Les rois de l’océan :Vent-en-panne/09

E. Dentu (2p. 140-157).
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IX

COMMENT PITRIANS FIT LA RENCONTRE D’UN ANCIEN AMI QU’IL NE CONNAISSAIT PAS ET CE QUI S’EN SUIVIT

Ainsi que nous l’avons dit dans notre précédent chapitre, Pitrians avait quitté l’hôtellerie en annonçant qu’il allait porter des marchandises à Manantial.

Il avait choisi le nom de ce village pour deux raisons : la première, parce que Manantial est situé du côté diamétralement opposé à celui où se trouve Medellin ; la deuxième parce que, ayant passé deux jours dans ce dernier village et y étant par conséquent connu, rien n’aurait été plus facile, le cas échéant, que de constater que depuis qu’il l’avait quitté en compagnie de don Pedro Garcias, il n’y était pas revenu.

En partant de l’hôtellerie, le jeune homme avait traversé la ville dans toute sa longueur et il avait pris une poterne placée du côté de l’intérieur des terres, non loin de la forteresse.

Les ingénieurs chargés de reconstruire la ville avaient commis cette grande faute, tout en l’entourant de murailles, de placer la maison du gouverneur tout près du môle, entre la douane et la grande église, c’est-à-dire la cathédrale. Au contraire la forteresse s’élevait à l’extrémité opposée de la ville, du côté de l’intérieur des terres, les canons battant sur la campagne ; de sorte que, en cas d’attaque par mer, la ville n’avait pour se défendre que les canons de la citadelle de l’île de San Juan-de-Luz, dont les boulets mal dirigés, et à cette époque les Espagnols étaient loin d’être bons artilleurs, pouvaient détruire la douane et le palais du gouverneur, construit juste en face de cette forteresse.

Les sentinelles postées à la poterne par laquelle sortit Pitrians, ne firent aucune difficulté de lui livrer passage ; elles échangèrent même avec lui quelque gros lazzis ; le jeune homme s’éloigna donc gaiement et sans préoccupation apparente ; mais dès qu’il se trouva en rase campagne et qu’il se jugea assez éloigné pour ne pas être aperçu de la ville, il obliqua sur la droite, contourna la Vera-Cruz, reprit ainsi le chemin de Mexico qu’il traversa, puis il se jeta à travers terres, gagna la plage et suivit les sables.

Le jeune homme laissait aller son cheval à sa guise, et avec cette insouciance de la jeunesse que rien ne peut attrister, il s’en allait gaiement, comme un touriste admirant le paysage, et fumant cigarette sur cigarette.

Il atteignit ainsi une ensenada assez peu profonde, mais fort boisée et de l’aspect le plus pittoresque ; les rayons incandescents du soleil commençaient à peser lourdement sur la tête du voyageur, la vue de cette verdure le ragaillardit ; il poussa gaiement son cheval dans cette direction, s’enfonça sous le couvert et chercha un endroit propice, pour y prendre un repos de plusieurs heures.

Cet endroit, il l’eut bientôt découvert sous la forme d’une charmante clairière traversée par un clair ruisseau et dont le sol était couvert d’un tapis moëlleux d’une herbe fine et drue.

Pitrians mit pied à terre, enleva le mors à son cheval, étala une couverture à terre, puis sur cette couverture il vida deux mesures de blé indien ou maïs, ce blé qui plus tard, on n’a jamais su pourquoi, fut appelé blé de Turquie, nom sous lequel il est généralement connu.

Tranquillisé sur le compte de son cheval, le jeune homme s’occupa de son propre déjeuner.

En voyageur prudent il avait eu soin de se munir des provisions nécessaires ; rien ne lui manquait, pas même la bota de refino de cataluña ; il cueillit son dessert aux arbres, sous forme de bananes, de chyrimoyas, de limons, etc. ; puis il disposa symétriquement son déjeuner sur l’herbe, s’assit sur son zarape proprement plié, et retirant son couteau de la botte vaquera il se prépara à livrer une vigoureuse attaque aux vivres appétissants étalés devant lui ; il était temps du reste qu’il déjeunât, le soleil marquait près de midi.

