Bray et Rétaux (tome 1p. 308-322).


MATHIEU DE DOMBASLE



I


L’agriculture produit le bon sens, et un bon sens d’une nature excellente.

Joubert.


Un homme qui n’est pas moins illustre qu’Olivier de Serres et auquel notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance pour les services immenses qu’il a rendus à l’agriculture, c’est notre contemporain, Mathieu de Dombasle. Nous regrettions pour le premier l’absence de documents qui permissent d’écrire avec détails sa biographie ; et le même regret nous pourrions l’exprimer à propos de Mathieu de Dombasle dont la vie s’est écoulée presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre un intérêt sérieux, quoique peu accidentée, peu remplie d’évènements dans sa plus importante période, tout entière absorbée par un travail dont l’austère régularité avait quelque chose de monastique.

L’ordre parfait que M. de Dombasle avait su établir dans la répartition de son temps, le pouvoir sans bornes qu’il exerçait sur lui-même et la rigoureuse attention qu’il mettait à éviter toute cause de distraction lui permettaient de suffire à tout. « Pendant un séjour de vingt ans qu’il passa à Roville, écrivait M. Jules Rieffel, un de ses élèves, directeur de l’institut de Grand-Jouan, il ne fit peut-être pas vingt absences, et, chose admirable, durant cette longue période, sa vie fut réglée, au point de vue du travail, comme on voit les heures distribuées pour la prière dans une communauté de religieux. Cette présence continuelle, cette régularité qu’il avait su s’imposer à lui-même, avant de l’exiger des autres, ne furent pas certainement la moindre cause de ses succès et l’exemple le moins salutaire qu’il donna aux élèves dont la France est aujourd’hui redevable à l’école de Roville. »

C’est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant avec tant de sollicitude aux moindres détails de son exploitation devenue la première ferme modèle, en même temps, qu’il initiait ses nombreux élèves à la science agronomique, plus pratique encore que théorique, pouvait suffire aux exigences de son immense correspondance. Après sa mort, on trouva vingt-et-un cartons remplis des lettres adressées de tous les points de la France à Mathieu de Dombasle par des agriculteurs heureux de compter au nombre de ses disciples ; quarante-et-un cahiers, chacun d’au moins 150 pages, renfermaient la copie des réponses à ces lettres comme à celles de tant d’illustres étrangers avec lesquels le fermier de Roville était en relations habituelles : Sir John Sinclair, le célèbre fondateur du bureau d’agriculture de Londres ; Thaër, si cher à la Prusse, ou plutôt à l’Allemagne, et dont les travaux se lièrent si intimement en France aux premiers progrès de l’école moderne ; le vénérable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt autres.

Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il été amené à s’occuper exclusivement d’agriculture ? Peut-être avant de parler de Roville, il eût été utile de donner à ce sujet quelques détails puisés surtout dans l’excellente Notice biographique, de M. Leclerc-Thouin, lue à la séance publique de la Société royale et centrale d’Agriculture, du 14 avril 1844 et publiée dans le recueil de la dite Société[1].

Ce document, très-complet pour ce qui a trait aux travaux de l’agriculteur, nous donne moins de détails sur l’homme, dont la vie, dans sa plus grande partie, s’écoula, comme nous l’avons dit, paisible et uniforme, et sauf au début ne connut guère les péripéties dramatiques.

Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle naquit à Nancy, le 26 février 1777. Sa famille, anoblie par le duc Léopold, était une des plus honorables de l’ancienne Lorraine. Après avoir fait ses premières études sous les yeux de ses parents, il entra, vers l’âge de douze ans, au collége de Saint-Symphorien, de Metz, dirigé par les bénédictins. Ces maîtres, zélés non moins qu’intelligents, constatèrent chez leur élève, avec des habitudes singulières de méditation et de réflexion, une ardeur pour le travail qu’il aurait fallu presque contenir. Aussi les progrès de l’adolescent furent rapides et donnaient les plus grandes espérances lorsque par malheur la Révolution, en chassant les moines de leurs couvents et fermant tous les établissements d’instruction publique, vint arracher le jeune Dombasle à ses études. Revenu dans la maison paternelle, et livré à peu près à lui-même, il partageait son temps entre la culture des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse qu’il aimait de passion. Néanmoins un matin il quitta généreusement tout cela lorsque pour la patrie sonna l’heure des grands périls et que l’étranger envahit la France. Quoiqu’il n’eût pas eu beaucoup à se louer de la Révolution qui lui avait enlevé le titre de grand maître des eaux et forêts, héréditaire dans sa famille, le jeune Dombasle n’hésita pas à s’enrôler comme volontaire et combattit, pendant plusieurs mois en cette qualité, sous les drapeaux de la République. Mais une affection nerveuse dont il fut atteint sans doute à la suite de ses fatigues, et que la petite vérole vint cruellement compliquer, mit sa vie en péril. Lorsque enfin, convalescent, il put quitter l’hôpital, son état de santé était tel que les médecins jugèrent qu’il lui fallait, pour longtemps ou même pour toujours, renoncer au rude métier du soldat et lui délivrèrent son congé.

« Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin, décida du reste de sa vie, car ce fut alors que s’accrurent chez lui les goûts d’application studieuse et que les facultés intellectuelles prirent, aux dépens de l’agilité et de la force du corps, un développement nouveau. Aux études littéraires, il joignit celles des sciences… La chimie avait surtout appelé son attention Après avoir abandonné quelques spéculations commerciales peu en harmonie avec ses goûts, il lui dut de pouvoir s’adonner sérieusement à la fabrication du sucre de betterave, et, à cette occasion se livrer à la pratique de l’agriculture qui avait toujours eu pour lui un vif attrait. »

Mais au moment même où, sa fabrique, de plus en plus prospère, il commençait à recueillir le fruit de ses efforts, arrivèrent les évènements de 1814. L’invasion russe et la libre introduction des sucres coloniaux, en faisant une concurrence écrasante à ses produits, lui enlevèrent la majeure partie des capitaux considérables qu’il avait versés dans ses usines. Mathieu de Dombasle se trouvait ruiné, mais ruiné si complètement qu’à la mort de son père, il fut obligé d’abandonner la portion de bien qui lui revenait à ses frères et sœurs, tout en restant débiteur envers eux d’une somme assez forte qu’il ne put acquitter que longtemps après.


II


Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement le désastre dans toute son étendue et confiant dans les ressources qu’il sentait en lui-même et surtout dans les résultats d’un travail intelligent et persévérant, il n’hésita pas, quoique déjà plus jeune (il avait alors trente-huit ans) à recommencer une nouvelle carrière ; son penchant comme le bonheur des circonstances le poussèrent, cette fois, exclusivement vers l’agriculture. Un de ses voisins, M. Bertier, riche propriétaire, avait depuis longtemps le désir de transformer sa terre de Roville en école d’agriculture, genre d’établissement qui manquait en France quoique des fermes ouvertes à l’instruction publique existassent déjà dans presque toutes les contrées de l’Europe. M. Bertier sut apprécier Dombasle à sa valeur, et en homme éclairé, en véritable ami de l’agriculture, il proposa un bail à long terme, conçu sur les bases les plus larges, et qui, tout en assurant l’amélioration foncière, garantissait au fermier un intérêt convenable de ses avances et une juste rémunération de ses travaux. Il fournissait de plus pour l’exploitation une part importante du capital complété par d’autres actionnaires qui, réunis en assemblée générale, le 1er septembre, arrêtèrent la nouvelle destination de Roville et nommèrent directeur Mathieu de Dombasle. Celui-ci vint trois mois après, le 4 décembre, s’installer à la ferme, et il travailla dès lors sans relâche à lui acquérir cette célébrité européenne qui a tant contribué, pendant vingt ans, à appeler l’attention publique sur l’agriculture et à propager ses progrès. »

La ferme de Roville comptait environ 200 hectares. Malgré la médiocrité du sol, le nouveau fermier sut, au bout de peu d’années, en obtenir d’admirables récoltes, en céréales, maïs, pommes de terre, betteraves, carottes ; Mathieu Dombasle en outre améliora la fabrication des instruments aratoires, inventa une charrue qui porte son nom, et livra un grand nombre de ces instruments perfectionnés à l’agriculture. Mais ce qui surtout fit de Roville un établissement important c’est qu’il devint une excellente école d’agriculture où des jeunes gens, envoyés par leurs parents ou par les conseils généraux, se mettaient rapidement en état de diriger eux-mêmes une grande exploitation, grâce à l’habile enseignement du maître.

