Les rois de l’océan :Vent-en-panne/08

E. Dentu (2p. 122-139).
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VIII

COMME QUOI L’OLONNAIS FUT À L’ÉGLISE DE LA MERCED, ENTRA DANS UN CONFESSIONNAL ET NE SE CONFESSA PAS

Lorsque les deux jeunes gens furent rentrés dans leur chambre, ils ne purent s’empêcher de faire comme les augures de Rome, c’est-à-dire de se rire au nez.

— Pardieu, fit Pitrians, il faut avouer que, depuis que nous sommes ici, tout nous réussit à souhait. La soirée d’aujourd’hui est tous bénéfices ; d’abord tu as gagné près de vingt mille livres ; de plus tu as démasqué ce drôle de Bothwell et tu l’as si rudement châtié que, d’ici à longtemps, grâce à Dieu, il lui sera impossible de nous nuire.

— Je l’avais deviné dès son entrée. Et notre hôte de Medellin, comment le trouves-tu ? Quel excellent type de Mexicain ! dire qu’ils sont tous comme cela dans ce charmant pays. C’est à qui sera le plus coquin ! Remarque que celui-ci est encore le plus honnête que nous connaissions.

— Oui, et cela prouve en faveur des autres. Ah ! ça, mais, que fais-tu donc, tu ne te couches pas ?

— Non, pas encore, il faut que je sorte.

— Comment tu veux sortir ? si tard ; tu ne remarques pas qu’il est près d’onze heures ?

— Si fait je le remarque ; malheureusement quoi qu’il arrive je ne puis demeurer ici ?

— Pourquoi donc cela ?

— Pardieu, par une raison toute simple, ne faut-il pas avertir le duc de ce qui se trame contre lui ?

— Ah, diable c’est juste ! comment faire ?

— Que cela ne t’inquiète pas ; il m’a fourni le moyen de m’introduire chez lui à quelque heure que ce soit.

— Alors ne perdons pas de temps ; partons tout de suite ; dit Pitrians en remettant en toute hâte ceux de ses vêtements que déjà il avait quittés et jetés sur un équipal.

— Que fais-tu donc ? lui demanda l’Olonnais.

— Comment ce que je fais ?

— Oui.

— Eh bien, mais tu le vois, je me prépare à t’accompagner.

— Oh ! cela n’est pas nécessaire.

— Pardon, je trouve au contraire que c’est indispensable, et surtout après l’affaire de ce soir ; en toutes circonstances, surtout au Mexique, deux hommes valent mieux qu’un seul, d’ailleurs il est inutile de discuter là-dessus, j’ai résolu de t’accompagner, je t’accompagnerai ; allons, partons.

— Eh mais ! s’écria tout à coup l’Olonnais, en apercevant une lettre posée sur une table, qu’est-ce que cela ?

— Ce n’est pas difficile à deviner, c’est une lettre : elle sera arrivée pendant notre absence et notre hôte nous aura fait la gracieuseté de la monter.

— En effet, ce doit être cela ? dit l’Olonnais en ouvrant la lettre.

Cette lettre ne contenait que quelques lignes ; il la parcourut rapidement du regard, puis il la replia soigneusement et la serra dans sa poitrine.

— Diable ! fit Pitrians qui ne quittait pas son ami des yeux, voilà une missive intéressante.

— Qui te fait supposer cela ? demanda l’Olonnais avec un léger embarras.

— Ton émotion d’abord ; ensuite le soin avec lequel, après avoir lue, tu as replié cette lettre.

— Diable ! cher ami, sais-tu que tu ferais un excellent inquisiteur ! dit l’Olonnais en essayant de voiler son désappointement sous un sourire.

— Oui, oui ! plaisante ; ce que j’ai dit, n’en est pas moins vrai ; partons-nous ?

— Quand tu voudras.

Les deux hommes, soigneusement embossés dans leurs manteaux, traversèrent rapidement les rues de la ville ; bientôt ils atteignirent l’hôtel du duc de la Torre.

L’Olonnais après avoir reconnu la porte que le duc lui avait indiquée, s’en approcha, introduisit doucement la clé dans la serrure, fit jouer le pêne, la porte s’ouvrit et les deux hommes se trouvèrent dans la huerta de l’hôtel.

L’obscurité était profonde, mais non pas assez pour les empêcher de se diriger.

L’Olonnais laissa Pitrians près de la porte afin d’en surveiller les abords, puis il s’avança à pas de loups, à travers les allées.