Au moment où Pitrians enfonçait le couteau dans une succulente longe de veau cuite de la veille, il entendit un certain bruit dans les broussailles, elles s’écartèrent brusquement et un homme parut.

Cet individu était à peine couvert de quelques guenilles sordides, dont il était aussi impossible de reconnaître la forme que la couleur primitive ; il était maigre, hâve, sa barbe était longue, ses cheveux en désordre tombaient presque sur ses épaules ; ses yeux profondément enfoncés sous l’orbite brillaient d’un feu sombre et lançaient autour de lui des regards égarés ; il s’appuyait sur un bâton noueux et semblait ne marcher qu’avec difficulté.

Pitrians releva la tête et examina ce singulier visiteur.

Ave Maria purissima ! dit le flibustier.

Sin peccado concebida ! reprit l’autre d’une voix rauque.

— Eh l’ami ! que diable faites-vous par ici ? dit le jeune homme.

— J’ai faim ! répondit l’inconnu en fixant un regard ardent sur les vivres étalés sur l’herbe à quelques pas de lui.

— Vous avez faim, compagnon ? reprit gaiement Pitrians, eh bien ! puisque vous avez faim, rien n’est plus facile que de vous rassasier ; jetez votre bâton de côté, placez-vous là en face de moi et mangez sans crainte.

L’inconnu sembla hésiter.

— Allons, allons, pas de fausse honte, camarade ; reprit le jeune homme, que diable, il y en aura bien assez pour nous deux.

L’inconnu ne se fit pas prier davantage ; il laissa tomber son bâton, s’assit en face du flibustier, et commença, nous ne dirons pas à manger, mais à engloutir avec une voracité telle que, dans son intérêt même, Pitrians fut contraint à plusieurs reprises de la modérer.

Lorsque enfin le repas fut terminé par suite de la disparition totale des comestibles et que l’inconnu eut avalé une large rasade d’eau-de-vie, ses traits se détendirent, une expression joyeuse sembla épanouir son visage flétri par les privations.

— Ah ! s’écria-t-il avec une expression impossible à rendre, c’est bon de manger ; il y avait longtemps que je n’avais fait un aussi bon repas.

— Je suis heureux, répondit le jeune homme en riant, je suis heureux, mon camarade, d’avoir pu vous aider à satisfaire un appétit, qui si j’en juge par les exploits que vous venez d’accomplir, a dû être aiguisé par un long jeûne.

— Oui, reprit cet homme avec un sourire triste, il y a bien longtemps en effet ; voici trois mois que je ne me nourris que des racines et des fruits que je trouve sur mon chemin.

— Trois mois ! s’écria Pitrians avec surprise ; et vous avez pu résister à un tel régime ?

— Oui, reprit-il, Dieu m’a soutenu, il m’a donné des forces ! mais si je ne vous avais pas rencontré aujourd’hui, dans quelques heures je serais mort de désespoir, de fatigue et de besoin.

Le jeune homme ouvrit son porte-cigares, choisit un excellent puro et l’alluma.

— Oh ! s’écria l’inconnu avec convoitise, du tabac !

— Est-ce que vous fumez ? lui demanda Pitrians.

— J’ai fumé ; lui répondit l’inconnu en secouant la tête avec tristesse.

— Pardieu ! il ne tiendra pas à moi que vous ne fumiez encore ! tenez, compagnon, acceptez ce cigare, je vous le garantis pour un véritable puro de la costa de abajo ; ainsi n’ayez crainte.

L’inconnu s’empara du cigare par un mouvement fébrile et l’alluma.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles les deux hommes savourèrent avec délices les senteurs enivrantes qui s’exhalaient de leurs cigares.

— Ah ça, camarade, reprit Pitrians, voilà déjà plus de deux heures que nous sommes ensemble, je me suis, je crois, montré assez bon compagnon ; vous n’avez pas à vous plaindre de moi ?

— Je vous dois la vie ; dit l’autre, mon seul désir est de pouvoir un jour vous payer ma dette.

— Ne parlons pas de cela ; ce que j’ai fait pour vous, peut-être un jour, un autre le fera-t-il pour moi ; partant quittes ; le monde est ainsi organisé qu’un service rendu ne saurait jamais être en résumé de compte qu’un devoir accompli ; je vous ai rendu service, dites-vous ? eh bien, c’est fait, n’en parlons plus ; maintenant vous pouvez m’en rendre un, vous ?

