Les rues de Paris/Dupuytren

Bray et Rétaux (tome 1p. 323-338).


DUPUYTREN



Dupuytren (Guillaume), naquit à Pierre-Buffière, en Limousin, le 6 octobre 1777. Voici sur sa première enfance des détails assez curieux. On raconte qu’une dame, passant en poste dans les rues de la petite ville, avisa un jeune garçon de l’âge d’environ trois ans dont la gentille figure lui plut tout d’abord. Cette dame n’avait point d’enfant, l’idée lui vint d’enlever celui-ci pour en faire son fils adoptif ; et en effet, le bambin séduit par les douces paroles de la dame, peut-être affriandé par la vue de quelques bonbons ou gâteaux, monta dans la voiture qui aussitôt s’éloigna de toute la vitesse des chevaux. Il fallut que le père averti, pour ravoir son enfant, poursuivît la dame jusqu’à Tours.

On peut croire cependant que la tendresse du père n’empêchait point de sa part une assez grande négligence, puisque, bon nombre d’années après, nous retrouvons encore l’enfant courant seul les rues de la ville où sa figure intelligente, son air délibéré et surtout la vivacité et l’à-propos de ses réparties frappèrent un capitaine de cavalerie nommé Keffer qui, d’après la légende, le prit en croupe, l’amena à Paris, et le plaça au collége de la Marche dont un sien frère était principal. Des biographes, dont le témoignage paraît plus vraisemblable, disent que le capitaine, avant de se charger de l’éducation du bambin, demanda le consentement des parents qui ne le firent pas attendre. Soit que son protecteur fût mort, soit qu’il se le fût aliéné, le jeune Guillaume, ses classes terminées, revint à Pierre-Buffière, assez incertain sur sa vocation quoiqu’il parût incliner vers la carrière militaire, pourtant sans grand enthousiasme. Mais son père un jour coupa court à ses hésitations en disant :

— Tu seras chirurgien.

Et, chose remarquable ! comme si la décision paternelle l’eût soudain éclairé pleinement sur sa vocation, Guillaume ne manifesta plus aucune incertitude. De retour à Paris, il retrouva, au collége de la Marche, sa chambre d’écolier, commença et poursuivit ses études médicales avec une opiniâtre persévérance, s’aidant tout à la fois des livres et des leçons orales des professeurs en renom, Boyer pour l’anatomie, Vauquelin et Bouillon-Lagrange pour la chimie. Constamment, à ce qu’on raconte, il avait à la bouche cette parole : « Que rien n’est tant à redouter pour un homme que la médiocrité. »

Aussi, aiguillonné sans cesse par cette pensée d’ambition qui, à cette époque comme plus tard, fut trop, paraît-il, son mobile, il travaillait avec une ardeur fiévreuse, et lors de la création des écoles de santé (février 1795), il put se présenter pour l’une des six places de prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu’au quatrième rang ; mais c’était beaucoup déjà pour un adolescent qui comptait dix-huit ans à peine. Néanmoins il s’indigna contre lui-même, ne se pardonnant point de n’avoir réussi qu’à demi ; aussi nous le voyons redoubler d’efforts, et, peu d’années après (mars 1801), il était nommé par un vote unanime chef des travaux anatomiques.

« Maître de cette position indépendante, dit le docteur Malgaigne, il ne tarda pas à apporter dans le service des dissections une discipline et une activité jusqu’alors inconnues. En quinze mois, il déposa, dans les cabinets de l’École, quarante pièces anatomiques relatives à toutes les parties des systèmes artériel et veineux. Il poursuivait des recherches d’anatomie normales sur les canaux différents, la rate, etc ; il multipliait les vivisections, etc. » En même temps, il professait un cours d’anatomie non sans succès quoiqu’il ne pût se dissimuler qu’il restait inférieur à Bichat et plus tard à Laënnec pour la science pathologique. Cette conviction sans doute contribua à le lancer dans une autre direction. Bien que nommé chirurgien de seconde classe à l’Hôtel-Dieu (1802), il s’était jusqu’alors assez peu occupé de chirurgie lorsqu’il fut amené par les circonstances à se vouer presque exclusivement à cette partie si importante de la science médicale. Devenu par le départ de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna à juste titre la confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa sur lui d’une partie importante du service et lui donna ainsi l’occasion de se produire.

