Les rues de Paris/Belsunce et Roze

Bray et Rétaux (tome 1p. 74-93).


BELSUNCE ET ROZE.



I
BELSUNCE


Quel nom méritait mieux d’être rappelé à la postérité que celui du grand Évêque dont le souvenir est resté si glorieusement populaire ! Il n’en fut point ainsi du chevalier Roze, non moins admirable, non moins héroïque dans les mêmes circonstances et pourtant à peu près inconnu du plus grand nombre des lecteurs, et à plus forte raison de ceux qui ne lisent pas. Aussi c’est un devoir comme un plaisir pour nous de ne point séparer ces deux noms unis dans une même pensée de dévouement, et qui vivront à jamais dans le cœur des Marseillais reconnaissants.

« À Belsunce, dit très-bien un historien, la gloire d’avoir représenté en face du danger le prêtre chrétien et le clergé français ; au chevalier Roze la gloire d’avoir déployé ce genre de courage qui ne manque pas plus à l’armée française quand, au lieu de soldats ennemis, ce sont les fléaux de la nature qu’on lui donne à combattre pour le bien de l’humanité[1]. »

Parlons de Belsunce d’abord.

Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, naquit au château de la Force dans le Périgord, le 4 décembre 1671, d’Armand de Belsunce, marquis de Castelmoron, baron de Gavaudan, etc. Après avoir fait ses études à Paris au collége de Louis-le-Grand, il en sortit pour entrer dans la Compagnie de Jésus où, pendant plusieurs années, il enseigna avec distinction la grammaire et les humanités. « Appelé par la Providence à une plus haute destination, dit M. l’abbé Jauffret, de Metz[2], il sortit de cette compagnie en conservant toujours pour elle l’estime la mieux méritée, la plus vive reconnaissance et la plus tendre affection. »

Nommé par le roi à l’abbaye de La Réole puis à celle de Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l’évêque d’Agen, il fut appelé, le 19 janvier 1709, à remplacer à Marseille le pieux prélat dont la mort récente laissait le siége vacant. On n’en pouvait choisir un plus digne, d’après le témoignage que lui rendait un orateur, écho fidèle des jugements contemporains : « Je vois, dit M. Maire, chanoine de l’église cathédrale de Marseille, dans son Oraison funèbre de Belsunce, je vois un épiscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les moments ont été occupés et sanctifiés par le zèle le plus ardent, le plus vif et le plus infatigable… Je le vois… à la tête des fidèles ministres qu’il a choisis pour ses coopérateurs, il se charge du travail le plus pénible. Il prêche tous les jours et souvent jusqu’à quatre fois par jour ; il prépare le peuple à recevoir les sacrements de la réconciliation et de la communion ; il porte le pain eucharistique dans les maisons et dans les hôpitaux, et il lui arrive souvent de le distribuer, lui seul dans une matinée, à plus de 4,000 personnes. »

Ses revenus passaient pour la plus grande partie en aumônes, et lui-même dans le secret, autant qu’il lui était possible, il se plaisait à visiter les familles pauvres pour leur prodiguer les secours en tous genres avec les sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce fut surtout lorsque Marseille se vit désolée par le plus terrible des fléaux,

La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom[3],

que la charité, que le dévouement de Belsunce éclata d’une façon non moins touchante qu’admirable, et rendit son nom illustre à jamais.

Dans les premiers jours du mois de mai de l’année 1720, un navire venu de l’Orient (Syrie) apportait le germe fatal. Plusieurs de ses passagers déposés au lazaret ayant succombé, le mal se propagea bientôt avec une effrayante rapidité, surtout quand il eut franchi la limite des infirmeries, et jeta dans la ville la consternation et la stupeur. Sous le coup de la première épouvante, beaucoup même des citoyens notables ou des fonctionnaires prirent la fuite. « On n’oublia rien, dit l’abbé Jauffret, pour persuader à l’Évêque que l’intérêt de la religion et celui de son peuple exigeaient qu’il mît ses jours à couvert.