— Moi ? s’écria l’inconnu ; parlez que faut-il faire pour cela ?

— Une chose bien simple, en admettant toutefois que cela ne soit pas une indiscrétion de ma part et ne vous nuise en aucune façon ; me raconter comment il se fait que vous, qui me paraissez être un homme jeune, vigoureux, énergique, vous en soyez réduit à cet état de misère, je dirais presque d’avachissement ; cela doit cacher, j’en suis sûr, un drame que je ne serais pas fâché de connaître, en supposant toujours que de sérieux motifs ne vous empêchent pas de parler ; il est une heure de l’après-midi, rien ne me presse ; je suis maître de mon temps, libre comme l’air, si vous me jugez digne de cette confidence, parlez, je vous écouterai avec le plus grand intérêt ; et qui sait ? peut-être même, pourrai-je vous être utile ?

— Vous m’avez rendu un trop grand service, señor, pour qu’il me soit permis de vous refuser la seule chose que vous me demandez ; d’autant plus que j’ai la conviction, que c’est plutôt l’intérêt que vous me portez que la curiosité, qui vous pousse à connaître mon histoire.

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites là, mon ami, ainsi parlez sans crainte ; il nous reste encore des cigares, nous avons de l’eau-de-vie dans notre bota ; donc commencez.

— Oui, señor, je parlerai, et cela d’autant plus, que vous n’êtes pas Espagnol.

— Hein ? s’écria Pitrians ; que voulez-vous dire ? à quoi le voyez-vous ?

— Oh ! rassurez-vous, señor ; rien ni dans vos manières, ni dans votre langage, ne le fait reconnaître ; vous avez, au contraire, tous les dehors et toutes les apparences d’un véritable castillan.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, pourquoi cette supposition gratuite ?

— Pourquoi, señor ? parce que vous avez été bon pour moi ; que vous ne m’avez ni méprisé ni injurié ; vous avez, au contraire, eu pitié de ma misère ; j’ai vu une larme tomber de vos yeux, quand vous m’avez offert de partager votre repas ; alors je me suis dit : cet homme n’est pas un Espagnol ! un Espagnol me maltraiterait, me menacerait, et certainement, il refuserait de me jeter cette bouchée, que l’on ne refuse pas, même à un chien.

— Diable d’homme, fit Pitrians, il a une façon de tourner les choses !… Eh bien, allez, allez, contez-moi votre histoire, nous verrons tout à l’heure, si vous vous vous êtes trompé oui ou non, sur ma nationalité.

— Dieu veuille que je n’aie pas commis d’erreur ; dans tous les cas, et quelles que doivent en être pour moi les conséquences, je vous ferai de la façon la plus franche et la plus loyale, ce récit que vous désirez ; il sera court, je n’abuserai pas de votre patience.

— Bon ! bon ! allez toujours ; je vous ai dit que nous avions le temps ; si vous n’étiez pas venu, j’aurais dormi, je trouve beaucoup plus intéressant de vous écouter, tout en fumant mon cigare.

— Je vous dirai tout d’abord, caballero, que je ne suis pas Espagnol, je suis Français, né à Paris, dans le faubourg Saint-Antoine, c’est-à-dire Français pur sang.

— Pardieu ! voilà une singulière rencontre, s’écria Pitrians, bien vrai vous êtes Français ?

— Oui, señor, et je vous le répète ; je me nomme Pierre David, vous voyez que je mets les points sur les I ?

— Allez, allez toujours.