Sa position était déjà assez honorable pour qu’elle lui permît de faire un mariage avantageux ; il épousa Mlle de Sainte-Olive qui lui apportait en dot au moins 80,000 francs. Mais il se brouillait en même temps avec Boyer dont il avait demandé la fille, et qui ne lui pardonnait pas une rupture nullement motivée et aggravée par cette circonstance fâcheuse qu’elle avait eu lieu le jour même fixé pour la signature du contrat.

En 1811, Dupuytren obtint, au concours et à l’unanimité des suffrages, la chaire de médecine opératoire vacante par la mort de Sabatier. En 1815, par la retraite un peu forcée de Pelletan, il se trouva chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la partager. Le service chirurgical comptait parfois jusqu’à trois cents malades : c’était un travail d’Hercule qui allait peser sur lui seul, il s’y dévoua sans réserve. Tous les jours levé régulièrement à cinq heures, il accomplissait ses visites de 6 à 9 heures, faisait une leçon d’une heure à l’amphithéâtre, donnait ensuite des consultations aux malades du dehors, et quittait rarement l’hôpital avant onze heures ; enfin, le soir, il faisait une seconde visite de six à sept heures, et jusqu’en 1825, à peine y manqua-t-il un jour. »

Rallié au gouvernement de la Restauration, il fut, lors de l’assassinat du duc de Berry, l’un des premiers appelé auprès du blessé. Faut-il croire à cette anecdote rapportée par quelques biographes et qui serait une des causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren jouit auprès du roi Louis XVIII qui, comme on le sait, se piquait de littérature. Lorsqu’il arriva près du lit de son neveu, le roi dans la crainte d’être entendu du blessé, dit en latin au chirurgien : Superest-ne spes aliqua salutis ? Reste-t-il quelque chance de salut ?

Dupuytren, soit qu’il fût préoccupé, soit qu’il eût en effet oublié tout à fait la langue de l’ancienne Rome, n’eût pas l’air de comprendre et ce fut Dubois qui se chargea de la réponse. Aussi, quoique Dupuytren eût été créé baron au mois d’août, trois années s’écoulèrent avant qu’il fût nommé chirurgien consultant. J’ai peine à croire, d’ailleurs, que Dupuytren, pour se concilier de hautes influences, se soit abaissé, lui si peu dévot alors, jusqu’à ce petit et honteux manége que lui prête un biographe et qui n’eût été que de la misérable hypocrisie.

Pendant une messe célébrée à la chapelle du château de Saint-Cloud, Dupuytren laissa tomber avec fracas, au moment de l’élévation, son volumineux Livre-d’Heures garni d’épais fermoirs. MMe  la duchesse d’Angoulême dit en levant les yeux :

— Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures !

— Mais qui ne perd pas son temps ! murmura le duc de Maillé.

Le mot est joli, mais ne paraît point réellement avoir été prononcé, parce que l’occasion n’en fut point donnée par Dupuytren, qui témoigna d’une façon dure, brutale même, son indignation à la personne qui la première, d’après ce qu’il croyait, avait mis en circulation cette petite calomnie. Appelé par cette dame, la duchesse de ***, auprès du lit de sa fille, gravement malade, il entra dans la chambre sans paraître même s’apercevoir de la présence de la mère, sans répondre autrement que par un silence glacial à ses politesses empressées, examina la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il était entré, en n’ayant pas l’air de voir la maîtresse de la maison dont les regards, plus encore que les paroles, trahissaient une si terrible anxiété.

Charles X, aussitôt après son avènement, parut empressé de dédommager Dupuytren des procédés de son frère, et tout d’abord il le nomma son premier chirurgien. Il usa également de sa haute influence pour écarter les obstacles qui empêchaient qu’il ne fût reçu à l’Institut où la mort de Percy laissait une place vacante. Dupuytren, pour qui les biographes en général se montrent sévères, prouva qu’il comprenait la reconnaissance et de la façon la plus large ; car, après la Révolution de 1830, apprenant que le roi Charles X, dans l’exil, se trouvait à la veille de manquer d’argent, il lui écrivit spontanément :

« Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède trois millions, je vous en offre un, je destine le second à ma fille, et je réserve le troisième pour mes vieux jours. »