« À Dieu ne plaise ! répondit-il, que j’abandonne un peuple dont je suis obligé d’être le père. Je lui dois et mes soins et ma vie, puisque je suis son pasteur. »

Aussitôt il assemble les curés et les supérieurs des communautés, qui s’étaient dévoués comme lui au service des pestiférés ; il leur donne ses instructions en applaudissant à leur zèle, et lui-même, le premier, intrépide, infatigable, il saura donner l’exemple du dévouement, d’un dévouement qui n’aura pas un instant non pas de défaillance mais seulement d’hésitation pendant les longs mois que dura la contagion. Pour savoir ce que fut celle-ci il faut lire ce qu’en dit le courageux pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont nous détachons seulement ce passage si terriblement éloquent :

« … Sans entrer dans le secret de tant de maisons désolées par la peste et la faim, où l’on ne voyait que des morts et des mourants, où l’on n’entendait que des gémissements et des cris, où des cadavres, que l’on n’avait pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours auprès de ceux qui n’étaient pas encore morts et, souvent dans le même lit, étaient pour ces malheureux un supplice plus dur que la mort même ! Sans parler de toutes les horreurs qui n’ont pas été publiques, de quels spectacles affreux, vous et nous, pendant près de quatre mois, n’avons-nous pas été et ne sommes-nous pas encore les tristes témoins ? Nous avons vu, pourrons-nous jamais nous en souvenir sans frémir et les siècles futurs pourront-ils y ajouter foi ? nous avons vu tout à la fois toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés de morts à demi pourris, si remplies de hardes et de meubles pestiférés jetés par les fenêtres que nous ne savions où poser les pieds ! toutes les places publiques, toutes les portes des églises traversées de cadavres entassés, et en plus d’un endroit mangés par les chiens sans qu’il fût possible, pendant un nombre considérable de jours, de leur procurer la sépulture !… Nous avons vu, dans le même temps, une infinité de malades devenus un objet d’horreur et d’effroi pour les personnes mêmes à qui la nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus tendres et les plus respectueux, abandonnés de ce qu’ils avaient de plus proche, jetés inhumainement hors de leurs propres maisons, placés sans aucun secours dans les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur étaient intolérables… Nous avons vu les corps de quelques riches du siècle enveloppés d’un simple drap et confondus avec ceux des plus pauvres et des plus misérables en apparence, jetés comme eux dans de vils et infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction à une sépulture profane, hors de l’enceinte de nos murs ; Dieu l’ordonnant ainsi pour faire connaître aux hommes la vanité et le néant des richesses de la terre et des honneurs après lesquels ils courent avec empressement… Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il y a peu de temps on avait de la peine à passer par l’affluence ordinaire du peuple qu’elle contenait, est aujourd’hui livrée à la solitude, au silence, à l’indigence, à la désolation, à la mort. »

Mais quelle est la cause première du fléau et de tous les malheurs qu’il entraîne à sa suite ? L’homme apostolique, malgré sa compassion pour ceux qui souffrent, ne peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne saurait étouffer sur ses lèvres le cri de la vérité. Écoutons : « N’en doutons pas, mes très-chers frères, c’est par le débordement de nos crimes que nous avons mérité cette effusion des vases de la colère et de la fureur de Dieu. L’impiété, l’irréligion, la mauvaise foi, l’usure, l’impureté, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous : la sainte loi du Seigneur n’y était presque plus connue ; la sainteté des dimanches et des fêtes profanée ; les saintes abstinences ordonnées par l’Eglise et les jeûnes également indispensables violés avec une licence scandaleuse, les temples augustes du Dieu vivant devenus pour plusieurs des lieux de rendez-vous, de conversation, d’amusements ; des mystères d’iniquité étaient traités jusqu’au pied de l’autel, et souvent dans le temps du divin sacrifice ; le Saint des saints était personnellement outragé dans le très-saint Sacrement par mille irrévérences et par une infinité de communions indignes et sacriléges !… si donc nous éprouvons combien il est terrible de tomber entre les mains d’un Dieu en courroux, si nous avons le malheur de servir d’exemple à nos voisins et à toutes les nations, n’en cherchons point la cause hors de nous. »