— Je suis fils d’un brave fabricant de meubles qui essaya vainement de m’apprendre son métier ; je ne pensais qu’à jouer et gaminer dans les rues et sous les ponts. Un jour, j’avais alors dix-huit ou dix-neuf ans, je fis la rencontre de certains individus qui m’emmenèrent avec eux et me grisèrent si bel et si bien, que lorsque je m’éveillai, j’appris avec terreur que j’avais contracté un engagement avec la compagnie des Indes ; et que je me trouvais avec une centaine d’autres misérables comme moi prisonnier dans un de ces fours affreux dans lesquels les agents de cette compagnie entassent pêle-mêle leurs victimes ; je vous avouerai que je pris mon mal en patience ; je suis assez insouciant de ma nature ; j’avais toujours rêvé voyages ; quatre jours après mon enlèvement je partis pour Dieppe, en compagnie d’autres infortunés comme moi, et nous fûmes embarqués sur un bâtiment qui le lendemain mit à la voile pour les îles. La traversée dura trois mois ; ce fut mon meilleur temps ; j’avais réussi à me faire aimer de l’équipage ; je travaillais avec les matelots, qui prenaient plaisir à m’apprendre leur métier ; si bien qu’en débarquant à Port-de-Paix, j’étais parfaitement capable de me tirer d’affaire à bord d’un bâtiment quelconque ; là, je fus vendu pour trois ans, à l’un des plus célèbres frères de la Côte, de l’île de la Tortue.

— Son nom ? demanda vivement le flibustier.

— Vent-en-Panne.

— Vous êtes un ancien engagé de Vent-en-Panne ?

— Vous le connaissez ?

— Peut-être ; mais… continuez… continuez.

— Vent-en-Panne est un homme dans toute l’acception du mot ; sévère, mais bon et juste pour ses engagés ; il fit de moi un marin ; mon temps terminé, je fus reçu frère de la Côte ; alors je commençai à courir les mers à la recherche des Espagnols. Bientôt je fus en mesure d’équiper un navire, et j’espère, qu’à l’île de la Tortue, on se souvient encore du capitaine David.

— Eh quoi ? vous êtes le célèbre capitaine David ! celui qui s’est emparé de Porto-Bello et de Carthagène ?

— C’est moi, oui, señor ; répondit l’autre avec simplicité.

— Mais comment se fait-il ?

— Patience, señor.

— C’est juste ; dit gaîment le jeune homme ; buvons un coup et allumons un second cigare.

Les deux choses furent faites immédiatement.