« La pratique du chef d’exploitation, disait souvent Mathieu de Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu’elle ait pour objet la direction des opérations manuelles. Connaître et prévenir l’effet de ces opérations, les combiner entre elles et les modifier selon les circonstances, voilà en quoi elle consiste véritablement et voilà pourquoi il s’efforçait de placer les jeunes gens en contact aussi immédiat que possible avec toutes les opérations agricoles, de leur faire suivre en un mot un véritable cours de clinique agricole[2]. »

Sans nier, et bien au contraire l’utilité de l’instruction puisée dans les livres, Mathieu de Dombasle la déclarait, seule, tout à fait insuffisante. Il comparait avec raison le cultivateur riche seulement en connaissances puisées dans de bons ouvrages à l’homme qui aurait suivi d’excellentes études médicales dans les cours publics, mais qui n’aurait jamais fait sur le corps humain l’application de ces études, et il montrait l’embarras de l’un et de l’autre lorsque, pour la première fois, ils se trouvaient près du lit d’un malade et devant un champ à cultiver. »

En 1831, le roi Louis-Philippe, préoccupé de popularité, fit une visite à la ferme de Roville, et témoigna vivement de sa satisfaction au directeur. Dans la même année, l’illustre agronome fut nommé membre de la Légion-d’Honneur, en même temps que le ministre allouait à Roville une assez forte subvention annuelle pour la création de dix bourses de 300 francs chacune, et pour le traitement des professeurs. De ceux-ci Mathieu de Dombasle, pas n’est besoin de le dire, était le premier quoique son enseignement, essentiellement pratique, n’empruntât rien à la forme oratoire.

« Cet homme d’une activité, d’une netteté d’esprit si remarquables, cet homme doué d’une si grande énergie pour le travail, était d’une faible constitution et d’une santé débile. Habituellement silencieux, parfois presque taciturne, il conserva jusqu’à ses dernières années, en présence d’un certain nombre d’auditeurs, une timidité dont il avouait que son amour-propre eut plus d’une fois à souffrir, et qui le tourmentait encore à Roville au milieu de ses élèves. Ce n’est que dans l’isolement du cabinet qu’il retrouvait toute la liberté de sa pensée. Là, le travail lui devenait si facile, qu’il avait dès longtemps perdu l’habitude d’écrire. Il dictait sans que presque jamais une rature vînt modifier le premier jet de sa phrase ou interrompre le facile enchaînement de ses idées[3]. »

Aussi le nombre de ses écrits est considérable. En outre des Annales de Roville, publication périodique qui compte 9 volumes in-8º — 1824 — 1837, il a fait paraître un grand nombre de brochures sur les questions à l’ordre du jour : De la production des chevaux en France ; Faits et observations sur la fabrication du sucre de betterave ; etc., etc. Le Calendrier du Bon Cultivateur, paru en 1821, eut du vivant de l’auteur sept éditions.

À l’expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux de la très-modeste aisance qu’il avait su reconquérir (sa fortune ne s’élevait pas à plus de 110,000 francs), vint s’établir à Nancy, sa ville natale, où il comptait de nombreux amis. « Désormais, dit M. Leclerc-Thouin, il allait pouvoir s’occuper tout à loisir de la rédaction de son Traité général d’Agriculture, depuis longtemps déjà l’objet de ses méditations et de ses veilles, lorsque tout à coup la nouvelle de sa mort se répandit au milieu de la stupeur générale. Le 19 décembre 1843, il fut atteint d’une toux en apparence catarrhale ; jusqu’au samedi 23, bien qu’il prît quelques médicaments, il n’interrompit en rien ses occupations ordinaires ; mais pendant la nuit, il tomba dans un état de faiblesse qui ne lui permit plus de se livrer à aucun travail d’esprit. Le mercredi 27, à midi, ses facultés intellectuelles et morales s’obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux suites d’une affection de cœur qui amena, sans agonie et sans souffrance, une mort que personne n’avait pu juger sitôt prochaine. »

La ville toute entière fut dans le deuil. Une souscription s’ouvrit pour élever à l’illustre agronome une statue que l’on voit maintenant sur la place dite de Mathieu de Dombasle. Cette statue est en bronze fondue d’après un modèle dû à David d’Angers. Le célèbre agronome est représenté tenant la plume d’une main, de l’autre, la liste de ses principaux ouvrages. À ses pieds se trouve la charrue qui porte son nom.