Ce langage paraîtra peut-être sévère à quelques-uns aujourd’hui, mais il ne semblait que juste à ceux qui l’entendaient. Ils savaient d’ailleurs ce qu’il en coûtait pour parler ainsi à leur saint évêque qu’ils avaient vu, qu’ils voyaient sans cesse donner l’exemple de l’absolu dévouement, comme il avait fait naguère de toutes les vertus. Son zèle, disent à l’envi les historiens, son zèle le multiplie en quelque sorte ; on le voit parcourir les rues à travers des monceaux de cadavres infectés ; il entre dans les maisons dont la puanteur est extrême ; il y réconcilie les pécheurs couchés avec des morts sur le même lit, les console, les encourage et sacrifie tout à la douceur inexprimable de les voir mourir chrétiens. Les secours spirituels qu’il prodiguait aux malades étaient d’autant plus précieux qu’ils ne tardèrent pas à devenir rares par la mort d’un grand nombre de prêtres qui, dans l’exercice de leurs périlleuses fonctions, avaient trouvé sous ses yeux le martyre et la couronne de la charité… En même temps, il répand entre les mains des pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu’il a d’argent. Il se prive du nécessaire pour fournir à leurs besoins.

Il se montre partout où le danger l’appelle ;
Partout où le fléau semble le plus affreux,
Il vole, et ses secours sont au plus malheureux,

a dit admirablement le poète[4]. Afin qu’aucun ne fût oublié, il réunit tous les indigents qui se présentent dans une vaste enceinte où, pendant plusieurs mois, chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin.

Le fléau cependant continuant ses ravages, le pieux prélat, convaincu que de Dieu seul on pouvait obtenir la cessation d’une telle calamité, résolut de consacrer, par un vœu solennel sa personne et son diocèse au Sacré-Cœur de Jésus. Ce fut dans ce but qu’il publia le Mandement dont nous avons donné plus haut un extrait, et il fixa au 1er novembre, jour de la Toussaint, la célébration de cette fête qui se fit avec les cérémonies les plus augustes. Dès le matin, le son des cloches, silencieuses depuis quatre mois, vint réjouir les Marseillais dont les cœurs se réveillèrent à la foi comme à l’espérance.

Toutes les églises se trouvant fermées depuis longtemps, le prélat fit dresser un autel au bout du Cours. Il s’y rendit processionnellement à la tête de son clergé, marchant la tête et les pieds nus, la corde au cou et la croix entre les bras. Après avoir prononcé l’amende honorable, suivie d’une exhortation des plus pathétiques, souvent interrompue par les larmes et les sanglots des assistants, il prononça à voix haute, la formule de la consécration du diocèse au Sacré-Cœur, puis enfin célébra solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple, agenouillé sur la place et dans les rues voisines, s’unissait du fond du cœur à son évêque, et le rayonnement des visages au milieu du deuil témoignait de la confiance de tous dans ces invocations suprêmes. Cette espérance ne fut point trompée ; à dater de ce jour, la contagion commença visiblement à décroître et Marseille sembla renaître. On avait craint que la réunion de tant de personnes sur un même point n’amenât une recrudescence du fléau, il n’en fut rien ; la maladie avait perdu toute sa force et si quelque étincelle de la contagion parut se montrer encore, elle s’éteignit aussitôt.

Pour récompenser le zèle du prélat, le Roi, dans l’année de 1746, le nomma à l’archevêché de Laon, la seconde pairie de France ; mais Belsunce ne put se résigner à se séparer de ses ouailles qui lui étaient devenues plus chères que jamais et que désolait la nouvelle de son départ. Quelques années après, il refusa pareillement l’archevêché de Bordeaux, en déclarant qu’il voulait mourir au milieu de son troupeau, comme il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite d’années, il continua d’édifier les pieux fidèles par l’exemple de ses vertus comme aussi de les éclairer, en les prémunissant contre les erreurs en vogue, jansénisme ou philosophisme, par ses instructions pastorales si remarquables et bien dignes de celui qu’on désignait partout sous le nom du saint et savant évêque de Marseille. Après Clément XIII qui l’avait décoré du pallium, Benoît XIII, dans un bref du 13 décembre 1751, lui adressait ses félicitations dans les termes suivants : « Nous vous regardons comme notre joie et notre couronne, et comme la gloire et le modèle des pasteurs de toutes les églises. Nous craignons même de diminuer plutôt que d’augmenter l’éclat de vos vertus pastorales en ajoutant de nouveaux éloges à ceux que vous avez mérités et que vous ont si justement donnés nos prédécesseurs. Nous sommes persuadé qu’il n’y a personne qui ne connaisse votre nom et qui ne le célèbre par de justes éloges. »