M. Richerand, dans la Biographie universelle, nie d’un ton assez aigre ce trait si honorable pour son confrère : « En remontant à la source de cette anecdote, dit-il, on s’est bientôt convaincu qu’elle n’avait aucun fondement : c’était une de ces rumeurs adroitement propagées et qui n’étaient pas inutiles à sa renommée et à ses succès. »

Pourtant dans sa Notice publiée ultérieurement[1], M. Malgaigne maintient le fait en s’appuyant du témoignage si considérable de M. Cruveilhier : « Dupuytren, dit-il, écrivit une lettre ainsi rapportée par M. Cruveilhier. » Or, on ne voit point que celui-ci ait démenti l’affirmation. On ne saurait d’ailleurs suspecter Malgaigne de partialité en faveur de Dupuytren, au contraire, car il dit de lui entre autres choses : « Pour réaliser ces idées de suprématie qu’il nourrissait dès sa jeunesse, il sacrifia son repos, sa santé, quelquefois jusqu’à son orgueil. Toute supériorité naissante lui était importune, et ses élèves les plus distingués étaient ceux dont il prenait le plus d’ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs, il avait fini par éloigner tous ses amis, tous ses collègues ; et comme nul ne se fiait plus à lui, il en vint à son tour à se méfier de tous. Il vit partout des ennemis et sous son toit domestique et dans la foule qui se pressait à ses leçons et dans les journaux qui les répétaient, et dans ceux qui ne les répétaient pas ; et n’ayant personne à qui confier ni ses joies ni ses peines, il mena vraiment, au comble de la fortune et de la prospérité, la vie la plus misérable. »

Formidable exemple pour les ambitieux que celui de cet homme en apparence si favorisé de la fortune, riche à millions ; ayant la gloire, ayant la célébrité plus grande qu’il ne l’avait rêvée, et avec tout cela malheureux, misérable, comme dit M. Malgaigne qui continue :

« Fier et hautain, il aimait qu’on pliât devant lui-même jusqu’à terre ; et cependant par un contraste étrange, il réservait son estime aux caractères indépendants, alors même qu’il les écartait de son entourage, etc. » Il ne se peut guère un jugement plus sévère, et l’on en doit croire assurément l’écrivain dans ce qu’il dit de favorable à Dupuytren auquel comme homme, des biographes accordent davantage. Il faut lire à ce sujet ce que le recueil intitulé : Portraits et histoire des hommes utiles, nous apprend de sa bienveillance, de sa bonté vraiment singulière pour les enfants malades près desquels il oubliait ses brusqueries, laissant sa figure d’ordinaire dure, impassible, rigide, se détendre par le plus paternel des sourires. Au milieu d’eux il oubliait ses hauteurs, son amer dédain des hommes qui paraît avoir eu sa principale source dans ce désenchantement résultant de l’expérience, et aussi et davantage peut-être, dans ce triste scepticisme, dans cette misérable incrédulité, alors comme aujourd’hui trop peu rare chez des praticiens même éminents et qui n’en reste pas moins pour nous une aberration incompréhensible. Car, quoi ! ne devraient-ils pas avoir toujours présente à l’esprit cette magnifique profession de foi de l’un des plus illustres patriarches de la science, qui, encore armé du scalpel, devant un cadavre dont le thorax et les flancs étaient ouverts, après avoir fait en quelque sorte toucher du doigt à ses nombreux élèves les merveilles de l’organisme, ne pouvait s’empêcher de s’écrier dans un élan de religieux enthousiasme :

« Ô Éternel, quel hymne je viens de chanter à ta gloire ! »

Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Paré, quand il disait à propos du duc de Guise, je crois : « Je le pansai, Dieu le guérit. »