III


Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle écrivain. Son style facile et courant, qui se préoccupe moins de l’élégance que de la netteté, dit bien ce qu’il veut dire et ne manque point d’agrément dans sa simplicité qui le rend intelligible au lecteur le moins lettré. Ces qualités recommandent le Calendrier du Bon Cultivateur, paru pour la première fois en 1821 et que Mathieu de Dombasle affectionnait particulièrement : « C’était sa première publication agricole, dit l’éditeur de la huitième édition ; puis il avait trop de foi dans le bon sens des masses pour n’être pas flatté et frappé en même temps du succès d’un livre qui, sans prôneurs, sans aucun patronage, s’était en moins de vingt ans répandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires. » Le Calendrier du Bon Cultivateur forme un gros volume in-12 de plus de 600 pages, rempli d’excellents conseils, d’instructions pratiques, disposées avec méthode et dans l’ordre des saisons, ou mieux des douze mois de l’année. Le livre se termine par une sorte de récit en plusieurs chapitres, ayant pour titre : La richesse du cultivateur ou les secrets de Jean Benoit, et dont nous détacherons quelques passages pour faire connaître la manière de l’auteur. L’histoire de Benoit se lit avec un vif intérêt quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle, témoin la façon dont l’auteur raconte le mariage de son héros :

« Benoit avait le projet de visiter l’Angleterre parce qu’il avait entendu dire que plusieurs parties de ce royaume sont cultivées avec une grande perfection ; mais ayant fait connaissance d’une fille qui était en service chez le même maître que lui, il se détermina à l’épouser. Cette fille venait d’hériter d’un de ses oncles qui lui avait laissé une maison et quelques terres, dans un village du pays de Hanovre. Ils partirent ensemble pour aller cultiver leur petit bien… Comme la femme de Benoit était forte et aussi laborieuse que lui presque, tout cela fut labouré à la bêche et biné de leurs propres mains. »

Voilà qui est simple et primitif. Quoiqu’il en soit, à la fin de l’année, grâce à la vente du lait et du beurre, des grains et des fruits, il restait à l’ami Benoit un bénéfice net de 800 francs. « Il aurait bien pu employer cet argent à acheter des terres, car il y en avait alors à vendre à très bon marché et qui lui auraient bien convenu ; mais il s’en garda bien parce qu’il s’était imposé la loi de ne jamais acheter de terres que lorsque celles qu’il avait seraient parfaitement amendées, et lorsqu’il aurait du fumier en abondance pour en amender de nouvelles ; il savait bien qu’un jour (arpent) de terre bien amendé en vaut deux, et que les terres sans fumier ne paient pas les frais de culture. »

Benoit employa ses 800 francs à agrandir son étable ce qui lui permit de doubler le nombre de ses vaches et la quantité de ses produits. Bref, au bout de quatre années, il lui fallait une charrue et même deux pour labourer ses terres. Au bout de vingt années, Benoit était devenu presque riche ; mais, comme il arrive si souvent dans le monde, en même temps que la fortune le malheur venait frapper à sa porte. Successivement il perdit sa femme et deux enfants déjà grands, sa joie et sa consolation. « Accablé de tous ces malheurs, le pays où il les avait éprouvés lui devint insupportable ; il se détermina à vendre tout ce qu’il avait et à revenir dans son pays natal, pour achever ses jours dans la société de quelques parents qu’il y avait laissés.

« Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en France, s’est fixé à R…[4] où il est né ; il y a acheté une jolie petite maison et un vaste jardin qu’il cultive lui-même, car il lui serait impossible de demeurer oisif. J’habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais je n’éprouve plus de plaisir que lorsque je m’entretiens avec lui. »

On n’en doute pas d’après le portrait que l’auteur nous fait du digne homme qu’il est difficile de ne pas croire peint d’après nature. Ne serait-ce pas Mathieu de Dombasle qui s’est ainsi pourtrait lui-même à son insu dans cette honnête homme si sympathique ? « Benoit a aujourd’hui soixante-quatre ans ; mais il jouit d’une santé parfaite qu’il doit à une vie constamment laborieuse ; à peine ses cheveux sont-ils gris et il conserve une vivacité qui ferait croire qu’il n’a que vingt ans. C’est un petit homme assez maigre, mais dont la physionomie est remarquable par le feu du génie qui étincelle dans ses yeux, et par un air de franchise qui prévient en sa faveur aussitôt qu’on le voit. Il a conservé toute la simplicité du costume et des mœurs des cultivateurs du pays qu’il a habité si longtemps ; mais dans ses vêtements, dans son ameublement, dans toute son habitation, respire la propreté la plus soignée.