Ce langage est la meilleure réponse qu’on puisse opposer aux assertions de certains biographes modernes, entre lesquels on s’étonne de trouver le rédacteur de la Biographie universelle, et qui ne sont que l’écho des jansénistes, « lesquels, dit l’Encyclopédie catholique, lui ont fait un crime d’être resté attaché aux saines doctrines de l’Église ; mais ce n’est pas d’eux qu’il faut apprendre à juger Belsunce ; c’est dans ses œuvres qu’il s’est peint, dans ses Instructions pastorales, qui toutes se distinguent par une piété douce et tendre, que ceux mêmes qui l’ont accusé d’intolérance sont forcés de reconnaître. » Entre ces éloquents écrits, on cite tout particulièrement le Traité de la bonne mort et les deux discours sur la Prédestination et sur la Grâce, qui, d’après l’abbé Jauffret, « placent leur auteur au rang de nos plus illustres docteurs. » Supérieure cependant, peut-être, me semble l’instruction sur l’Incrédulité, où je n’ai que l’embarras du choix entre les passages éloquents. Je me borne à deux courtes citations :

« Ce n’est plus en secret, c’est ouvertement et avec une hardiesse étonnante que l’incrédulité se montre sans voile et que partout elle proclame impunément ses dogmes pernicieux. Peu contente de proposer furtivement et sans dessein quelques difficultés détachées et indépendantes les unes des autres, comme elle le faisait autrefois, elle forme aujourd’hui des systèmes pleins à la vérité d’absurdités, de contradictions, mais présentés sous les couleurs les plus capables de tromper et d’entraîner dans l’erreur les faibles et les ignorants, et de faire illusion à tous ceux dont les cœurs sont déjà séduits par leurs passions… Des cœurs déjà subjugués ou violemment sollicités par leurs passions désirent que les systèmes mis sous leurs yeux soient véritables, et plus ils le désirent plus aussi sont-ils portés à les admettre comme certains. »

Plus loin nous lisons : « Parce qu’un homme a le tort de ne pas croire en Dieu, nous dit un fameux sceptique, faut-il l’injurier ? » — Voilà sans doute bien de l’urbanité, bien de la charité, bien de la modération mais malheureusement il n’en fait paraître que pour les incrédules. Il est bien éloigné de garder les mêmes ménagements lorsqu’il parle de ceux qui, connaissant les dangers des passions dont il est le panégyriste, travaillent à les affaiblir et voudraient pouvoir les éteindre. Il s’abandonne à leur égard à toute la vivacité de son tempérament et à toute l’amertume de son faux zèle ; il ne craint plus de manquer d’urbanité et de blesser la charité en leur attribuant le comble de la folie et les traitant de forcenés. »

Ces pages ne semblent-elles pas écrites d’hier, et à l’adresse de certains journalistes, toujours prompts à crier contre l’intolérance, mais peu soucieux de prêcher d’exemple ; car ils ne se font aucun scrupule, à l’occasion, et même sans occasion, d’attaquer, calomnier, injurier les catholiques, les prêtres, les évêques, et le Pape lui-même, le Pape surtout.

Belsunce, lorsqu’il parlait avec cette vigueur apostolique, était déjà presque octogénaire et cette parole prophétique était en même temps un adieu. Après avoir joui longtemps d’une santé des plus robustes, le 4 juin 1755, il succombait à une atteinte de paralysie suivie d’apoplexie. Quoique privé de la parole, il conserva toute sa connaissance, et par ses regards et par des signes témoignait encore de sa résignation et de sa piété. Après avoir reçu les saintes onctions, il s’endormit du sommeil des justes. Est-il besoin de dire la solennité de ses funérailles et l’affluence d’un peuple immense accouru des points les plus éloignés du diocèse et qui par ses larmes attestait sa vénération et ses regrets ? À voir ce deuil on eût dit autant de fils autour du cercueil du plus tendre des pères.


