Bray et Rétaux (tome 2p. 339-350).

RAPHAËL (SANZIO)




Mon cadre paraît si vaste que, pour n’être pas entraîné trop loin, j’ai dû me tracer à l’avance des limites et choisir les plus intéressants dans cette multitude de personnages qui sollicitaient à la fois mes crayons. Mais quel que soit mon désir de me restreindre, comment me borner à la date de la naissance et de la mort pour l’artiste illustre entre tous, dont les plus ignorants savent le nom, un nom que ceux-là même que, dans les ateliers, on qualifie des Philistins, ne sauraient prononcer sans admiration et respect ? Comment ne pas consacrer au moins quelques pages à ce représentant sublime de l’art qui, dans une vie trop courte, a exécuté tant d’œuvres excellentes et de son passage rapide sur la terre a laissé des traces si glorieuses ?

Un éminent critique de ce temps n’a été que juste quand il a dit : « Par la richesse, la variété, le bonheur et l’abondance de la composition, par le sentiment de la beauté gracieuse dans la forme humaine, par l’étonnante et facile fécondité de son imagination, sans contestation possible, Raphaël est le premier. Aussi, d’un consentement unanime, en a-t-on fait en quelque sorte l’incarnation de l’art moderne. Il le représente en effet mieux et plus complètement que personne. Organisation universelle, intelligente et, le dirai-je, heureuse entre toutes, il a tout compris, tout senti, tout exprimé. Sa peinture s’adresse à tous les esprits, à toutes les facultés, à tous les goûts. Plus qu’aucune autre, elle parcourt dans son étendue entière le clavier de l’âme humaine. Sensible et gracieuse, elle atteint parfois les plus hauts sommets de l’art, et toujours revêtue de beauté, elle séduit facilement l’esprit. C’est dans la réunion extraordinaire des qualités les plus diverses, et dans cette merveilleuse harmonie qu’il faut chercher son originalité et l’explication de la faveur universelle dont elle jouit[1]. »

Cet éloge, si bien formulé et que dans sa très-grande partie ou ne peut qu’approuver, exigerait cependant certaines réserves. Nous les indiquerons plus tard, mais d’abord quelques détails biographiques. Ils seront courts, car dans la vie de Raphaël, si vite abrégée, les plus grands, on pourrait presque dire, les seuls événements, ce sont les œuvres exécutées par lui.

Raphaël naquit, le 6 avril 1483, à Urbino, petite ville sur le penchant des Apennins, entre les hauts sommets de ces Alpes italiennes et la mer Adriatique. Son père, Giovanni Santi, d’où plus tard on a fait Sanzio, appartenait à une famille de condition moyenne et jouissait d’une certaine aisance qu’il devait sans doute plutôt au patrimoine dont il avait hérité de ses aïeux, qu’à son propre talent quoiqu’il fût tout à la fois peintre et poète, et non pas autant médiocre que le prétend Vasari. Dans sa chronique rimée en l’honneur du duc d’Urbin, son protecteur, la verve ne lui fait pas défaut non plus que le jugement ; d’autre part, plusieurs tableaux qui nous restent de lui, une Annonciation dans la galerie de Brera, et une Madone au Musée de Berlin, etc, le classent parmi les peintres distingués de la pieuse école Ombrienne. C’était en outre un homme d’un grand sens et d’un noble cœur, d’après ce que Vasari nous apprend : « Il savait combien il importe de ne pas confier à des mains mercenaires un enfant qui pouvait contracter des habitudes basses et grossières parmi des gens sans éducation. Aussi voulut-il que ce fils unique fût nourri du lait de sa mère, et pût, dès les premiers instants de sa vie, s’accoutumer aux mœurs paternelles. »

L’heureuse enfance de Raphaël s’écoula donc dans la paix du foyer domestique, où l’exemple s’offrait partout à côté de la leçon, où tout parlait à son cœur et à son intelligence prompte à se développer. Aussi son père, jugeant par des indices non douteux de ses dispositions précoces pour la peinture, mit tout d’abord un crayon dans ses mains et l’initia sans retard aux premiers éléments de l’art. « À l’âge où les impressions sont ineffaçables, dit M. Ch. Clément, il respira au foyer paternel l’entliousiasme mystique qui, dans l’École d’Ombrie, était une religion plutôt qu’une simple tradition d’art. Cet ensemble heureux de circonstances devait être bientôt brisé. » En 1491, Raphaël perdit sa mère, Magia Ciarla, et trois années après, son père (1er août 1494). Un oncle prit soin de l’enfant qui n’avait pas douze ans et dont il devint tout naturellement tuteur. Ce fut lui sans doute qui confia le jeune Sanzio au Pérugin, alors chef de l’école Ombrienne et qui jouissant d’une immense célébrité, dont il avait profité surtout pour s’enrichir, voyait dans son atelier, à Pérouse, les élèves accourir en foule. Le maître était sévère, d’après Vasari, pourtant il ne faut pas qu’il fût trop rude encore à ces jeunes gens, puisque Raphaël demeura sept ou huit années et volontairement sous cette forte discipline et s’assimila tellement la manière du maître qu’il est difficile de distinguer ses premiers ouvrages de ceux du Pérugin. On compte une vingtaine de tableaux de cette époque, qu’on sait, par des renseignements précis, de la main de Raphaël et qui reproduisent les sujets, les types, les dispositions uniformes et symétriques, la raideur dans les attitudes, la maigreur et la sécheresse du dessin comme aussi la pureté, la naïveté et cette beauté en quelque sorte immatérielle qui caractérise dans ses meilleurs ouvrages Le Pérugin bien inférieur au reste, pour la profondeur et la suavité des expressions, la grâce toute céleste des figures, la variété des types, à l’Angelico et même à Gozzoli.