— Il y a sept mois, reprit David, j’équipai une pirogue, sur laquelle je montai avec une dizaine de hardis compagnons, et j’allai m’embusquer dans les débouquements pour m’emparer au passage de l’un de ces galions espagnols qui retournent en Europe bondés d’or ; malheureusement quinze jours s’écoulèrent, sans qu’une seule voile parût à l’horizon. Nos vivres s’épuisèrent ; nous fûmes contraints d’abandonner la caye sur laquelle nous nous étions embarqués ? jusque-là, le temps avait été beau ; il se mit à l’orage ; un grain blanc nous assaillit ; notre embarcation chavira, et après avoir pendant plusieurs heures nagé à l’aventure ; à bout de forces et de courage, j’allais me laisser couler, quand je fus recueilli par le canot d’un navire Espagnol, se rendant à la Vera-Cruz. Par un hasard qui ne se rencontre pas deux fois dans la vie d’un flibustier, le capitaine de ce bâtiment eut pitié de moi ; au lieu de me faire pendre, comme je m’y attendais, il me donna comme esclave à un de ses passagers, riche haciendero des environs de Guadalajara, avec lequel, je crois, il était un peu parent. Heureusement pour moi, le capitaine ignorait qui j’étais ; il me prenait pour un pauvre diable sans importance ; sans cela, malgré toute la pitié que je lui inspirais, il m’aurait pendu haut et court à sa vergue de misaine. Je restai près de deux mois à la Vera-Cruz, avec mon nouveau maître ; je dois lui rendre cette justice, que pour un Espagnol, ce n’était pas un méchant homme. Lorsque les affaires de don Antonio Cibola, tel était son nom, furent terminées, il acheta des mules, des chevaux ; fit charger ses bagages, et un beau matin, il se mit en route pour Guadalajara. Nous ne voyagions qu’à petites journées ; parfois mon maître s’arrêtait un jour, deux ou même trois, dans les villes que nous rencontrions sur notre route. Le voyage dura six semaines. Arrivé à son hacienda, mon maître qui jusque-là m’avait trouvé fort docile, me recommanda à son mayordomo ; celui-ci m’envoya dans les champs avec les autres peones. J’étais complétement dépaysé ; très-loin dans l’intérieur des terres ; mon maître ne devait pas supposer un instant qu’il me vînt à la pensée de m’échapper, sans argent, sans armes, presque sans vêtements ; ne connaissant pas du tout la route, et par conséquent contraint d’accepter le sort qui m’était fait. Il ignorait l’énergie de ma volonté, il ne me connaissait pas, il ne pouvait deviner l’entêtement de mon caractère. Comme vous avez pu vous en apercevoir, je parle très-purement l’espagnol ; la connaissance approfondie que j’ai de cette langue, devait m’être utile. Je mis quinze jours à préparer mon évasion. Je réunis quelques piastres que j’étais parvenu à gagner, des vivres, une petite provision de tabac et des vêtements ; je cachai le tout dans un taillis d’aloès. Le jour ou plutôt la nuit que j’avais choisie, je me mis bravement en route, vers la Côte, me dirigeant selon l’habitude des marins sur les étoiles ; il m’a fallu trois mois pour atteindre la Côte ; je ne marchais que la nuit ; me cachant le jour, évitant la présence des habitants, n’entrant dans aucun village ; la petite somme que j’avais mise de côté me fut inutile, ainsi que je vous l’ai dit, depuis ma fuite je n’ai vécu que de racines et de fruits. La privation la plus cruelle que j’eus à supporter fut celle du tabac ; j’eus beau ménager ma provision, elle s’épuisa ; depuis huit jours, j’ai atteint cette Côte déserte, la mer m’attirait irrésistiblement, mon instinct me guidait vers elle. J’ai découvert à l’extrémité de ce cap, que vous apercevez d’ici, une caverne assez profonde, dont heureusement pour moi, l’abord est difficile et l’entrée tournée du côté du large ; c’est là que je me suis réfugié ; mes journées se passent à regarder les voiles blanchir à l’horizon, espérant toujours que l’une d’elles s’approchera du rivage et que je pourrai fuir cette Côte inhospitalière. La nuit j’erre dans les bois, à la recherche de fruits et de racines pour soutenir ma misérable existence. Ce matin je vous ai vu, suivant nonchalamment la plage, je m’approchai de vous ; vos traits me frappèrent ; je me dis : ou la physionomie humaine est bien trompeuse ou cet homme n’est pas un méchant, ma position était intolérable ; je vous épiai ; lorsque je crus le moment propice, je me présentai à vous. Voilà mon histoire, à présent vous savez tout ; mon sort est entre vos mains.

— Eh bien ! mon brave camarade, pour parler votre langage, il est en bonnes mains, mais puisque maintenant nous nous connaissons, ou à peu près, nous quitterons si vous le voulez bien ce maudit jargon espagnol, qui nous tord la bouche à nous autres Français, et nous fait faire des grimaces atroces, et nous reprendrons notre vieille langue gauloise.

— Vous êtes donc réellement Français ! s’écria David avec une émotion indicible.

— Pardieu ! puisque vous l’avez deviné, pourquoi le cacherais-je ? non-seulement je suis Français, compagnon, mais encore, comme vous, je suis frère de la Côte.

— Vous ! oh ce serait trop de bonheur !

— Pardieu ! mon cher capitaine, vous pouvez vous vanter d’avoir de la chance !

— Moi ? fit-il avec un sourire triste ; après tout c’est possible ; notre rencontre me disposerait assez à le croire.

— Je n’ai pas l’habitude de parler par énigmes ; voici le fait en deux mots : le projet incroyable, insensé, tranchons le mot, que vous avez conçu en vous échappant de l’hacienda où vous étiez esclave, est, par une de ces combinaisons incompréhensibles du hasard, sur le point de réussir de la façon la plus complète.

— Mon Dieu ! ne vous jouez pas de moi !

— Je m’en garderais bien, ce serait une cruauté gratuite dont je suis incapable, écoutez moi : Vent-en-Panne votre ancien maître, croise depuis quinze ou seize jours devant cette Côte, c’est lui qui m’a jeté à terre à un quart de lieu d’ici, avec mon matelot l’Olonnais. Si vous ne me connaissez pas, vous n’ignorez sans doute point mon nom, je suis le frère puîné d’un homme avec lequel vous avez dû avoir certaines relations.

— Son nom ? demanda vivement le capitaine David.

— Pitrians.