II
ROZE


Roze (Nicolas, dit le chevalier), était né à Marseille en 1671, la même année que Belsunce, d’une honnête famille de négociants. Ses parents le destinaient à suivre la même carrière et, ses études terminées, il se rendit, en 1696, à Alicante, royaume de Valence, pour y prendre la direction d’une maison de commerce fondée par son frère aîné. Il ne trompa point la confiance de ce dernier et fit preuve d’autant de prudence que d’intelligence, quoique porté d’ailleurs par ses goûts plutôt vers la carrière des armes que vers le commerce. Aussi lorsqu’après l’avènement de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, l’Espagne eut à lutter contre une coalition qui porta la guerre jusque dans l’intérieur du pays même envahi par l’armée des alliés, Roze, en bon Français qu’il était, ne put résister à son ardeur guerrière qu’aiguillonnait le patriotisme. Levant à ses frais deux compagnies, infanterie et cavalerie, il se mit à leur tête et repoussa plusieurs détachements ennemis qui s’étaient avancés jusque sous les murs d’Alicante. Cette ville, à quelque temps de là, fut assiégée par des forces considérables, et le gouverneur, qui avait pu apprécier le courage de Roze comme sa capacité militaire, lui confia le commandement du château que le jeune Français défendit avec une glorieuse opiniâtreté, en ne consentant à capituler qu’après avoir épuisé toutes ses munitions et provisions.

Souffrant encore d’une blessure reçue pendant le siége, Roze revint dans sa patrie pour achever de se guérir. Dès qu’il fut suffisamment rétabli, il partit pour Versailles où il se rendait d’après une invitation expresse du roi Louis XIV qui, en le félicitant de sa bravoure et de son zèle patriotique, lui remit la croix de Saint-Lazare avec le bon d’une gratification de 10,000 livres. Peu après (1707), Roze repartit pour l’Espagne et il se distingua entre les plus braves à la bataille d’Almanza. Chargé d’une mission secrète pour Alicante dont les Anglais s’étaient emparés, il fut fait prisonnier et ne recouvra sa liberté que lors de l’échange général. Revenu à Marseille, il y demeura jusqu’à sa nomination comme consul à Modon, dans la Morée.

Après trois années de séjour en Orient, de graves intérêts de famille le rappelèrent en France, en 1720, et, coïncidence remarquable, il entrait dans le port de Marseille en même temps que le vaisseau qui apportait, comme nous l’avons dit, le germe fatal du fléau dont les ravages devaient être si terribles. Roze, ou mieux le chevalier Roze, comme on l’appelait dès lors, avait fait preuve sur les champs de bataille d’autant d’intrépidité que de sang-froid, mais qu’était ce courage auprès de celui qu’il allait déployer sur ce nouveau théâtre et qui fait de lui, bien mieux que les plus célèbres exploits, un incomparable héros ? Car enfin, sur les champs de bataille, pour oublier le péril ou le mépriser, pour se montrer brave et très-brave, à moins d’un tempérament malheureux, il ne faut en quelque sorte que se laisser aller et céder à la nature. Tout vous excite et sert d’aiguillon. Le bruit des instruments guerriers, l’odeur de la poudre, l’exemple des camarades, l’ardeur patriotique et les rêves de gloire, en outre de la grande pensée du devoir, tout contribue à élever l’homme au-dessus de lui-même, et l’exaltant par l’enthousiasme, à lui donner cette force surhumaine qui fait qu’après la victoire, le vaillant soldat, tout le premier, s’étonne de ce qu’il a pu accomplir pendant cette ivresse à la fois sublime et terrible du combat, où l’escalade d’une muraille à pic, sous le feu des batteries croisant leurs feux, ne fut qu’un jeu pour son audace.

Mais il n’en va pas ainsi en face de ce danger bien autrement formidable qui résulte d’une épidémie, d’une contagion, éclatant avec violence et qui dure des semaines, des mois, des années parfois. Là, nulle prévoyance possible, nul espoir de lutter même à armes inégales contre un ennemi qui, à toute heure de nuit comme de jour, vous menace, à tout instant peut vous atteindre, qu’on sent partout quoique partout insaisissable et invisible, mais révélant à chaque pas sa présence par les plus effroyables coups. Et rien ici qui vous excite quand tant de choses au contraire semblent faites pour décourager : la panique générale, la terreur de ceux qui fuient comme de ceux qui restent, l’horreur et le spectacle menaçant de tant de morts soudaines et funestes :

Luctus ubique pavor et plurima mortis imago !