On ne peut trop regretter que Raphaël, quand plus tard, il rompit avec l’enseignement trop absolu du maître et prit une manière plus large, personnelle et originale, n’ait pas gardé davantage souvenir de la tradition ombrienne. Avec la science qu’il avait acquise et la merveilleuse habileté de son pinceau, n’eût-il pas été plus admirable encore si, dans ses tableaux, on sentait plus d’onction, si la radieuse beauté de ses Vierges, était moins humaine et rayonnait d’un caractère plus céleste ? Il le voulait cependant, mais pour cela, je crois, comptait plus sur l’effort de son génie que sur cette aide supérieure que sollicitait avec larmes l’Angelico qui ne peignait, dit-on, ses Christs et ses Vierges qu’à genoux. « Quant à cette figure, écrit Raphaël à Castiglione en parlant à la vérité d’une peinture profane, je me tiendrais pour un grand maître si elle avait seulement la moitié des mérites dont vous me parlez dans votre lettre ; mais j’attribue vos éloges à l’amitié que vous me portez. Je sais que, pour peindre une belle personne, il me faudrait en voir plusieurs, et que vous fussiez avec moi pour m’aider à choisir celle qui conviendrait le mieux ; mais il y a si peu de bons juges et de beaux modèles que je travaille d’après une certaine idée que j’ai dans l’esprit. J’ignore si cette idée a quelque excellence, mais je m’efforce de la réaliser. »

Raphaël, en quittant Pérouse, se rendit à Florence attiré surtout parce qu’il avait ouï dire des fameux cartons de la Guerre de Pise par Léonard de Vinci et Michel-Ange. L’impression qu’il reçut de ces chefs-d’œuvre fut profonde, et la vue de quelques autres ouvrages de ces maîtres comme de ceux de Fra Bartholomeo, dont il devint l’ami, amena dans sa manière la révolution dont nous avons parlé et qui, très heureuse au point de vue de l’exécution, aurait pu et dû être moins complète sous d’autres rapports.

Raphaël avait vingt-cinq ans lorsqu’il fut appelé à Rome par le célèbre architecte Bramante, son parent, qui le présenta au pape Jules II, dont l’accueil fut des plus bienveillants. Mais lorsque l’artiste eut exécuté, dans la salle de la Signature au Vatican, la première des quatre grandes peintures murales commandées par le pape, la fameuse Dispute du saint Sacrement « composition qui étonne autant qu’elle enchante », dit d’Argenville, le pontife conçut la plus haute idée du peintre et le prit en très grande affection. Après avoir vu « l’École d’Athènes, où les grands hommes disputent sur les sciences humaines, Jules II fit détruire les peintures commencées par d’habiles maîtres pour donner un nouveau champ aux grandes pensées de Raphaël qui, dans la même salle, peignit l’admirable fresque d’Apollon au milieu des Muses et celle non moins remarquable de la Jurisprudence[2]. »