— Eh quoi ? vous êtes le frère de ce brave Pitrians avec lequel j’ai été deux ans matelot !

— Oui, capitaine, pour vous servir ; dit le jeune homme en lui tendant la main.

— Allons ! allons ! fit David, en lui rendant cordialement son étreinte, bon sang ne saurait mentir ; vos actes vous avaient dénoncé, avant que vous m’ayez dit votre nom ; mais continuez, je vous prie, ce que vous m’apprenez m’intéresse au plus haut point.

— Je le crois bien, dit le jeune homme en riant ; donc depuis quinze jours, l’Olonnais et moi, nous avons endossé des peaux d’Espagnols, et en cette qualité nous habitons la Vera-Cruz, où jusqu’à présent, je l’espère du moins, nous avons réussi à n’éveiller aucun soupçon ; nous passons pour des arrieros de l’intérieur ; je ne suis pas bien au courant des intentions de notre ami Vent-en-Panne, mais il se pourrait bien qu’il ruminât quelque hardi projet, tel que celui par exemple de s’emparer de la Vera-Cruz.

— Oh ! oh ! ce ne serait pas chose facile !

— Si c’était facile, où serait le plaisir ? dit le jeune homme en riant.

— C’est vrai, répondit David sur le même ton ; mais vous, que faites-vous par ici ?

— Je suis chargé par l’Olonnais de m’aboucher avec Vent-en-Panne et de prendre ses instructions définitives ; or, comme je ne veux pas risquer d’être découvert, ce qui ruinerait nos projets, je voyage doucement à mon aise, en attendant la nuit. Dès que le soleil sera couché, je ferai le signal convenu, et vous ne tarderez pas à voir paraître le navire.

— Oh ! mais je suis sauvé alors ! s’écria David au comble de la joie.

— Ça me fait assez cet effet-là ; à moins que vous ne préfériez rester à terre, je ne vois pas trop qui pourrait vous empêcher de partir.

— Vive Dieu ! je ne demeurerai pas une seconde dans ce maudit pays dès qu’il me sera possible d’en sortir.

— À la bonne heure au moins ; voilà ce que j’appelle du patriotisme ! ah ça, à présent que vous savez tout ce que vous désiriez savoir, donnez-moi donc quelques renseignements ?

— Lesquels ?

— Dame ! des renseignements topographiques ; vous n’êtes pas demeuré deux mois à la Vera-Cruz sans regarder un peu autour de vous, je suppose.

— En effet, répondit en riant le capitaine ; je vous dirai même que je me suis servi de mes yeux autant que cela m’a été possible.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que j’ai acquis une connaissance approfondie de la ville, de ses environs, et que je connais la Côte à dix lieues à la ronde ; par ma foi ! presque aussi bien que si j’avais habité dix ans cette terre maudite.

— Eh ! eh ! compagnon, voilà qui peut nous servir !

— Vous croyez ?

— Dame ! si Vent-en-Panne est toujours dans l’intention de tenter quelque chose contre la Vera-Cruz, il me semble, que ne serait-ce que comme guide, vous pourriez nous rendre de très-grands services.

— En effet ; ces services, croyez-le bien, je vous les rendrai de grand cœur.

— Oh ! je n’en doute pas, vous devez nourrir une haine assez corsée contre les Gavachos.

— Oui, car ils m’ont traité d’une façon indigne, tout le mal que je pourrai leur faire, je le leur ferai.

— À la bonne heure ! voilà qui est parler.

— Ah ça, nous bavardons, nous bavardons, et le temps passe rapidement, le soleil est bas déjà, il me semble ?

— Oh ! nous avons le temps encore ; il est à peine cinq heures.

— Hum ! il ne reste qu’une heure de jour, il nous faut nous rendre à l’endroit convenu.

— Vous sentez-vous assez fort pour m’accompagner, capitaine ?

— Moi ? fit-il, je suis si bien reposé que je ferais dix lieues, s’il le fallait.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, en route !

— En route donc, et que Dieu nous aide !

Pitrians remit la bride à son cheval, rattacha la valise et sauta en selle.

Quant au capitaine David, ses préparatifs se bornèrent à ramasser son bâton.

Tous deux s’éloignèrent alors, de compagnie.

