Les rues de Paris/Charlemagne

Bray et Rétaux (tome 1p. 173-175).


CHARLEMAGNE



Nous ne saurions raconter ici la vie du grand Empereur, si célèbre dans les chroniques et les épopées du moyen-âge, d’autant plus que nous l’avons fait ailleurs assez longuement[1] et que nous n’aimons point à nous répéter. Sauf quelques exceptions d’ailleurs, les récits de guerre n’entrent point dans notre nouveau cadre.

Mais nous trouvons, dans le vieux chroniqueur presque contemporain, connu sous le nom de moine de Saint Gal, un très-curieux épisode et qui nous semble avoir le mérite d’être parfaitement de circonstance avec la folie des mœurs actuelles. Nous reproduisons donc, tout au long, en le traduisant du latin, ce récit original et si fort empreint de ce qu’on appelle la couleur locale.

Un certain jour de fête, après la célébration de la messe, l’Empereur dit aux siens :

« Ne nous laissons point engourdir dans un repos qui nous mènerait à la paresse ; allons chasser jusqu’à ce que nous ayons pris quelque venaison. »

La journée cependant était pluvieuse et froide, Charles portait comme à l’ordinaire un vêtement de peau de brebis de peu de valeur. Arrivant de Pavie, dont les marchands vénitiens avaient fait comme l’entrepôt du commerce de l’Orient, les grands au contraire étaient parés, ainsi qu’aux jours de fête, d’habits magnifiques en étoffes légères et mœlleuses, ornées de plumes d’oiseaux de Phénicie et de plumes de paon, d’autres fois enrichies ou surchargées de fourrures, de pourpre de Tyr, et même de franges faites d’écorces de cèdre. L’Empereur ayant donné immédiatement le signal du départ, tous durent se mettre en chasse dans ce costume, et galoper tout le jour à travers les fourrés, les buissons et les ronces où les brillantes mais peu solides étoffes laissèrent maints lambeaux ; elles furent en outre transpercées par la pluie, tachées par la boue comme par le sang des bêtes fauves tuées pendant la chasse. Puis au retour, comme les courtisans, tout honteux de leurs habits déchirés et flétris, grelottant aussi par le froid, se hâtaient de descendre de cheval pour courir changer de vêtements, l’Empereur, qui voulait que la leçon fût complète, dit d’un ton bref :

« Inutile de changer d’habits avant l’heure du coucher ; ceux-ci sècheront mieux sur nous. »

Alors chacun, plus soucieux de son corps que de sa parure, s’empresse pour trouver un foyer où se réchauffer. Mais la chaleur du feu acheva de détériorer les minces étoffes et les légères fourrures qui, toutes grippées et plissées, se collaient sur les membres et le soir achevèrent de se gâter quand il fallut les retirer. Cependant l’Empereur avait donné l’ordre que tous, le lendemain, se présentassent devant lui avec le costume de la veille. On pense ce qu’il était. Il fallut obéir pourtant, mais non sans grande honte pour les illustres personnages, si fiers naguère de leurs vêtements superbes et chèrement payés qui maintenant, insuffisants à les couvrir, ressemblaient avec leurs trous et leurs taches aux haillons du pauvre. Charles alors, souriant non sans quelque malice, dit à l’un des serviteurs de sa chambre :

« Frotte un peu notre habit dans tes mains et apporte-nous-le. »

Le serviteur fit ce qui lui était ordonné. L’Empereur aussitôt, prenant de ses mains et montrant le vêtement redevenu parfaitement propre et où l’on ne remarquait ni tache, ni déchirure, s’écria :

« Ô les plus fous des hommes ! Quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits ? Est-ce le mien que je n’ai acheté qu’un sou ou les vôtres si peu solides et qui vous ont coûté tant de livres pesant d’argent ? »

Les courtisans, interdits et silencieux, baissaient la tête et la rougeur de leurs visages attestait leur confusion.



  1. France héroïque, t. Ier.