Bray et Rétaux (tome 2p. 264-267).

PASCAL




Joseph de Maistre, qu’on peut taxer parfois sans doute d’exagération, m’a fort l’air de parler raison quand il dit de Pascal : « Quoique je ne veuille pas déroger à son mérite réel qui est très-grand, il faut avouer aussi qu’il a été trop loué, ainsi qu’il arrive, comme on ne saurait trop le répéter, à tout homme dont la réputation appartient à une faction…. On nous répète sérieusement, au e siécle, les contes de Madame Perrier sur la miraculeuse enfance de son frère ; on nous dit, avec le même sang-froid, qu’avant l’âge de seize ans, il avait composé « sur les sections coniques un petit ouvrage qui fut regardé alors comme un prodige de sagacité[1] », et l’on a sous les yeux le témoignage authentique de Descartes, qui vit le plagiat au premier coup d’œil, et qui le dénonça, sans passion comme sans détour, dans une correspondance purement scientifique. »

« … Je dis de plus que le mérite littéraire de Pascal n’a pas été moins exagéré. Aucun homme de goût ne saurait nier que les Lettres provinciales ne soient un fort joli libelle…. Je n’en crois pas moins que la réputation dont il jouit est due de même à l’esprit de faction intéressé à faire valoir l’ouvrage… Madame de Grignan, au milieu même de l’effervescence contemporaine, disait déjà en bâillant : C’est toujours la même chose ! et sa spirituelle mère l’en grondait.

« …. En général, un trop grand nombre d’hommes, en France, ont l’habitude de faire, de certains personnages célèbres, une sorte d’apothéose après laquelle ils ne savent plus entendre raison sur ces divinités de leur invention. Pascal en est un bel exemple[2]. »

Ce dernier paragraphe, il faut bien l’avouer, va tout droit, que l’auteur y ait ou non songé, à l’adresse d’un de nos contemporains illustres qui, quoique nullement janséniste, a manqué tout à fait de sang-froid quand il s’est agi de juger Pascal. À la vérité, il s’en servait comme d’un argument pour la cause glorieuse qu’il avait à cœur de faire triompher, et c’est là son excuse. Prenant au sérieux et à la lettre « les contes de Madame Perrier » Chateaubriand nous dit, non sans quelque emphase : « Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; …. qui à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des connaissances humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion, qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort (ni l’un ni l’autre certes !); enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l’homme : cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal. »

Chateaubriand, qui sacrifiait si volontiers à la phrase, le fait ici par trop aux dépens de la judicieuse critique. Le génie de Pascal, apprécié à sa juste valeur, n’a rien d’effrayant et, sans jeter bas la statue de Blaise, il suffit pour sa gloire d’un piédestal ordinaire, bien loin de l’exhausser sur une colonne qui va se perdre dans les nues. La part qui lui reste comme écrivain est encore assez belle. Le volume des Pensées, son véritable titre aux yeux de la postérité, quoique dans sa plus grande partie il ne se compose que de fragments et de notes jetées sur le papier un peu au hasard, étonne souvent par la sagacité, la profondeur, la soudaineté de la pensée, comme par la vigueur et la puissance de l’expression. C’est l’éclair qui luit tout à coup au milieu des ténèbres et qui frappe la vue, quand on prétend le fixer, d’un prompt éblouissement. Les premiers chapitres, les seuls complets et terminés, dont, bien plus que des Provinciales, on pourrait dire qu’ils ont contribué à fixer la langue, supposé, ce que je ne crois pas, qu’une langue pût être fixée, c’est-à-dire immobilisée, ces chapitres, arrivent parfois à la plus haute éloquence. Il y a là nombre de passages toujours cités avec succès et qu’on peut citer encore, celui-ci par exemple :

« Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt est prononcé, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, et cette heure suffisant, s’il sait qu’il est donné, pour le faire révoquer ; il est contre la nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si cet arrêt est donné, mais à jouer et à se divertir. C’est l’état où se trouvent ces personnes[3], avec cette différence que les maux dont ils sont menacés sont bien autres que la simple perte de la vie et un supplice passager que ce prisonnier appréhenderait. Cependant ils courent sans souci dans le précipice, après avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s’empêcher de le voir et ils se moquent de ceux qui les en avertissent. » (Ch. 1er.)

Cela sans doute est remarquable, admirable, comme l’expression d’une vérité saisissante, formulée avec un rare bonheur ; mais ce passage, et quelques autres aussi frappants, doivent-ils nous faire nous exclamer « que ce sont là des pensées qui tiennent plus du Dieu que de l’homme. » Autant dire comme Madame Perrier : « que chez aucun peuple et dans aucun temps il n’a existé de plus grand génie que Pascal. » « Exagération risible, dit avec raison de Maistre, qui nuit à celui qui en est l’objet au lieu de l’élever dans l’opinion. »

Pascal (Blaise), né à Clermont le 19 janvier 1623, était fils d’Étienne Pascal, président de la cour des avocats et de Antoinette Begon. Il mourut à Paris, le 19 août 1662. D’après ce que Mme Perrier rapporte : « Lorsque M. le curé le bénit avec le saint ciboire, il dit : « Que Dieu ne m’abandonne jamais ! » Ce qui fut comme sa dernière parole. »


  1. Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal.
  2. Joseph de Maistre : De l’Église gallicane.
  3. Les Indifférents.