Les rues de Paris/Béranger

Bray et Rétaux (tome 1p. 94-97).


BÉRANGER



Peu d’hommes ont joui de leur vivant d’une pareille popularité, d’une telle renommée, mais qui ne devaient lui survivre que très diminuées, et cela fort justement d’ailleurs. — « Il a créé dans notre littérature, dit un judicieux critique, un genre qui n’existait pas avant lui, la chanson lyrique ou l’ode chantée. Son style est toujours (non pas, certes) pur, correct, élégant, son vers souvent inspiré. Lorsqu’il veut chanter les malheurs ou les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait aussi exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les fibres du cœur. Toutefois, même sous le rapport littéraire, il a été trop vanté. Comme chansonnier il manque de gaîté ; son rire est amer et n’a ni l’abandon ni l’entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme poète lyrique, il manque de souffle ; il a de l’inspiration, mais une inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà de la première ou de la seconde strophe. Les épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop souvent la place de la pensée ; les chevilles même n’y sont pas rares. Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent se graver d’eux-mêmes dans la mémoire. À tout prendre, Béranger est un poète, un vrai poète, mais qui doit plus encore à l’art et au travail qu’à la nature. Ses contemporains l’ont placé au premier rang, mais la postérité plus juste le fera descendre au second (voire même au troisième) qui seul lui appartient. »

Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable, c’est que, dans les œuvres du chansonnier, se rencontrent, et nombreuses, des pièces licencieuses, irreligieuses, cyniquement impies, ou qui sont empreintes des passions politiques et des haines injustes de l’époque. Pourtant ce n’était point un sentiment violent qui les avait dictées à l’auteur, s’il est vrai qu’il ait répondu à des amis lui conseillant de retrancher ces chansons :

« Je m’en garderais bien, ce sont celles-là qui servent de passeport aux autres. »

Cette parole, que rapporte la Biographie universelle de Feller, serait tellement blâmable et coupable qu’on incline à douter de son authenticité. Le biographe nous dit d’ailleurs : « Pendant les dernières années de sa vie, Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux qu’il avait eus jusque-là ; s’il n’était pas croyant encore, il parlait de la religion avec respect ; il tenait à rappeler qu’il avait toujours été spiritualiste. Il avait conservé des relations avec sa sœur qui était religieuse, et depuis longtemps retirée dans un couvent où elle priait et expiait pour son frère ; il s’était mis aussi en relation avec le curé de sa paroisse qu’il chargeait de distribuer ses aumônes ; car, quoique peu riche, il était bienfaisant. Lorsque sa dernière heure approcha, le prêtre et la religion vinrent au chevet du malade et furent bien reçus ; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, chrétiennes même, et l’on peut croire qu’un retour à Dieu plus complet et plus consolant aurait eu lieu si de malheureux amis (quels amis que ceux-là !) n’étaient intervenus pour l’empêcher. »

Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l’âge de 77 ans ; il était né dans cette même ville le 19 août 1780 comme lui-même le dit dans la chanson intitulée le Tailleur et la Fée.

    Dans ce Paris plein d’or et de misère,
    En l’an du Christ mil sept cent quatre-vingt,
    Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père,
    Moi, nouveau né, sachez ce qui m’advint :
    Rien ne prédit la gloire d’un Orphée
    À mon berceau qui n’était pas de fleurs ;
    Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,
    Me trouve un jour dans les bras d’une fée ;
    Et cette fée, avec de gais refrains,
    Calmait le cri de mes premiers chagrins.

    Le bon vieillard lui dit, l’âme inquiète :
    « À cet enfant quel destin est promis ? »
    Elle répond : « Vois-le, sous ma baguette,
    Garçon d’auberge, imprimeur et commis.
    Un coup de foudre ajoute à mes présages[1].
    Ton fils atteint va périr consumé ;
    Dieu le regarde, et l’oiseau ranimé
    Vole en chantant braver d’autres orages.
    ...........
    Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,
    Éveilleront sa lyre au sein des nuits. »
    Le vieux tailleur s’écrie : « Eh quoi ! ma fille
    Ne m’a donné qu’un faiseur de chansons !
    Mieux jour et nuit vaudrait tenir l’aiguille
    Que, faible écho, mourir en de vains sons.

    Va, dit la fée, à tort tu t’en alarmes ;
    De grands talents ont de moins beaux succès.
    Ses chants légers seront chers aux Français,
    Et du proscrit adouciront les larmes. »

Cette pièce, l’une des meilleures inspirations de Béranger, est en quelque sorte une auto-biographie du poète comme aussi en même temps un spécimen remarquable de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la plus grande partie.

Vanité de la gloire humaine ! Béranger à peine dans la tombe, en dépit de ses funérailles si magnifiques, le silence, précurseur de l’oubli, se fit autour de l’idole. L’ombre descendit sur la statue debout encore sur le piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus en plus rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse. Dans les rangs mêmes de ceux qui s’étaient montrés les plus prodigues de louanges, il se trouvait des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter, presque contester le talent, le caractère même du poète, et nous étonner par la sévère impartialité de leurs jugements. Aussi maintenant qui lit Béranger, et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages ?



  1. L’auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse.