Les rues de Paris/Chateaubriand

Bray et Rétaux (tome 1p. 176-190).


CHATEAUBRIAND



I


« On n’est plus assez juste pour Chateaubriand tant vanté naguère ! » écrivait un jour avec toute raison notre excellent confrère et ami Léon Gautier. Le temps est loin, hélas ! où un poète républicain adressait à l’auteur du Génie du Christianisme cette épître qui n’est pas assurément l’une des pièces les moins remarquables de la Némesis :

    … Aussi quand tu parus dans ton vol triomphant,
    Fils du Nord, le Midi t’adopta pour enfant.
    Oh ! Dieu t’avait créé pour les sublimes sphères,
    Où meurt le bruit lointain des mondaines affaires ;
    Il te mit dans les airs où ton vol s’abîma
    Comme le grand condor que vénère Lima :
    Oiseau géant, il fuit notre terre profane,
    Dans l’océan de l’air il se maintient en panne ;
    Là, du lourd quadrupède il contemple l’abri,
    L’aigle qui passe en bas lui semble un colibri,
    Et noyé dans l’azur comme une tache ronde,
    On dirait qu’immobile il voit tourner le monde.
    C’était là ton domaine alors, que revenant
    Des huttes du Sachem sur le vieux continent,
    Tu t’élevas si haut d’un seul bond que l’Empire
    Un instant s’arrêta pour écouter ta lyre.

    Le monde des beaux-arts à peine renaissant
    Se débattait encore dans son limon de sang ;
    Ce chaos attendait ta parole future ;
    Tu dis le fiat lux de la littérature.

Quelques années après, un illustre orateur, du haut de la chaire de Notre-Dame, adressait au même poète un hommage plus solennel encore quoique en moins de paroles : « … Et tant d’autres que je ne veux pas nommer, pour ne pas approcher trop près des grands noms de l’époque ; car, si j’en approchais, pourrais-je m’empêcher de saluer cet illustre vétéran, ce prince de la littérature française et chrétienne, sur qui la postérité semble avoir passé déjà tant on respire dans sa gloire le parfum et la paix de l’antiquité. »

Ce langage dans la bouche de Lacordaire étonnerait sans doute aujourd’hui que, provoquée surtout par les Mémoires d’Outre tombe, la réaction s’accentue si énergiquement et ne reste pas toujours dans la juste mesure. Du grand écrivain si l’on ne se tait pas, on parle presque avec le ton du dédain, et cela de jeunes Messieurs tout fiers d’écrire, au courant de la plume et sans râture dans le journal en vogue, la chronique quotidienne et qui croient bien dans le for intérieur que feu Chateaubriand ne leur va pas à la cheville. Le chantre des Martyrs ! bath, un phraseur et qui avait l’ingénuité de croire que les écrits, dignes de ce nom, ne s’improvisent pas, que :

La méditation du génie est la sœur ;

que les grandes pensées ne sauraient se passer de la nouveauté et de la splendeur de la forme. Quoique on prétende aujourd’hui, Chateaubriand n’est pas le premier venu dans la république des lettres et il a laissé bon nombre de pages qui sont des plus belles de notre langue et que ne doit pas dédaigner la postérité. Dans le Génie du Christianisme en particulier, si l’auteur avec un grand appareil scientifique, se montre parfois médiocre docteur, faible théologien, polémiste arriéré ; si, comme critique littéraire, il laisse à désirer par exemple lorsqu’il s’emporte à des louanges tellement hyperboliques pour B. Pascal dont « les Pensées tiennent plus du Dieu que de l’homme ; » il n’est que juste de reconnaître que beaucoup de chapitres, tout le livre en particulier relatif à l’histoire naturelle, Instinct des Oiseaux, Migrations des Oiseaux, des Plantes etc., n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur éclat. Il y a là un souffle puissant, un parfum de grâce et de poésie dont l’âme se sent doucement pénétrée comme d’une rosée céleste. Il en est de même de bien des pages qu’un chrétien seul pouvait écrire et dans lesquelles vibre l’accent de la conviction, le chapitre sur l’Extrême-Onction entre autres, ceux relatifs aux Missions, etc. Sans doute on peut reprocher parfois à l’auteur dans son meilleur langage un peu trop d’alliage et le mélange de locutions profanes ; mais qui sait si ce n’était point une nécessité de l’époque et si, pour être compris de son siècle, il ne fallait pas ce style parfois un peu bariolé et qui s’efforce le plus possible de dérober aux regards ce que Bossuet appelle éloquemment « la face hideuse de l’Évangile ? »