Pitrians avant de se mettre en marche, donna à son nouvel ami les détails les plus circonstanciés sur le lieu où ils se rendaient.

— C’est bien là ; dit le capitaine, je connais la place ; je vous y conduirais les yeux fermés, suivez-moi sans crainte, je ne vous égarerai pas ; entrons sous bois, cela peut-être nous évitera de fâcheuses rencontres, la route est un peu plus longue, mais, vous l’avez dit, nous avons le temps.

— Très-bien, compagnon, je m’abandonne à vous ; marchez, je vous suis.

David prit alors les devants, se frayant avec son bâton un passage à travers les halliers, suivi à quelques pas par Pitrians, qui avait mis pied à terre et conduisait son cheval par la bride.

La route suivie par les deux hommes n’existait pas, ils la faisaient à mesure, aussi leur fallut-il un temps assez long pour atteindre la plage.

Le soleil était couché déjà depuis une demi-heure, lorsqu’ils atteignirent l’endroit où quinze jours auparavant les pirogues flibustières avaient accosté.

— Nous y voici ; dit le capitaine à Pitrians.

— Fichtre ! votre calcul a été d’une exactitude mathématique ; c’est ici même que l’Olonnais et moi nous avons débarqué, il s’agit à présent de réunir le plus que nous pourrons de bois sec.

— Oh ! ce ne sera pas difficile ; dit David.

— D’abord, laissez-moi desseller mon cheval et lui donner sa provende ; nous resterons peut-être ici une partie de la nuit, je ne veux pas que le pauvre animal souffre de ce retard.

— Faites ; pendant ce temps-là, je m’occuperai à ramasser du bois mort.

— C’est cela.

Pitrians commença à enlever les harnais à son cheval, puis il le bouchonna vigoureusement, l’attacha par une longe assez longue et enfin lui donna sa provende.

Quand ce devoir fut accompli, le jeune homme s’aperçut que de son côté David n’était pas resté oisif ; celui-ci avait réuni un énorme monceau de bois sec, suffisant amplement pour entretenir le feu pendant la nuit tout entière.

— Que faisons-nous ? demanda David.

— Nous allons nous charger de ce bois et le transporter aussi vite que possible au sommet du cap que vous voyez à votre droite ; c’est là que doit être placé le feu.

— Eh mais ! dit en riant David, c’est au pied même de cette pointe que s’ouvre la caverne dont j’ai fait mon habitation.

— Bah ! il serait possible ? voilà qui est singulier.

— Dame ! c’est facile à comprendre, orientez-vous ; vous reconnaîtrez que pendant notre marche sous bois, nous avons doublé l’ensenada et que nous sommes à présent de l’autre côté du cap, que nous avions auparavant à gauche.

— C’est parfaitement juste. Eh bien alors, compagnon, vous le voyez tout nous favorise ; la nuit est claire, et cependant sans lune ; nous voyons assez pour nous diriger, bien qu’à une certaine distance il soit impossible de nous apercevoir.

Tout en parlant ainsi, les deux hommes se chargèrent de bois sec, ce n’était pas un mince travail ; de transporter ce bois au sommet de la pointe, le chemin était long, difficile et rude, plus rude encore à cause de l’obscurité, mais aucune difficulté ne rebuta les hardis aventuriers ; en moins d’une heure tout le bois fut amoncelé sur le sommet du cap.

Les deux hommes s’occupèrent alors activement à confectionner un bûcher.

Lorsque le feu fut allumé, Pitrians jeta dessus le contenu d’une bouteille, dont il s’était muni à cet effet ; bientôt une flamme brillante se dégagea de la fumée et s’éleva vers le ciel, en illuminant la plage de lueurs fantastiques.

Les deux aventuriers après avoir disposé le bûcher, de façon à ce qu’il brûlât pendant plus d’une heure sans qu’il fût besoin de lui fournir d’autre aliment, quittèrent la pointe et s’embusquèrent sur la plage.

Pitrians s’arma alors d’une de ces longues vues de nuit, très-peu connues à cette époque et qui, avec la lunette de Galilée, n’avaient été inventées que depuis quelques années, et il inspecta la mer avec la plus sérieuse attention.