Après quelques minutes, il vit briller une lueur assez faible à travers les volets mal fermés d’une espèce de fabrique, ressemblant assez aux kiosques de nos jardins actuels.

Le jeune homme s’approcha de la porte de ce kiosque et frappa légèrement.

— Entrez, répondit le duc.

En un instant la porte fut ouverte et refermée et les deux hommes se trouvèrent face à face.

— Je ne vous attendais pas aussi promptement, dit gravement le duc en tendant la main à l’Olonnais ; je vous ai vu il y a quelques heures à peine ; je vous avoue que je n’étais venu ici que par acquit de conscience.

— Dites plutôt, monsieur le duc, répondit l’Olonnais en prenant le siège que lui présentait M. de la Torre, dites plutôt que vos pressentiments vous ont engagé à y venir.

— Peut-être y a-t-il un peu de vrai là-dedans ; je ne sais pourquoi pendant toute la soirée je me suis senti inquiet, agité, sans cause apparente, sans raison plausible.

— Vous le voyez bien, reprit le flibustier en souriant ; Eh bien ! M. le duc, les causes que vous ignorez, ces raisons que vous avez cherchées vainement, si vous me le permettez, je vais vous les faire connaître, moi.

— Je ne demande pas mieux, mon cher ami, voyons un peu cela !

— Pour vous mettre au courant de cette affaire, M. le duc, je suis contraint tout d’abord de vous faire un long récit dont vous serez sans doute fort ennuyé, mais indispensable, pour que vous compreniez bien les motifs de ma présence.

— Quels que soient ces motifs, mon ami, laissez-moi vous dire tout de suite que je les tiens pour excellents, puisqu’ils me procurent le plaisir de vous voir ce soir.

— Oh ! prenez garde, M. le duc, vous complimentez, je crois, et ma foi je suis forcé de vous dire que le moment n’est pas aux compliments ; nous avons à nous occuper de choses sérieuses, excessivement sérieuses.

— Soit, mon ami ; répondit le duc toujours souriant, me voici sérieux et muet comme un fakir.

— Je ne sais trop, M. le duc, mais enfin, je suis forcé d’accepter l’humeur dans laquelle vous vous trouvez ; maintenant veuillez me prêter toute votre attention.

L’Olonnais raconta alors, sans rien omettre, tout ce qui s’était passé depuis le moment où dans l’après-dîner, il avait quitté l’hôtel.

Au fur et à mesure que le flibustier avançait dans son récit, le visage du duc se rembrunissait ; le sourire s’effaçait de ses lèvres, l’expression de sa physionomie devenait de plus en plus soucieuse ; il écouta le jeune homme sans l’interrompre une seule fois, puis quand celui-ci eut terminé, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et demeura un instant pensif.

Il y eut un assez long silence entre les deux hommes.

Ce fut le duc qui, le premier, le rompit.

— Vous avez raison, mon ami, fit-il tristement ; en effet, ce que vous m’avez rapporté est grave, très-grave même ; ainsi mes ennemis en sont venus à ourdir un complot contre ma vie ; ils veulent m’attaquer dans les cumbres ? C’est vainement que je cherche les motifs d’une telle haine, d’un acharnement si odieux ; mais tant pis pour eux, s’ils me contraignent à me défendre, la lutte entre nous sera terrible.

— Vous ne commettrez pas, je l’espère, M. le duc, l’imprudence de quitter la Vera-Cruz. Ce serait marcher à la mort ; puis vous n’êtes pas seul ; madame la duchesse, votre fille vous accompagnent ; voulez-vous les exposer à être lâchement assassinées ? non, je vous le répète, vous ne quitterez pas cette ville, où vous êtes relativement en sûreté ; si audacieux que soient vos ennemis, ils ne pousseront pas la témérité jusqu’à tenter de vous attaquer dans votre palais.

— Qui sait, ami, s’ils ne le feront pas ? vous êtes jeune, vous êtes croyant, vous n’avez pas assez souffert encore, pour comprendre tout ce que la nature humaine renferme d’infamies ; vous ignorez le caractère espagnol ; en général mes compatriotes sont bons, ils sont doux, même ; le seul défaut qu’on leur puisse justement reprocher est l’orgueil, et encore parfois ce défaut, ils réussissent à l’ennoblir et à en faire une qualité ; mais lorsqu’un Espagnol se croit offensé, que la haine entre dans son cœur, elle n’en sort plus ; comme sa nature méridionale le fait pousser toutes les passions à l’extrême, la mort même de son ennemi souvent ne suffit pas à assouvir cette haine et cette soif de vengeance qui lui corrodent le cœur. J’ai donc tout à redouter de mes ennemis ; cela d’autant plus, je vous le répète, que la haine qu’ils m’ont vouée, ne m’est pas personnelle et remonte plus haut ; c’est une haine de famille, dont les racines seraient aujourd’hui impossibles à retrouver, si profondément qu’on creusât dans le passé.