Certes, pour rester calme et intrépide dans de telles circonstances, il faut une force d’âme peu commune ; il faut cette héroïque sérénité que donne à l’homme de bien la conscience d’un grand devoir à remplir sous l’œil de Dieu avec la certitude que s’il succombe, victime ou plutôt martyr de son dévouement, la récompense ne lui manquera pas là-haut, mourût-il ignoré des hommes pour lesquels il a donné sa vie. Ce genre de courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus apprécié de la foule, fut celui du chevalier Roze, d’autant plus admirable en cela que son dévouement était tout spontané, tout volontaire, et que, n’ayant dans la ville aucune position officielle, rien ne l’obligeait à y rester ; comme tant d’autres, à la première nouvelle du péril, il pouvait s’éloigner. Mais tout au contraire, bien différente fut sa conduite. La peste se déclare, aussitôt il se met à la disposition de ces courageux citoyens dont les noms, comme on l’a dit, ne doivent jamais s’oublier : le gouverneur Viguier, les échevins J.-B. Estille, J.-P. Moustier, J.-B. Audimar et B. Dieudé. On connaissait le courage de Roze, qui avait fait ses preuves comme militaire ; on savait ou plutôt on pressentait son énergie ; aussi, pendant que l’on divise la ville en cent cinquante districts confiés à différentes personnes pour veiller aux besoins les plus pressants, il est nommé seul commissaire pour le quartier populeux dit de la Rive-Neuve, depuis l’Arsenal jusqu’à l’abbaye de Saint-Victor.

Roze à l’instant se rend à son poste, l’un des plus périlleux, le plus périlleux peut-être. Par ses soins, un hôpital est établi sous les voûtes de la Corderie pour y recevoir et soigner les pestiférés qu’on présente. Aux indigents, il prodigue avec les secours son argent sans s’inquiéter s’il lui sera rendu. Il veille aux inhumations comme au transport des malades ; mais le fléau va croissant ; les places publiques, les rues, les maisons, les navires même dans le port regorgent de cadavres. Le chevalier de Rancé, commandant des galères, accorde des secours d’hommes et, chaque matin, trois échevins montent à cheval pour présider à cette dangereuse besogne de l’enlèvement des morts ; le quatrième, étant retenu à l’hôtel-de-ville pour l’expédition des affaires d’urgence, le chevalier Roze se trouve là toujours pour le remplacer. De vastes fosses ont été creusées dans la campagne, et grâce à l’héroïque dévouement comme à l’infatigable activité de ces hommes de cœur, chefs et soldats, travaillant sans relâche, même la nuit à la lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours, put être déblayée, les monceaux de cadavres gisant dans les rues ayant été successivement enlevés.

Mais il est un endroit dans la ville qu’il semble comme impossible d’aborder, quoiqu’il soit un foyer de pestilence dont les émanations putrides, quand le vent souffle de la mer surtout, portent par toute la cité de nouveaux germes de contagion : c’est l’esplanade de la Tourette s’étendant depuis le fort Saint-Jean jusqu’à l’église de la Major, et où sont entassés plus de douze cents cadavres, se putréfiant sous les ardents rayons du soleil, et dont les plus récents gisent là depuis plus de trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des fosses dans le voisinage, et toutefois, comment se risquer à remuer cet effroyable charnier pour transporter les restes au travers de la ville ?

À la suite d’un conseil tenu chez le gouverneur, Roze, qui s’était offert le premier comme toujours, se rend seul à la Tourette. Bravant la puanteur intolérable, il traverse l’esplanade, en escalant les cadavres, et arrive à l’extrémité du rempart du côté de la mer. Là il découvre au pied de la muraille des bastions construits anciennement et abandonnés. Bientôt il a pu s’assurer qu’ils sont vides à l’intérieur et très-profonds sous les quelques pieds de terre qui ferment l’entrée. Voilà les immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre un heureux hasard. Mais point de temps à perdre, car le projet, s’il n’était immédiatement réalisé, deviendrait peut-être inexécutable. Roze retourne à l’Hôtel-de-Ville, où sa proposition ne trouve que des approbateurs. Le lendemain, dès le matin, les bastions sont défoncés et déblayés. Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, composés d’une compagnie de soldats et d’une centaine de forçats fournis par le commandant des galères, remonte dans la ville et se dirige vers la Tourette. Sur la place de Linche il arrête sa troupe, fait distribuer du vin à ses hommes et les encourage par de mâles paroles, sans leur dissimuler toutefois le péril et l’horreur surtout du spectacle qui les attend. Quoique avertis cependant, en approchant de l’esplanade, les plus hardis reculent repoussés par l’odeur méphitique, malgré les mouchoirs imbibés de vinaigre dont, par l’ordre du chevalier, ils ont pris soin de se ceindre la tête. Roze, toujours tranquille, sinon impassible, voit leurs hésitations qui peuvent, si l’on n’en triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il comprend que les paroles ne suffisent point et qu’il faut davantage, qu’il faut l’exemple. Il saute à bas de son cheval, s’avance au milieu de l’esplanade, et saisissant par les jambes le premier cadavre qui se trouve à sa portée, il le traîne jusqu’au rempart, le soulève et le précipite dans le bastion béant. À cette vue, un frémissement parcourt la foule, un cri, le même cri, expression d’admiration et d’enthousiasme, sort de la poitrine de tous.