Pour juger sainement du livre et tenir compte à l’auteur de tout le bien qu’il a produit, il faut se rappeler dans quelles circonstances il parut et quel était l’état général des esprits au lendemain du XVIIIe siècle et de la Révolution. Voici à ce sujet et comme indication sûre, d’après un témoin oculaire, ce qui se passait en 1797 ou 1798 dans l’atelier du peintre David :

« Il arriva qu’un des élèves, en racontant une histoire bouffonne, y mêla à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ. La première fois, Maurice ne dit rien, seulement sa physionomie devint sévère ; mais lorsque le conteur eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du chef de la secte des penseurs s’enflammèrent, et Maurice fit taire le mauvais plaisant en lui imposant impérieusement silence. L’étonnement des élèves parut grand ; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun qui resta muet. Maurice était sujet à des colères très-vives, mais qui duraient peu ; il avait d’ailleurs du tact, et en cette occasion, il sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie qu’il venait de faire :

« — Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie ! Vous n’avez donc jamais lu l’Évangile tous tant que vous êtes ? L’Évangile ! c’est plus beau qu’Homère, qu’Ossian ! Jésus-Christ au milieu des blés, se détachant sur un ciel bleu ! Jésus-Christ disant : « Laissez venir à moi les petits enfants ! » Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus sublimes que ceux-là ! Imbécile, ajouta-t-il en s’adressant avec un ton de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc l’Évangile et lis-le avant de parler de Jésus-Christ. »

« Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette époque et dans un lieu tout à fait public, eussent certainement excité de la rumeur et pu compromettre la sûreté du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien ; car lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de silence assez long pendant lequel tout le monde se consulta du regard pour savoir comment on prendrait la chose.

« Le brave Moriès trancha la difficulté : « C’est bien cela, Maurice ! » dit-il d’une voix ferme ; et à peine ces mots eurent-ils été prononcés que tous les élèves crièrent à plusieurs reprises : Vive Maurice !

« On aurait tort de croire cependant que, dans le sentiment généreux que fit éclater cette jeunesse, il entrât des idées de piété. À l’atelier de David, comme par toute la France alors, on était et l’on affectait surtout d’être très-indévot. »

C’est à ce moment là même ou bientôt après, que parut le livre de Chateaubriand et l’on sait avec quel immense succès. Il fallait pour cela qu’il parlât au siècle une langue que celui-ci pût tout d’abord comprendre, qui lui fût sympathique bien loin de l’effaroucher, ce qui n’empêche pas que cette langue riche, imagée, colorée, brillantée, mais parfois trop humaine, n’ait fréquemment aussi la vraie note chrétienne, capable de faire sur le lecteur une heureuse impression, plus sans doute qu’on ne veut l’admettre aujourd’hui. Il nous semble que le livre, débarrassé du fatras scientifique et soi-disant théologique, et allégé par quelques autres retranchements, pourrait être grandement utile encore. Dans nul autre peut-être de ses ouvrages, Chateaubriand ne fut mieux inspiré, moins obsédé de préoccupations étrangères ou personnelles, et l’on sent à l’énergie de son accent, à la vivacité de sa foi, qu’il était dans toute la ferveur du néophyte et sous le coup encore du douloureux événement qui l’avait frappé comme un coup de foudre en déterminant sa conversion ainsi que lui-même l’a proclamé dans une page éloquente :

« Ma mère, dit-il, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira sur un grabat où ses malheurs l’avait reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume. Elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda les derniers vœux de ma mère ; quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien ; je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie de mon cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru. »

L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est un livre des plus remarquables et dans lequel on sent la conviction comme aussi sans doute dans les Martyrs encore que Chateaubriand, dominé par ses souvenirs ou ses préjugés classiques, ait fort enguirlandé, enjolivé, poétisé le paganisme de la décadence qui fait trop belle figure en vérité à côté du christianisme de l’âge d’or ou de l’âge héroïque. Puis dans tel chapître, l’épisode de Velléda par exemple, le langage des passions terrestres, des passions coupables, fait explosion avec trop de violence et ce n’est pas à tort que Feller a dit : Un reproche assez grave a été fait à Chateaubriand ; dans le tableau qu’il fait des passions, ses peintures sont si voluptueuses qu’elles ne peuvent être mises sans danger sous les yeux de la jeunesse et qu’elles seraient même capables de troubler l’âge mûr et la vieillesse. » Reproches qui peuvent et doivent s’adresser à Réné, Atala, les Martyrs, la Vie de Rancé.