— Raison de plus, M. le duc, pour ne pas commettre d’imprudences et vous tenir sur vos gardes ; si vous faites peu de cas de votre vie, il est de votre devoir, cependant, de ne pas la risquer follement pour un point d’honneur mal entendu et surtout de ne pas exposer madame la duchesse ni votre fille.

— Vous parlez, mon ami, avec l’inflexible logique de la raison ; tout ce que vous me dites est vrai et juste ; mais laissons quant à présent ce sujet ; j’ai besoin de réfléchir mûrement avant de prendre une résolution définitive.

— Un mot encore. M. le duc ?

— Dites, mon ami.

— Je vous ferai remarquer que dans cette ville, vous pouvez compter au moins deux hommes prêts à se faire tuer pour vous défendre ; mais que deux de vos plus implacables ennemis, le Chat-Tigre et Bothwell sont à la Vera-Cruz ; que ces misérables sont l’âme du complot tramé contre vous ; que s’ils ont résolu de vous attaquer pendant votre voyage, c’est qu’ils ont reconnu l’impossibilité de le faire ici ; où malgré le mauvais vouloir des autorités à votre égard, elles sont contraintes de vous défendre, et dans l’obligation de poursuivre et d’arrêter ceux qui essaieraient de vous nuire ; ainsi vous avez donc tout à gagner à ne pas quitter votre palais.

— Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, mon ami, les deux hommes dont vous parlez, sont-ils vraiment à la Vera-Cruz ?

— M. le duc, j’ai passé ma soirée avec eux, j’ai blessé l’un et dédaigné de tuer l’autre ; voilà tout ce que j’ai à vous dire à ce sujet.

— Je vous remercie ; soyez certain que je prendrai en sérieuse considération ces précieux renseignements ; il se fait tard, les rues ne sont pas sûres pour vous, rentrez à votre auberge ; je crains qu’il ne vous arrive quelque accident en route ; surtout n’oubliez pas ceci dans notre intérêt commun ne me faites plus une seule visite pendant le jour.

— Je comprends l’importance de cette recommandation, M. le duc, j’y souscris, mais avant de vous quitter permettez-moi de vous faire un aveu.

— Parlez, mon ami.

— Je vous ai sollicité, je vous ai prié de ne pas quitter la ville ; jusqu’à présent vous avez refusé de vous rendre à ces prières et à ces sollicitations, je me vois donc dans l’obligation de vous dire catégoriquement, M. le duc, que si malgré mes justes observations, vous persévérez à partir pour les terres tempérées, je saurai vous contraindre à demeurer ici, malgré vous-même et quoi que vous puissiez penser de moi sur le premier moment.

— Si je ne comprenais pas et si je n’appréciais pas les motifs qui vous font ainsi parler, je ne souffrirais pas de pareilles injonctions. Je suis le seul juge de ma conduite, de la situation dans laquelle je me trouve et des moyens à employer pour en sortir. Je vous ai dit que j’avais besoin de réfléchir ; je vous le répète : n’insistons pas sur ce sujet, je vous prie ; ne me laissez pas supposer que vous, dont j’ai reçu tant de preuves d’amitié, je dirai même de dévouement, vous puissiez avoir des motifs que je ne veux pas rechercher pour vouloir malgré moi, et peut-être au détriment de mes intérêts, me retenir ici.

— Eh quoi ! M. le duc, s’écria vivement le flibustier dont le visage devint pourpre.

— Voyons, voyons, qu’il ne soit plus question de tout cela, interrompit le duc en se levant, revenez demain, à la même heure qu’aujourd’hui, j’espère que nous nous entendrons.

— Je le désire vivement pour vous et pour votre famille, M. le duc ; malgré le temps encore si court, que j’ai passé à la Vera-Cruz, j’ai, plus que vous, été à même de me renseigner ; croyez-moi ; de tous les côtés on vous tend des pièges dans lesquels, si vous n’y prenez garde, vous finirez par tomber.

