produit, sans en rien détourner pour quelque raison que ce puisse être, qu’il est toujours le premier et le dernier à son ouvrage ; qu’il est propre et curieux dans ce qu’il fait, que ses arbres sont bien taillés, bien émoussés, ses espaliers bien tenus, qu’il n’a point de plus grand plaisir que d’être dans ses jardins, et principalement les jours de fêtes, si bien qu’au lieu d’aller ces jours-là en débauche ou en divertissement, comme il est assez ordinaire à la plupart des jardiniers, on le voit se promener avec ses garçons, leur fait remarquer en chaque endroit ce qu’il y a de bien et de mal, déterminant ce qu’il y aura à faire dans chaque jour ouvrier de la semaine, ôtant même les insectes qui sont de dégât, etc., etc. »

Après ce portrait du jardinier je ne saurais mieux terminer que par cet éloge du jardinage dû à Pluche, le savant et ingénieux auteur du Spectacle de la nature :

« Généralement tous, tant que nous sommes, nous naissons jardiniers ; la culture des fleurs et des fruits est notre première inclination. Nous nous partageons sur tout le reste : le goût de l’agriculture est le seul qui nous réunisse, et quelque diversité que les besoins de la vie et les usages de la société puissent mettre dans nos occupations ordinaires, nous nous souvenons tous de notre premier état. L’homme innocent avait été destiné, dès le commencement, à cultiver la terre ; nous n’avons point perdu le sentiment de notre ancienne noblesse. Il semble au contraire que tout autre état nous avilisse et nous dégrade. Dès que nous pouvons nous affranchir ou respirer quelques moments en liberté, une pente secrète nous ramène tous au jardinage. Le marchand se croit heureux de pouvoir passer du comptoir à ses fleurs. L’artisan, qu’une dure nécessité attache toujours au même endroit, orne sa fenêtre d’une caisse de verdure. L’homme d’épée et le magistrat soupirent après la vie champêtre. Il y a au moins quelques mois dans l’année où ils quittent la Cour, la ville et les affaires pour jouir des charmes de leur terre. Tous alors parlent jardinage : la plupart se piquent d’en savoir les plus belles opérations. Il n’y a qu’un goût faux et une délicatesse dépravée qui rougisse de cultiver un jardin. »

À cette dernière phrase en particulier on ne peut qu’applaudir de tout cœur et des deux mains.


  1. Perrault, Épître à La Quintinie.
  2. Instructions pour les jardins fruitiers. 2 vol. in-4°, 1690.