Dans des livres même sérieux pour le fond comme pour la forme, les Études et Discours historiques par exemple, l’illustre écrivain, qu’on ne saurait excuser parfois de témérité, quant à ses appréciations des faits politiques ou religieux, n’est pas toujours assez discret dans ses peintures ou ses citations, qu’il s’agisse des mœurs des païens ou de celles de telle période de notre histoire. On ne saurait l’excuser par exemple de sa complaisance à citer tout au long, à propos du règne de Henri III, un immonde épisode qu’il copie textuellement dans Brantôme, (Les Femmes galantes). Ces passages risqués et ces témérités de langage sont d’autant plus regrettables que le livre est en général écrit de la meilleure plume du maître, qu’il abonde en portraits étonnants de relief, en tableaux saisissants, en réflexions et commentaires vraiment éloquents.


II


La politique a beaucoup, et trop même, préoccupé Chateaubriand, par l’entraînement d’illusions généreuses sans doute, mais il faut bien le reconnaître aussi, par la passion de la popularité, par le vain désir de jouer un grand rôle, d’être un personnage important dans l’État :

    Ton âme, insatiable aux choses du moment,
    Redemandait toujours un nouvel aliment.
    Quand ton char eut touché la borne de l’arène,
    Tu voulus réunir dans ta main souveraine
    La palme politique et celle des beaux-arts.

Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait, n’écouter que la voix du patriotisme quand c’était surtout un sentiment personnel, égoïste qui lui soufflait ses résolutions et lui dictait plus d’une fausse démarche. « M. de Villèle, dit Feller, lui obtint le ministère des affaires étrangères ; mais Chateaubriand ne croyait lui devoir aucune reconnaissance pour tant de bons offices : la domination du premier ministre lui devenait insupportable, il prit la résolution de le supplanter, et l’on ne peut s’empêcher de blâmer sa conduite à cette époque. M. de Villèle lui était sans doute infiniment inférieur comme écrivain, mais il lui était de beaucoup supérieur comme homme d’état ; pour le renverser, Chateaubriand descendit à des manœuvres peu dignes de lui… Contre son intention sans doute, les coups qu’il avait portés à M. de Villèle étaient retombés sur le gouvernement et contribuèrent à décider la chute de la Restauration. »

Dans la brochure intitulée : De la Restauration et de la Monarchie élective, publiée en 1831, on lit cette phrase entre autres : « Je suis bourbonnien par honneur, royaliste par raison et conviction, républicain par goût et par caractère. »L’homme qui parlait et qui agissait ainsi se croyait de bonne foi un grand homme d’État et s’étonnait et s’indignait qu’on ne le prît pas au sérieux.

Il ne semble pas douteux que cette personnalité, si fortement accusée dans les Mémoires d’Outre-tombe, n’ait été le grand malheur et aussi le tort de Chateaubriand qui eût dû apporter plus de désintéressement dans l’accomplissement de sa glorieuse tâche et donner à ses nobles labeurs leur véritable but dans lequel sa propre gloire ne vînt que comme une préoccupation secondaire, dernière, et non principale, comme l’affirme un de ses admirateurs, M. Loménie : « Paraître sous un beau jour devant la postérité, voilà la pensée dominante de toute la vie de Chateaubriand… Il n’hésite jamais à tout sacrifier, non-seulement des intérêts ou des ambitions, mais peut-être aussi quelquefois des convenances et des devoirs du moment, à cette constante préoccupation de l’avenir. »

Cela est d’autant plus étrange, d’autant plus inexplicable que, sincèrement et au plus profond de son cœur, Chateaubriand était chrétien et d’un christianisme non pas seulement spéculatif et théorique. Pourtant ce grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute expérience même ne suffirent pas à l’éclairer dans la pratique, à faire tomber ce fatal bandeau que l’orgueil avait épaissi sur ses yeux à lui révéler ce qu’il avait proclamé plus d’une fois lui-même comme une vérité certaine, élémentaire, à savoir que l’humilité, que l’oubli plus ou moins complet de soi-même est la vertu essentielle du fidèle et que la religion seule peut et doit nous l’inspirer. Par l’obsession de cet orgueil étrangement naïf, et ces travers de son esprit, en dépit de son génie, l’illustre écrivain ne fit ni aux autres ni à lui-même tout le bien qu’il eût pu, et s’il faut l’avouer même, il fit à eux comme à lui, plus d’une fois, quelque mal. Comme nous l’avons dit, dans la plupart de ses ouvrages, il est un certain nombre de passages, de pages même qu’on s’étonne d’y lire, et que la main d’un chrétien, s’il les avait écrites dans la fièvre du travail, n’aurait pas dû hésiter, après réflexion, à effacer.