— Bah ! bah ! dit le duc avec un sourire affecté, vous voyez tout en noir ! vous oubliez trop que je suis un homme d’expérience, et que, si isolé que je paraisse, j’ai cependant pour me protéger le nom que je porte d’abord, et ensuite le prestige qui entoure le poste élevé auquel m’a appelé S. M. C. Bonne nuit, mon cher Olonnais, à demain.

— À demain, monseigneur ; Dieu veuille que, d’ici-là, vous ayez réfléchi.

Le jeune homme s’inclina respectueusement devant le duc, et sortit.

Pitrians l’attendait, le dos appuyé contre la porte par laquelle ils étaient entrés.

Pendant la longue absence de son ami, il n’avait rien vu, ni rien entendu de suspect.

Les deux flibustiers quittèrent le jardin et se dirigèrent à grands pas vers leur auberge.

Les rues étaient complétement désertes, toute la population paraissait endormie ; pourtant, deux ou trois fois, il sembla aux flibustiers, voir glisser des ombres mystérieuse le long des murailles, tantôt d’un côté de la rue, tantôt de l’autre ; mais comme personne ne s’approcha d’eux, ils n’attachèrent aucune importance à la marche à plus ou moins suspecte de ces rôdeurs nocturnes.

— Eh bien, demanda Pitrians, es-tu satisfait de ta visite à M. de la Torre ?

— Oui ; fit l’autre d’un ton de mauvaise humeur, satisfait comme un chat qu’on trempe dans une chaudière d’eau bouillante.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que le duc ne veut rien entendre, qu’il semble traiter de billevesées tout ce que je lui ai dit, et que, Dieu me pardonne, je crois qu’il se méfie de nous !

— Oh ! cela n’est pas possible, ami ?

— Ma foi, je ne sais trop qu’en penser ; du reste je dois avouer que j’ai été peut-être un peu trop vert avec lui ; il me faisait des raisonnements tellement illogiques, que j’en étais agacé et que, malgré moi, j’ai été plus loin que je n’aurais dû le faire.

— Mais la conclusion de tout cela ?

— La conclusion ? il n’y en a pas quant à présent. Cet homme est la nature la plus singulière que je connaisse ; il hésite constamment et ne peut se résoudre à prendre une détermination.

— Cependant il faut que tout cela finisse ! nous ne pouvons pas rester continuellement exposés à être pendus au moindre soupçon. J’aime beaucoup M. le duc de la Torre, mais je n’éprouverais qu’un médiocre plaisir à être, à cause de lui, accroché à une potence. Vent-en-Panne ne peut pas non plus constamment louvoyer en vue de la ville ; fais attention que voici près de seize jours que nous sommes ici ; je suis d’avis de brusquer le dénouement.

— Brusquer le dénouement ! mais de quelle façon ?

— Il y a cent manières de terminer cette affaire.

— Passe les quatre-vingt-dix-neuf qui te semblent les moins bonnes, et dis-moi la centième.

— La centième la voici : tandis que l’un de nous restera dans la ville, l’autre sortira, s’emparera d’un canot, ou ce qui est plus simple encore, se rendra sur la côte où nous avons débarqué ; fera le signal convenu avec Vent-en-Panne, lui demandera des instructions, après s’être abouché avec lui ; et comme en résumé il est notre chef, que nous l’avons reconnu pour tel dans cette expédition nous ferons ce qu’il nous ordonnera ; et nous sortirons ainsi de cette impasse dans laquelle nous sommes, sans avoir à assumer sur nous aucune responsabilité.

— Pardieu ! je n’avais pas songé à cela, dit l’Olonnais d’un air pensif, ton conseil est bon, je suis d’avis de le suivre.

— C’est la chose la plus facile du monde.

— Eh bien, écoute : en ce moment je ne puis quitter la ville ; demain j’ai un rendez-vous important qui me retiendra peut-être plusieurs heures !…

— Ah oui, je sais ! la lettre de ce soir.

— Justement, mon ami ; tu monteras à cheval, et tu sortiras de la ville, comme si tu allais à Manantial ; nous sommes déjà sortis et rentrés plusieurs fois, sans attirer l’attention ; il est évident que cette fois personne ne songera à t’inquiéter. Je laisse à ta prudence le soin de dépister les espions qui se mettraient à tes trousses ; tu te rendras aussi directement que possible à l’endroit où nous avons débarqué, tu demanderas les instructions de Vent-en-Panne ; cela fait, tu reviendras.

— C’est entendu, matelot.

Les deux jeunes gens échangèrent encore quelques mots entre eux, puis ils se couchèrent ; cinq minutes plus tard, ils dormaient à poings fermés.