On a peine vraiment à comprendre le médecin, le chirurgien, sceptique, impie, ou seulement indifférent, à moins que ce ne soit par un prodigieux aveuglement, suite de passions viles, ou de préjugés grossiers inculqués par cette première et inepte éducation qu’on reçoit trop souvent dans les colléges, les facultés, les cliniques et qui ne pouvait qu’être pire à l’époque où Dupuytren commença ses études, et après les avoir terminées, obtint ses diplômes. L’orgueil, la vanité aidant, et aussi la dévorante activité de cette vie qui ne permet guère le repos non plus que la réflexion au médecin en vogue, ses préjugés, son indifférence ou plutôt son hostilité persistèrent longtemps. Mais enfin, il vint un jour, il vint une heure, heure à jamais bénie, où d’autres pensées, des pensées pour lui bien nouvelles, bien inattendues, tout à coup étonnèrent, inquiétèrent ce grand esprit ; des sentiments qu’il ne connaissait plus, qu’il n’avait jamais connus peut-être, firent soudain palpiter son cœur et dans des circonstances singulières et providentielles. Mais le fait a été si admirablement raconté par un illustre et à jamais regrettable orateur qu’il y aurait présomption à vouloir refaire ce récit où il semble en quelque sorte s’être surpassé lui-même. Je me trouve trop heureux de pouvoir le reproduire tout au long en remettant sous les yeux du lecteur qui m’en saura gré ces pages incomparables. Mon humble prose ne gagnera pas sans doute à pareil voisinage, mais qu’importe !

« Notre âge se rappelle encore la célébrité dont jouissait, il y a un quart de siècle, un homme qui avait porté dans les œuvres de la chirurgie une intrépidité d’âme aussi rare que la précision de sa main. Cet homme, déjà vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple, grave et douce, qu’il reconnut aisément pour un curé de campagne. Après l’avoir entendu et examiné quelques instants, il lui dit d’un ton brusque qui lui était naturel :

— Monsieur le curé, avec cela on meurt.

— Monsieur le docteur, répondit le curé, vous eussiez pu me dire la vérité avec plus de ménagement ; car bien qu’avancé dans la vie, il y a des hommes de mon âge qui craignent de mourir. Mais en quelque manière qu’elle soit dite, la vérité est toujours précieuse, et je vous remercie de ne me l’avoir pas cachée. » Puis posant sur la table une pièce de cinq francs préparée d’avance, il ajouta : « Je suis honteux plus que je ne puis le dire de si mal témoigner ma reconnaissance à un homme comme monsieur le docteur Dupuytren : mais je suis pauvre, et il y a bien des pauvres dans ma paroisse ; je retourne mourir au milieu d’eux. »

Cet accent parvint au cœur de l’homme que le cri de la douleur n’avait jamais troublé ; il se sentit aux prises avec lui-même ; et courant après le vieillard qu’il avait repoussé d’abord, il le rappela du haut de sa porte et lui offrit son secours. L’opération eut lieu. Elle touchait aux organes les plus délicats de la vie ; elle fut longue et douloureuse. Mais le patient la supporta avec une sérénité de visage inaltérable, et comme l’opérateur étonné lui demandait s’il n’avait rien senti :

— J’ai souffert, répondit-il, mais je pensais à quelque chose qui m’a fait du bien.

Il ne voulait pas lui dire : J’ai pensé à Jésus-Christ, mon Maître et mon Dieu crucifié pour moi ; il eût craint de blesser peut-être l’incroyance de son bienfaiteur, et retenant sa foi sous le voile de la plus aimable modestie, il lui disait seulement : J’ai pensé à quelque chose qui m’a fait du bien. À plusieurs mois de là, par un grand jour d’été, le docteur Dupuytren se trouvait à l’Hôtel-Dieu, entouré de ses élèves à l’heure de son service. Il vit venir de loin le vieux prêtre, suant et poudreux, comme un homme qui a fait à pied un long chemin et tenant à son bras un lourd panier.

— Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le pauvre curé de campagne que vous avez opéré et guéri il y a déjà bien des semaines ; jamais je n’ai joui d’une santé plus solide qu’aujourd’hui, et j’ai voulu vous en donner la preuve en vous apportant moi-même des fruits de mon jardin que je vous prie d’accepter en souvenir d’une cure merveilleuse que vous avez faite et d’une bonne action dont Dieu vous est redevable en ma personne. » « Dupuytren prit la main du vieillard ; c’était la troisième fois que le même homme l’avait ému jusqu’au fond des entrailles. »

Dès lors, il n’est point douteux que des pensées d’un ordre tout nouveau préoccupèrent souvent l’illustre docteur encore que son caractère ombrageux, concentré, ait retenu toujours peut-être sur ses lèvres le cri de son angoisse intérieure, l’aveu poignant de ses troubles secrets, de ses doutes, de ses perplexités, qui devaient faire explosion, à la grande stupeur de beaucoup de ses contemporains, par un acte de foi solennel autant que sincère. Voici dans quelles circonstances : atteint d’une pleurésie latente, il ne put douter bientôt, à de certains symptômes, que son état ne fût des plus graves. « On lui proposa la ponction ; il accepta d’abord, dit M. Malgaigne, et finit par refuser.