Pour lui-même, l’illustre poète, faute d’une règle de conduite assez ferme, en écoutant trop, ce semble, les entraînements de l’ambition et d’autres, a vu souvent sa vie troublée par l’inquiétude, empoisonnée par les cruels déboires, par les déceptions amères, bouleversée même par des orages. Par les mêmes motifs, et faute sans doute d’avoir fait à la préoccupation religieuse la plus large part dans sa vie, ses dernières années furent désolées par cet ennui morne, par ces incurables et, sous certains rapports, inexcusables tristesses à l’état de phénomène et dont plusieurs témoins oculaires nous font de si prodigueux récits. Madame de Bawr dit dans ses Mémoires et Souvenirs :

« Comment donc devînt-il si indifférent à tant de gloire ? Hélas ! il ne put supporter la perte de sa jeunesse. Sans qu’il fût atteint d’aucune infirmité, d’aucune souffrance grave, il était si malheureux de vieillir que rien ici-bas n’excita plus son intérêt, ne lui apporta plus de joie. Cette mélancolie de caractère, dont son ardente imagination lui donna des accès auxquels nous devons Réné et tant d’autres belles pages, devint une tristesse habituelle. La tête penchée, l’œil abattu, il restait immobile et silencieux au milieu de ses amis et de ses admirateurs sans prendre plus de part à ce qui se disait autour de lui qu’il n’en prenait aux plus grands évènements du monde. Pensait-il à ses belles années ? Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la jeunesse ajoutait encore à sa peine. Quelles que fussent les idées qui venaient assombrir son visage, il était douloureux de voir ce beau génie sous le poids d’un malheur sans remède et de voir s’éteindre le feu d’une vie de gloire et d’amour dont la flamme ne se ranimait que par instants. »

M. Loménie n’est pas moins affirmatif : « Il croyait peu, il est vrai, au génie de ses contemporains et à la durée de leur gloire, mais il doutait presque autant de son génie et la crainte d’être enseveli dans le commun naufrage des réputations de son siècle et de manquer le but de sa vie, faisait le tourment secret de ses derniers jours… Le sentiment religieux, quoique très vif dans cette âme d’artiste, ne fut jamais assez fort pour lui faire prendre résolûment en mépris la destinée de son nom.

« Tant que la vieillesse ne lui fit point trop sentir ses atteintes, il résista de son mieux aux impulsions de ce caractère malheureux… Mais plus tard, cette caducité, si odieuse à sa poétique imagination, le fit s’abandonner tout entier à une profonde et incurable mélancolie. À mesure que ses facultés faiblissaient, il se repliait sur lui-même et, ne voulant pas qu’on vît son esprit subir comme son corps la pression des années, il s’imposait le silence et ne parlait presque plus[1]. »

La biographe ajoute cependant en façon de correctif : « L’auteur du Génie du Christianisme n’a certainement pas échappé à la grande infirmité de notre époque. Il a eu sa part, et une assez forte part d’égoïsme et d’orgueil. Mais ceux qui ont pu l’étudier de près dans sa vieillesse, à cet âge où les traits de caractère deviennent, comme les traits du visage, plus accentués et plus saillants, ceux-là savent tout ce qui se mêlait de noblesse d’âme et de sincère défiance de soi-même à cet égoïsme et à cet orgueil qu’engendrent les séductions de la gloire. »

Pour être juste et comme circonstance atténuante, faudrait-il ajouter que chez le poète cet état douloureux autant que singulier pouvait tenir à je ne sais quelle disposition physique et maladive, à une lacune dans l’organisation. L’admirable Joubert, dans cette étonnante lettre du 21 octobre 1803, où le Chateaubriand, qui sera pour tant d’autres une énigme incompréhensible, se trouve, nombre d’années à l’avance, si bien déchiffré, et l’on peut dire, percé à jour, Joubert nous dit en propres termes :

« Un fonds d’ennui, qui semble avoir pour réservoir l’espace immense qui est vacant entre lui-même et ses pensées exige perpétuellement de lui des distractions qu’aucune occupation, aucune société ne lui fourniront jamais à son gré et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire, s’il ne devenait tôt ou tard sage et réglé. Tel est en lui l’homme natif… »

Citons de cette lettre quelques passages encore non moins instructifs que curieux : « Il est certain qu’il a blessé dans son ouvrage des convenances importantes, et que même il s’en soucie fort peu, car il croit que son talent s’est encore mieux déployé dans ces écarts.