À six heures du matin, c’est-à-dire au lever du soleil, ils étaient debout. Pitrians prit un costume de cheval, plaça plusieurs marchandises de choix dans une espèce de balle-valise, alla trouver l’hôtelier avec lequel les jeunes gens avaient eu soin d’entretenir d’excellentes relations, lui dit qu’il désirait se rendre à Manantial porter des marchandises qu’on lui avait demandées, et lui proposa de lui louer un cheval.

L’hôtelier trouva tout naturel ce que lui disait le jeune homme, il mit aussitôt son cheval favori à sa disposition ; Pitrians après avoir consciencieusement bu le coup de l’étrier, sauta en selle, alluma une cigarette et s’éloigna au grand trot, en fredonnant une Jota aragonaise.

L’Olonnais procédait plus longuement à sa toilette, il montrait même une certaine hésitation, tout en s’ajustant de la façon la plus coquette, qu’il put imaginer ; on aurait dit qu’il craignait et désirait à la fois de se rendre à l’endroit où il était appelé.

Il prit la lettre qu’il avait cachée dans sa poitrine et la relut, mais cette fois en s’arrêtant sur tous les mots, en pesant pour ainsi dire chaque phrase ; évidemment il cherchait à comprendre, non pas le sens de ces phrases, mais la signification mystérieuse qu’elles pouvaient renfermer et que l’on avait essayé de noyer dans des nuages d’équivoques.

Après avoir lu et relu cette lettre à plusieurs reprises, en hochant la tête, il la replia soigneusement et la replaça de nouveau sur sa poitrine.

Il se leva alors, et pendant quelques minutes, se promena de long en large dans la chambre avec une agitation fébrile, dénotant une grave préoccupation d’esprit ; enfin son hésitation sembla cesser, il prit brusquement son zarapé, le jeta sur son épaule, ouvrit la porte de sa chambre en murmurant à demi-voix ces quelques mots :

— À la grâce de Dieu !

Et il sortit.

Mais à peine fut-il dehors, il se redressa, son pas devint assuré, son visage impassible ; toute trace de préoccupation sembla s’être subitement effacée de son esprit.

Il était sept heures du matin ; les maisons commençaient à s’ouvrir ; les esclaves échangeaient entre eux des lazzis et de gais propos en balayant et nettoyant le devant des portes ; les aquadores commençaient leur promenade à travers la ville, les marchands de fruits et de légumes criaient leurs marchandises, en un mot la Vera-Cruz s’éveillait ; la vie et le mouvement rentraient dans la ville.

L’Olonnais tout en marchant d’un pas dégagé, sa cigarette à la bouche, était fort embarrassé, il ignorait complétement où était situé l’endroit où il se rendait.

Il s’approcha d’un esclave à mine réjouie, qui, les deux mains appuyées sur le manche de son balai, regardait d’un air goguenard les autres noirs se livrer avec ardeur à leurs travaux.

Il mit une piécette dans la main du pauvre diable, et lui demanda à voix basse un renseignement que celui-ci se hâta de lui donner, puis le jeune homme certain, cette fois, de ne pas s’égarer, remercia le noir d’un signe de tête et s’éloigna à grands pas.

Dix minutes plus tard l’Olonnais s’arrêta devant une église ; après l’avoir pendant un instant examinée avec la plus sérieuse attention, saisi sans doute par une mauvaise honte, il jeta autour de lui un regard pour s’assurer que personne ne le surveillait, et se précipita plutôt qu’il n’entra dans l’église.

Cette église était la cathédrale ; elle était dédiée à Nuestra señora de la Merced, pour laquelle les Mexicains ont une grande dévotion.

C’était un monument dans le style mauresque, tout récemment bâti, et qui à l’extérieur avait quelque chose d’étrange et de singulier dans l’aspect ; à l’intérieur, elle était sombre, froide, presque lugubre ; comme le sont du reste toutes les églises espagnoles, où il ne se trouve ni bancs, ni chaises pour s’asseoir, et dans lesquelles de très-rares lampadaires ne projettent qu’une clarté insuffisante ; le maître-autel, d’une richesse extraordinaire, était soutenu par des pilastres en argent et garni de chandeliers d’or massif.