— Que ferai-je de la vie ? disait-il, la coupe en a été si amère pour moi !

Il se regarda donc mourir, conservant la plénitude de son intelligence jusqu’au dernier moment. La veille même de sa mort, il se fit lire le journal :

— Voulant disait-il, porter là-haut des nouvelles de ce monde. Il expira le 8 janvier 1835, à trois heures du matin. »

Rien de plus dans le récit du docteur. Mais grâce à Dieu, d’après les témoignages les plus authentiques, la mort de Dupuytren n’eut point ce caractère froidement stoïque, sceptique, et les plus précieuses des consolations ne manquèrent pas à son agonie. Écoutons encore le grand orateur.

« Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se trouva lui-même sur son lit de mort, et du regard dont il avait jugé le péril de tant d’autres, il connut le sien. Cette heure le trouva ferme ; il avait eut trop de gloire pour regretter la terre et se méprendre sur son néant. Mais la révélation du peu qu’est la vie ne suffit pas pour éclairer l’âme sur sa destinée, et peut-être est-elle le plus grave péril de l’orgueil aux prises avec la mort. Il faut, à ce moment suprême, reconnaître également la misère et la grandeur de l’homme, et si le génie peut de lui-même s’élever jusqu’à sentir sa misère, il ne peut pas en même temps sentir sa grandeur. Ce double secret ne s’unit et ne se manifeste à la fois que dans une clarté qui vient de plus haut que la gloire. Dupuytren la vit venir. En roulant dans les replis de sa mémoire le spectacle des choses auxquelles il avait assisté, parmi tant de figures qui s’abaissaient sous son dernier regard, il en était une qui grandissait toujours, et dont la simplicité pleine de grâce lui rappelait des sentiments qu’il n’avait éprouvés que par elle. Le vieux curé de campagne était demeuré présent à son âme, et il en recevait, dans ce vestibule étroit de la mort, une constante et douce apparition. Messieurs, je ne vous dirai pas le reste : Dupuytren touchait aux abîmes de la vérité, et pour y descendre vivant, il n’avait plus qu’à tomber dans les bras ami. C’est le don que Dieu a fait aux hommes depuis le jour où il leur a tendu les mains du haut de la croix, le don de recevoir la vie d’une âme qui la possède avant nous et qui la verse dans la nôtre parce qu’elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme d’une mémorable carrière, il connut qu’il y avait quelque chose de plus heureux que le succès et de plus grand que la gloire : la certitude d’avoir un Dieu pour père, une âme capable de le connaître et de l’aimer, un Rédempteur qui a donné son sang pour nous, et enfin la joie de mourir éternellement réconcilié avec la vérité, la justice et la paix. Messieurs, la Providence gouverne le monde, et son premier ministre vous venez de l’apprendre, c’est la vertu[2]. »

Dans un petit volume où vu son titre[3] comme la table des chapitres et aussi le nom de l’auteur, je ne m’attendais certes pas à rencontrer de telles pages, j’ai lu tout un récit ayant pour titre : La mort de Dupuytren. Là se trouvent les détails les plus curieux relatifs soit à la fameuse opération qui sauva la vie au bon curé, soit aux derniers moments du célèbre chirurgien. Ils offrent, par leur caractère de précision, un commentaire intéressant qui complète dans ce qu’il a d’un peu vague, vers la fin, l’admirable récit du père Lacordaire. Aussi quelques citations ne déplairont pas au lecteur. Voici d’abord ce qui a trait à l’opération :

« La maladie était un abcès de la glande sous-maxillaire compliqué d’un anévrisme de l’artère carotide. La plaie était gangrenée en plusieurs endroits… Dupuytren taillait et tranchait avec le couteau et les ciseaux ; ses pinces d’acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient des fibres qu’il tordait et qu’il attachait ensuite. Puis la scie enleva en grinçant des fragments cariés du maxillaire inférieur. Les éponges, pressées à chaque instant, rendaient le sang qui coulait à flots. L’opération dura vingt-cinq minutes. L’abbé ne fronça pas le sourcil, mais il était un peu pâle.

« — Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement Dupuytren. Avez-vous beaucoup souffert ?

« — J’ai tâché de penser à autre chose, répondit le prêtre. »

« …Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par une étrange infraction à ses habitudes, il passait les premiers lits et commençait la visite par son malade favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire quelques pas, Dupuytren, la clinique achevée, allait à lui, prenait son bras sous le sien, et harmonisant son pas avec celui du convalescent, faisait avec lui un tour de salle. Pour qui connaissait l’insouciante dureté avec laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades, ce changement était inexplicable. »

Plus inexplicable ou plus admirable, alors que, quelques pages plus haut, l’auteur nous dit : « Poussant jusqu’aux dernières limites ses doctrines de positivisme, Dupuytren s’acharna avec la plus excessive ténacité contre ce qu’il appelait les utopies spéculatives (religieuses), chaque fois qu’il trouva à les combattre sous quelque forme que ce fût. Par degrés son antipathie devint de l’exécration. »

Après avoir raconté les visites du bon curé apportant, chaque année, le 6 mai, jour anniversaire de l’opération, à Dupuytren son petit cadeau : « son inévitable panier et ses inévitables poires et poulets, » M. Nadar termine par le récit de la mort du grand chirurgien, récit des plus émouvants dans sa brièveté :

L’amélioration n’était qu’apparente et Dupuytren le sentait bien. Il se voyait mourir et avait compté ses instants. Son caractère devint plus inexpansif et plus sombre à mesure qu’il approchait du terme fatal… Tout à coup il appelle M…, son fils adoptif, qui veillait dans un cabinet voisin.

— M…, lui dit-il, écrivez au curé de ***, près Nemours, vous savez l’adresse :

« Mon cher abbé,

Le docteur a besoin de vous à son tour. Venez vite : peut-être arriverez-vous trop tard :

Votre ami,

Dupuytren. »

« Le petit curé accourut aussitôt. Il resta longtemps enfermé avec Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux se dirent ; mais quand l’abbé sortit de la chambre du mourant, ses yeux étaient humides, et sa physionomie rayonnait d’une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren appelait auprès de lui l’archevêque de Paris (Mgr de Quelen).

Le jour de l’enterrement… l’église Sainte-Eustache eut peine à contenir le cortége. Après le service, les élèves portèrent à bras le cercueil jusqu’au cimetière.

« Le petit prêtre suivait le convoi en pleurant. »

L’auteur ajoute assez étrangement, quoique je ne puisse le regretter, puisque ce langage même donne plus de poids à son témoignage : « Que ceux qui viennent de lire ces lignes n’y veuillent pas avoir une intention dogmatique et ne s’occupent pas d’y chercher la pensée de celui qui les a écrites. Il raconte cette histoire tout simplement comme on la lui a racontée, sans autre dessein de persuader ou d’instruire (et quel mal à cela, honnête Nadar ?), parce que c’est une histoire vraie et qu’elle se rattache à un grand nom. »

À la bonne heure, et nous en remercions l’historien fidèle, malgré cette réflexion dernière qui pourrait bien, fût-ce à l’insu de l’auteur, avoir été soufflée par le respect humain. Quoi qu’il en soit, voilà certes un mémorable exemple et que feront bien de méditer, non pas seulement les jeunes étudiants, ceux qu’on appelle d’un autre nom dont je m’abstiens parce qu’il ressemble à une injure ; mais aussi, mais surtout certains de leurs professeurs, de leurs maîtres, docteurs plus ou moins célèbres, qui, trop oublieux des plus sacrés devoirs, compromettent l’honneur de leur profession, laquelle est aussi un sacerdoce, par des prédications honteuses, sceptiques, matérialistes, athées, alors que de leurs chaires il ne devrait tomber que de graves, disons mieux, de religieuses paroles, « des hymnes à la gloire de l’Éternel. »



  1. Biographie nouvelle, 1858.
  2. Lacordaire : Conférence de Notre-Dame.
  3. Quand j’étais étudiant : in-18, par Nadar.