Près d’une heure s’écoula sans que rien indiquât que le signal avait été vu ; David en proie à une anxiété extrême se désespérait ; il faisait les suppositions les plus tristes. Vent-en-Panne s’était lassé d’attendre le signal ; il avait rompu la croisière, et gagné le large ; peut-être des voiles ennemies l’avaient contraint à s’éloigner.

C’était en vain que Pitrians essayait de lui rendre le courage et lui prouvait l’impossibilité de ses suppositions ; le flibustier hochait la tête d’un air de doute et au bout de cinq minutes il recommençait ses lugubres commentaires ; si bien que le jeune homme en désespoir de cause, avait pris le parti de ne plus s’occuper de son compagnon, et de le laisser se désoler tout à son aise.

Tout à coup une vive lumière surgit au-dessus des flots, monta et descendit trois fois, puis disparut.

— Eh bien ! que vous disais-je ? fit Pitrians en se tournant vers David : Vent-en-Panne est-il parti ?

— Pardon, frère, répondit David, mais je suis si malheureux, que le doute doit m’être permis, surtout quand il s’agit de ma dernière espérance.

— Je ne vous adresse pas de reproches, dit le jeune homme, si vous connaissiez bien Vent-en-Panne, vous sauriez qu’avec lui le doute n’est pas possible.

— J’ai tort, vous dis-je, pardonnez-moi.

— Allons, qu’il ne soit plus question de cela ; dans un instant je l’espère, vous éprouverez une grande joie en vous retrouvant au milieu de vos vieux compagnons ; eh, tenez, voici la lumière qui reparaît ; elle est bien visible à présent, elle s’est rapidement rapprochée de nous.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles les deux hommes demeurèrent debout et attentifs.

Soudain David tressaillit, et s’élança vers la mer en criant :

— Les voilà ! Je les entends !

En effet un bruit de rames assourdi par des portages en laine se distinguait facilement et prouvait que l’embarcation était sur le point d’atterrir.

Pitrians suivit David, après lui avoir recommandé de se tenir un peu à l’écart, ce que l’autre fit ; il se pencha en avant et bientôt il aperçut une ombre glissant sur l’eau.

Cinq minutes plus tard, l’avant d’une pirogue s’enfonçait en grinçant dans le sable et plusieurs hommes armés sautaient sur la plage.

— Qui vive ? cria la voix forte de Vent-en-Panne.

— Pitrians ! répondit aussitôt le jeune homme en s’élançant vers lui.

Vent-en-Panne lui serra la main.

— Sois le bienvenu, frère, lui dit-il, mon matelot t’accompagne ? c’est lui qui sans doute est en train d’éteindre le feu ?

En effet David, chez lequel tous les instincts du boucanier s’étaient réveillés, était monté sur le sommet du cap et avait éteint le feu, afin que sa lueur durant trop longtemps, ne fût pas aperçue dans l’intérieur du pays ; précaution à laquelle le jeune homme n’avait pas songé, mais que Vent-en-Panne et ses compagnons approuvèrent fort.

— Non, répondit Pitrians avec un sourire, ce n’est pas l’Olonnais qui éteint le feu ; c’est un des nôtres, que vous croyiez mort sans doute et que vous serez heureux de revoir.

— Un des nôtres ! s’écria vivement Vent-en-Panne, dis-moi son nom, enfant ?

— C’est Pierre David.

— Pierre David ! l’un de nos meilleurs ! l’ami dont nous avons tant déploré la perte ! ah ! vive Dieu ! je veux le serrer dans mes bras !

— Me voici, frère ! me voici ! s’écria le flibustier en accourant vers lui.

— C’est lui ! c’est sa voix ! ah ! par le Dieu Tout-Puissant, je suis heureux de te revoir, frère !

Les deux frères de la Côte tombèrent dans les bras l’un de l’autre et demeurèrent longtemps embrassés.

David pleurait de joie ; il était presque fou de bonheur.

Les flibustiers s’empressaient autour de lui ; ils l’accablaient de témoignages d’amitié. Le brave capitaine semblait transfiguré ; c’était un autre homme ; toutes ses douleurs passées étaient oubliées, il ne songeait plus qu’au présent par lequel tous ses vœux les plus chers étaient comblés, en le faisant libre et le rendant à ses amis.