« Il est certain qu’il aime mieux les erreurs que les vérités dont son livre est rempli, parce que ces erreurs sont plus siennes, il en est plus l’auteur.

« … Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors, et ne les tourne point en dedans. Il ne se parle point, il ne s’écoute guère, il ne s’interroge jamais, à moins que ce ne soit pour savoir si la partie inférieure de son âme, je veux dire son goût et son imagination, sont contents, si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes, si ses images sont bien peintes, etc., observant peu si tout cela est bon ; c’est le moindre de ses soucis.

« Il parle aux autres, c’est pour eux seuls et non pas pour lui qu’il écrit ; aussi c’est leur suffrage plus que le sien qu’il ambitionne, et de là vient que son talent ne le rendra jamais heureux, car le fondement de la satisfaction qu’il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de lui, varié, mobile, inconnu.

« Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux dire, il la laisse s’arranger d’une toute autre manière. Il n’écrit que pour les autres et ne vit que pour lui. Il ne songe point à être approuvé, mais à se contenter. Il ignore même profondément ce qui est approuvé dans le monde ou ce qui ne l’est pas.

« Il n’y a songé de sa vie et ne veut point le savoir. Il y a plus : comme il ne s’occupe jamais à juger personne, il suppose aussi que personne ne s’occupe à le juger. Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et entière sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s’approuver ni se blâmer le moins du monde. »

Cette lettre, qu’on a le regret de ne pouvoir citer en entier, atteste chez son auteur une sagacité de coup d’œil qui tient de la divination, et vient à l’appui, ce semble, des considérations présentées plus haut. Il n’a manqué à Chateaubriand, pour son propre bonheur et même pour sa gloire devant la postérité, qu’une pratique plus conforme à sa théorie.

Quoiqu’il en soit, il résulte de là pour qui sait réfléchir, un grand enseignement, une leçon formidable et salutaire : c’est que les dons de l’intelligence pas plus que les richesses matérielles ne sont un présent gratuit ; il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec tremblement par la crainte d’en user mal et que l’orgueil ou la vanité ne nous les rende fatals alors même qu’ils profiteraient aux autres. Si le succès couronne nos efforts, si la gloire entoure notre nom de son auréole, si nous devenons célèbres, tâchons de rester modestes, d’être de plus en plus humbles, en pensant que, par nous-même, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien, et que cette petite flamme qu’on appelle le génie, un souffle peut l’éteindre quand il n’a pas dépendu de nous de l’allumer. Cette fugitive lueur, c’est le feu sacré venu du ciel, mais un mensonge de la Fable à tort prétendit que Prométhée avait pu dérober aux dieux la mystérieuse étincelle. Si nous ne pouvons être tout à fait indifférent aux murmures caressants de la renommée, aux douces joies d’un triomphe mérité, efforçons-nous d’épurer nos intentions, de travailler, de lutter, de souffrir pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la récompense la plus sublime et des espérances d’une sainte immortalité.

Chateaubriand (Réné) était né à Saint-Malo en 1768, il mourut à Paris en 1848, au lendemain de la révolution de février, aussi disparut-il de la scène sans faire plus de bruit que le moindre des littérateurs en temps ordinaire. Il est enterré, comme on sait, sur un rocher qui s’élève au milieu des flots, non loin de sa ville natale. Lui-même s’était inquiété longtemps à l’avance de se préparer une tombe à part et dans un mode qui ne fût point banal. S’il y eut là encore quelque calcul de la vanité, celle-ci s’est méprise ; car maintenant les pèlerins deviennent rares de plus en plus sur l’ilot. Ceux qui parfois encore y abordent, ne sont guère que de pauvres matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne s’arrêtent pas là d’habitude pour déposer des couronnes, mais pour faire sécher leurs filets.



  1. Loménie. — Biographie des contemporains par un homme de rien.