— Vive Roze ! Vive le chevalier !

La peur qui paralysait les plus hardis, s’est évanouie comme par enchantement. Les soldats et les autres à l’envi se précipitent sur l’esplanade et le chevalier, profitant de cet élan, dirige si habilement leurs efforts que dans un temps assez court, tous les cadavres étaient enlevés et lancés dans les bastions, puis recouverts de chaux et de terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une espèce de miracle, Roze qui semblait, comme Belsunce, couvert d’un bouclier céleste :

Sous l’aile du Seigneur, le prélat vénérable
Dans le commun fléau demeure invulnérable ;

Roze en fut quitte pour une légère indisposition ; mais les pauvres forçats et les braves soldats, à l’exception de deux ou trois, au bout de quelques jours, avaient succombé, en rendant à la ville un immense, un inappréciable service. Le chevalier resta jusqu’à la fin intrépide, infatigable au poste du péril et ce fut seulement lorsque toute trace d’épidémie eut disparu, qu’il songea à prendre quelque repos et à se démettre de ses fonctions.

« Comme on a pu le remarquer dans l’histoire de plusieurs illustres bienfaiteurs de l’humanité, dit M. Paul Autran[5], le chevalier Roze avait si peu compté sur l’éclat de la renommée comme récompense de ses belles actions, qu’il ne songea nullement à exploiter à son profit la popularité qu’il s’était acquise. Il rentra dans l’obscurité. Quant à la récompense que son dévouement avait si bien méritée, il est vrai de dire qu’il ne semble pas qu’on ait rien fait de ce qu’on aurait dû faire en sa faveur après la cessation de la peste. Dans les actes de la famille, il ne porte que le titre modeste de capitaine d’infanterie, à la suite de la garnison de Marseille. Mais qu’importe ! plus de richesses et d’honneur n’auraient rien ajouté à sa gloire. » Et là haut assurément, la récompense et des plus belles ne manqua point à ce héros, qui fut lui aussi un héros chrétien, car la religion seule peut exalter jusqu’à la sublime abnégation d’un tel dévouement.

D’ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première et douce récompense. C’est à tort que des écrivains, Marmontel et Lacretelle entre autres, ont affirmé qu’il mourut dans l’indigence. Parti en 1722 de Marseille pour se rendre à Paris, d’après l’invitation de quelques amis, le chevalier dut s’arrêter au hameau de Gavotte, près de Septêmes, par suite d’un accident arrivé à sa voiture. Dans la maison qui lui donna l’hospitalité, se trouvait une jeune et aimable personne, Mlle Labasset qui, pleine d’admiration pour son dévouement, s’estima heureuse (quoiqu’il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir sa main et avec elle sa fortune assez considérable. Roze, tout désintéressé qu’il fût, en acceptant la première, ne put refuser la seconde. Le mariage se fit dans une chapelle dépendant de la paroisse de Pennes ; et Roze, au lieu de continuer son voyage, revint à Marseille, où il vécut la retraite, content du bien qu’il pouvait faire et de la joie qu’il trouvait dans un paisible et charmant intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit que sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut, sans laisser d’enfants, le 2 septembre 1733, à l’âge de soixante-deux ans, et nul doute qu’il ait reçu à son heure suprême la bénédiction de son évêque, qui devait lui survivre tant d’années encore. On peut affirmer pareillement sans crainte de se tromper que, malgré le silence qui depuis un temps s’était fait autour de sa gloire, la mort de Roze fut un deuil pour tous ses concitoyens et que la ville entière voulut assister à ses funérailles.



  1. Portraits et Histoire des hommes utiles. — 1835-1836.
  2. Œuvres choisies de Belsunce. — Tome 1er. — 1822.
  3. La Fontaine.
  4. Millevoye. La Peste de Marseille (poème).
  5. Éloge de Roze, par Paul Autran.