« Il parle très peu lorsqu’il se trouve avec des étrangers ; mais dans ses entretiens avec les hommes qu’il voit habituellement, il devient très communicatif. On voit surtout qu’il éprouve un vif plaisir à parler d’agriculture : alors il parle beaucoup et longtemps. Cependant on ne se lasse pas de l’entendre, parce qu’il sait beaucoup, qu’il ne parle que de ce qu’il sait bien, et que toutes ses paroles portent le caractère de ce bon sens naturel et de ce jugement exquis et sûr qui ont dirigé toutes les actions de sa vie. »

Aussi, que de progrès réalisés dans tout le voisinage, au point de vue agricole, par la seule influence de sa parole et de son exemple ! Mais ce n’est pas de ses conseils seulement qu’il est prodigue : « Il donne beaucoup à ses parents et même à quelques étrangers, mais c’est à la condition qu’ils soient actifs, laborieux et probes ; les paresseux et les négligents ne sont pas bien venus près de lui : il dit souvent qu’il ne peut mieux faire que d’imiter la Providence qui ne distribue ses dons qu’à ceux qui s’en rendent dignes par le travail.

    Aide-toi et le Ciel t’aidera.

« Des malheurs survenus à un homme industrieux et rangé, sont un titre qui donne des droits certains à sa générosité. C’est ainsi qu’il a sauvé d’une ruine complète un père de famille de son voisinage qui avait éprouvé des pertes énormes dans les invasions… Benoit le connaissait à peine, mais il a un tact sûr pour juger les hommes ; il n’hésita pas à lui avancer une forte somme, et il n’a pas lieu de s’en repentir ; car la plus grande partie lui est déjà remboursée, et l’état prospère qu’ont repris les affaires de l’homme qu’il a ainsi aidé est un gage certain pour ce qui lui reste dû. Il s’est acquis un ami qui ne peut parler de lui sans verser des larmes d’attendrissement. »

J’ai réservé pour la fin un dernier trait qui achève le portrait : « du brave homme » et qui prouve que Mathieu de Dombasle n’avait jamais oublié les leçons de ses anciens et vénérables maîtres. « Benoit a habité trente ans un pays où le culte catholique n’est pas exercé, et où il n’existe pas de pasteur ; cependant il n’a rien perdu de son attachement à la religion, et par sa piété franche et douce, il est aujourd’hui le modèle du canton. »

Faut-il s’étonner ensuite que l’ami Benoit ait conquis à l’auteur tant de sympathies dont témoignent les lettres en fort grand nombre qu’il reçut après la publication de son livre ? Entre ces lettres dont beaucoup expriment, avec une affectueuse reconnaissance et parfois une éloquente naïveté, les sentiments dont étaient pénétrés les signataires, je n’aurais que l’embarras du choix. Je me bornerai à une seule citation, tirée d’une lettre datée du 24 mai 1827 et curieuse autant que touchante dans sa simplicité pleine de bonhomie :

« J’ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre ami, J.-N. Benoit. Je désirerais bien l’avoir avec moi, pour quelque temps, dans une propriété que j’exploite à un quart d’heure de cette ville, dans une position des plus agréables, où nous ferions quelque chose de beau ; le terrain y est très facile. Aimant l’agriculture autant que vous pouvez l’aimer, ainsi que M. Benoit, je désirerais beaucoup être aidé d’un homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en faire part et de me dire ce qu’il en pense. »

Pour qu’on pût s’y tromper ainsi certes l’ingénieuse fiction devait s’inspirer beaucoup de la réalité? Mais quel bon sourire dut illuminer la figure de Mathieu de Dombasle quand il lut cette épitre qui témoignait d’une confiance si ingénue et de cette naïve crédulité ?



  1. Année 1844.
  2. Leclerc-Thouin. — Notice.
  3. Notice biographique, par M. Thouin.
  4. Roville.