Le succès de ces œuvres fut immense, et le pape chargea l’artiste de décorer de la même façon une autre grande salle, dite Salle d’Heliodore de la plus importante des fresques lesquelles, en outre du Châtiment d’Heliodore, représentent la Messe de Bolsène, Attila et la Délivrance de saint Pierre. La salle de Charlemagne et la salle de Constantin furent également ornées de grandes peintures dues à Raphaël, mais aidé de ses nombreux élèves[3] ; car, surchargé de travaux, pour ces grandes compositions, le plus souvent dès lors, il se bornait à dessiner des cartons que les jeunes artistes copiaient sous l’œil du maître. Il en fut de même pour les Loges qui sont des galeries ouvertes à trois étages autour de la première cour du Vatican, et servent de communication pour plusieurs chambres pendant le conclave. Léon X, qui avait succédé à Jules II comme pape, ne témoignait pas à Raphaël moins d’affection que celui-ci ; ce fut par son ordre que l’artiste, après avoir terminé la salle de Charlemagne, s’occupa des Loges dont la décoration se fit rapidement grâce au zèle du maître et à l’empressement laborieux des élèves, heureux de lui témoigner ainsi leur reconnaissance ; car il était pour tous plein de bonté, de sollicitude affectueuse, tout en conservant cet air d’autorité nécessaire au respect et qui se concilie très-bien avec la douceur et l’aimable condescendance. « Entre ces jeunes gens venus non-seulement de toutes les contrées de l’Italie, mais de tous les pays de l’Europe, dit Vasari, il avait su établir une telle concorde que jamais l’ombre d’une jalousie ne parut les diviser. Sa complaisance à les initier aux mystères de son art était admirable et l’on sentait à son langage qu’il les aimait comme ses enfants. Aussi lorsqu’il sortait de chez lui pour se rendre auprès du pape, qui l’avait nommé l’un de ses camériers ou gentilshommes de la chambre, il était entouré ou suivi de ses élèves au nombre de cinquante tous jeunes gens intelligents et vaillants qui lui formaient un brillant cortége. » On raconte qu’un jour, suivi de cette nombreuse jeunesse, Raphaël, allant aux Stanze se rencontra avec Michel-Ange se rendant solitairement à la chapelle Sixtine.

« Vous marchez avec une grande suite comme un général », dit Michel-Ange sur le ton un peu ironique,

— Et vous, vous allez seul comme le bourreau ! répondit vivement Raphaël.

Cependant, malgré la différence des caractères et du genre de vie des deux artistes, et cette espèce de rivalité régnant entre eux, on aime à voir qu’ils se rendaient justice. Raphaël témoignait en toute circonstance de son admiration pour le génie de Michel-Ange qui, moins expansif, savait à l’occasion cependant se montrer impartial et loyal, en voici la preuve : « Raphaël d’Urbin, dit Cinelli, avait peint pour Agostino Chigi, dans l’église Santa-Maria-della-Pace, plusieurs grandes figures représentant des prophètes et quelques sibylles, pour lesquelles il avait reçu en à-compte une somme de 500 écus. Le travail terminé, il réclama du caissier d’Agostino le complément du prix auquel il estimait son œuvre. Grand fut l’étonnement du caissier qui croyait la somme payée déjà très suffisante, et il ne répondit rien.

« Faites estimer mon travail par un expert, dit Raphaël et vous verrez si ma réclamation est exagérée.

— Volontiers, répondit Giulio Borghesi (le caissier), qui se rendit aussitôt chez Michel-Ange à qui tout d’abord il avait pensé pour cette expertise, espérant sans doute que la décision du Florentin serait influencée par la rivalité ou par quelque autre sentiment moins honorable. Mais il fut bien déçu. Michel-Ange se rendit à l’église de la Pace avec Borghesi. Celui-ci, le voyant contempler en silence une des sibylles, l’interpella en disant :

« Eh bien, maître, qu’en pensez-vous ?

— Cette tête, répondit Michel-Ange, vaut cent écus.

— Et les autres ? demanda Borghesi désappointé.

— Les autres ne valent pas moins.

«Outre le caissier, il se trouvait d’autres personnes présentes à la scène qui la racontèrent à Agostino Chigi. Ce dernier, lorsque son caissier fut de retour, lui donna l’ordre de porter à Raphaël cent écus pour chacune des cinq têtes, en outre de la somme précédemment donnée en disant : « Va remettre cela à Raphaël en payement des têtes, et sois gracieux avec lui de façon à le satisfaire, car s’il voulait encore me faire payer les draperies, nous serions ruinés. »

En outre de ses grandes compositions, Raphaël a fait des portraits fort admirés dont plusieurs se voient au Louvre, et des tableaux de chevalet la plupart d’un prix inestimable parce qu’ils sont tout entiers peints de sa main. Notre Musée possède entre autres chefs d’œuvre le Saint-Michel vainqueur du démon, la belle Jardinière, la Vierge au Voile et la Vierge de François Ier ou Sainte Famille. « La Vierge de François Ier, dit M. Ch. Clément, passe avec raison pour l’ouvrage le plus parfait de Raphaël dans ce genre. Il est impossible en effet d’imaginer une composition plus riche, plus pleine, plus heureuse, des types plus purs et plus variés, une exécution plus irréprochable, plus soutenue, plus soignée dans les moindres détails… C’est là une de ces œuvres où l’étude fait sans cesse découvrir de nouvelles beautés, et, quoique la couleur locale n’en soit pas agréable, la Vierge de François Ier est une de ces créations, où l’artiste a eu le bonheur de réaliser sa pensée d’une manière complète. »

À Dieu ne plaise que je veuille contredire l’éminent critique moi qui ne fais jamais une visite au Louvre sans m’arrêter quelques instants devant la merveilleuse toile de Raphaël pour admirer le bonheur de la composition, la beauté des lignes, la suavité et la pureté des contours, la noblesse des types et la force des expressions. Pourtant, s’il m’est permis de le dire sans témérité, je voudrais quelque chose de plus dans cette admirable scène qui ne me paraît point assez au-dessus de l’humanité. Si élégants que semblent ces anges, je ne suis pas sûr qu’ils soient descendus du ciel, et cette Vierge, dans sa beauté noble et même un peu fière, me paraît plutôt une Matrone illustre, une Cornélie royale, que la divine Mère au pur et doux visage transfiguré par l’amour céleste. Les deux enfants, si délicieusement modelés, sont trop des enfants ordinaires, en particulier celui qui s’élance du berceau et auquel M. Ch. Clément lui-même reproche « un caractère académique qu’il serait inutile de contester. »

On ne peut se le dissimuler, à cet incomparable artiste il a manqué pour être complet, pour être l’idéal du peintre religieux, non pas la conviction profonde, mais la force de volonté, la sagesse résolue et pratique qui mît toujours la conduite en harmonie avec la sévérité des principes. Au comble de la gloire et de la félicité, dans la fleur de la jeunesse, beau, riche, favorisé de tous les dons du ciel et de la terre, et par là même entouré de mille séductions, Raphaël paraît-il, quoique porté à la vertu et convaincu qu’il devait l’exemple alors que tous les regards étaient fixés sur lui, ne sut pas toujours résister à l’attrait du plaisir. Et peut-être ainsi, pour son malheur et pour le nôtre, ne ménageant pas assez ses forces, si continuellement épuisées par la dévorante activité d’un travail sans trêve, il se vit arrêté presque à la moitié de sa magnifique carrière. Quel sujet d’éternel regret !

Toutefois, on aime à pouvoir le dire pour l’honneur de sa mémoire et en s’appuyant de témoignages positifs, la cause de sa mort ne fut pas celle que, d’après une regrettable tradition, ont rapportée trop de biographes. Voici les renseignements communiqués à ce sujet par un contemporain (Missirini) à Longhena et publiés par celui-ci : « Raffaello Sanzio était d’une nature très distinguée et très délicate ; sa vie ne tenait qu’à un fil excessivement tenu quant à ce qui regardait son corps, car il était tout esprit, outre que ses forces s’étaient beaucoup amoindries, et qu’il est extraordinaire qu’elles aient pu le soutenir pendant sa courte vie. Un jour qu’il se trouvait à la Farnésine, il fut mandé par le pape. Craignant d’être en retard, il hâta le pas, et par suite d’une marche rapide, arriva tout en sueur au Vatican. Dans la vaste salle où il s’entretenait avec le pape de la fabrique (construction) de St-Pierre, il ne tarda pas à se refroidir, et pris d’un soudain malaise, dut promptement se retirer. À peine rentré chez lui, il se mit au lit et une fièvre pernicieuse l’emporta en peu de jours. »

Dès les premières atteintes du mal, il ne s’était pas fait illusion sur sa gravité ; aussi témoignant hautement de son repentir pour les égarements auxquels nous avons fait allusion, il attendrit ses amis, ses nombreux élèves par la fermeté de sa mort chrétienne, heureux de la bénédiction du pape qui vint le visiter sur son lit de douleur. Par son testament, il exprimait le désir d’être enterré, comme il le fut en effet, dans une des chapelles du Panthéon, et pour l’entretien et le service de la chapelle, il léguait spécialement une somme de 1 000 écus. Après sa mort, son corps fut exposé dans la salle qui lui servait d’atelier et où se voyait son dernier tableau, la Transfiguration

Ses funérailles furent des plus solennelles comme des plus touchantes, « Sa bienveillance avait désarmé la jalousie, dit Calcagnini (son contemporain) ; sa nature douce, aimable, sympathique, lui avait gagné tous les cœurs. Aussi sa mort causa-t-elle des regrets unanimes et un deuil public. Le peuple de Rome suivit ses restes comme il devait faire plus tard pour Michel-Ange et la foule, si indifférente d’ordinaire aux événements de cette nature, paraissait douloureusement émue. » Ses élèves qui savaient ce qu’ils perdaient, ses amis se montraient inconsolables, et l’un d’eux Castiglione écrivait à sa mère : « Je me trouve en bonne santé, mais il me semble que je ne suis pas dans Rome puisque mon pauvre Raphaël n’y est plus. Que son âme bénie soit au sein de Dieu ! »

  1. Ch. Clément : — Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël.
  2. Vies des Peintres Italiens.
  3. La salle de Constantin, sauf deux figures, ne fut peinte qu’après la mort de Raphaël, mais par ses élèves et d’après ses dessins.