L’Olonnais trempa ses doigts dans un bénitier, fit machinalement le signe de la croix et après un instant d’hésitation, il se dirigea vers un confessionnal placé dans un des coins les plus obscurs de l’église, s’assura que la nef était déserte, ouvrit la porte du confessionnal, entra et repoussa le verrou intérieur ; cela fait, il croisa les bras sur sa poitrine et selon toutes apparences, il commença mentalement à compter les secondes qui s’écoulaient trop lentement à son gré.

Depuis un quart d’heure environ, le flibustier s’était embusqué de cette façon singulière, lorsqu’il entendit la porte opposée du confessionnal s’ouvrir doucement et se refermer de même ; il perçut le bruit du verrou que l’on poussait, puis, la tablette de séparation glissa dans sa rainure, et une voix douce et mélodieuse, dont le timbre enchanteur le fit tressaillir, murmura ces mots à son oreille :

— Êtes-vous là ? au nom du ciel !

— Oui, señora ; répondit-il.

Nos deux personnages étaient plongés dans des ténèbres complètes ; bien que fort rapprochés l’un de l’autre, il leur était impossible de s’apercevoir, ce qui, pour des raisons que nous connaîtrons bientôt, chagrinait beaucoup l’Olonnais.

— Je vous remercie sincèrement d’être venu, monsieur ; reprit la douce voix.

— Une prière de vous est un ordre, mademoiselle.

— Oh ! oui ! fit la voix d’un ton caressant, je connais votre dévouement ! mais la démarche que je fais en ce moment est tellement étrange de la part d’une jeune fille, qu’il faut, croyez-le, que j’aie eu de bien graves raisons pour la tenter.

— Mademoiselle, vous êtes un ange, vous ne pouvez rien faire qui ne soit, je ne dirai pas honorable, mais digne de tous éloges.

— Hélas ! monsieur ! la situation dans laquelle je suis placée est terrible ; elle m’effraie, je ne suis qu’une enfant habituée à la vie tranquille de la famille, mon père a des ennemis puissants acharnés à sa perte ; ces luttes haineuses me font d’autant plus peur, que mon père s’obstine à vouloir faire tête à l’orage.

— Hélas ! mademoiselle, ce que vous me dites en ce moment, cette nuit même, il y a quelques heures à peine, je l’ai dit à votre père.

— Il a repoussé vos conseils, n’est-ce pas, monsieur ?

— Malheureusement oui, mademoiselle, d’une façon péremptoire.

— Cela devait être ainsi ; hier, après votre départ, mon père a eu, avec madame la duchesse, un entretien excessivement sérieux ; ni les pleurs de ma mère, ni mes larmes n’ont pu le faire revenir sur sa détermination ; il n’a pas vu, où il n’a pas voulu voir notre douleur ; il s’obstine à résister en face, aux ennemis qui l’attaquent dans l’ombre. Qu’arrivera-t-il de tout cela ? je l’ignore, mais j’ai peur ; un pressentiment cruel me serre le cœur comme dans un étau ; un malheur affreux est, j’en ai la triste conviction, suspendu sur nos têtes.

— Ce pressentiment vous trompe, mademoiselle, il est impossible qu’il en soit ainsi, vous êtes à la Vera-Cruz ; les autorités de la ville vous doivent protection, elles ne l’oublieront pas.

— Eh ! monsieur, c’est surtout parmi les membres du gouvernement que se trouvent les ennemis les plus implacables de notre famille ; vous ne sauriez vous imaginer à combien de sourdes machinations, à combien de vexations, de basses insultes, nous sommes en butte.

— Du courage, mademoiselle, le vice-roi de la nouvelle Espagne est un noble gentilhomme ; il ne souffrira pas…

— Vous ignorez donc, monsieur, que le vice-roi de la nouvelle Espagne est notre plus grand ennemi, que tout ce qui se fait contre nous, est fait par son ordre ?

Il y eut un court silence.

— En proie à une crainte inexprimable, reprit la jeune femme, rendue presque folle par la terreur qui s’est emparée de moi ; pardonnez-moi, monsieur, cet aveu que je ne devrais pas faire ; j’ai songé à vous, toujours si bon, si grand, si généreux ; et sans calculer les conséquences d’une telle démarche, je me suis décidée à venir vers vous, à implorer cette protection qui jamais ne m’a manqué, et à vous dire, l’âme navrée de douleur : « Vous qui jamais ne m’avez failli, vous qui jusqu’ici avez été pour moi le protecteur le plus dévoué et le plus désintéressé, venez à mon aide ; sauvez-moi ; je meurs !

— Ô mademoiselle ! s’écria le jeune homme avec âme, je vous bénis pour cette confiance que vous avez mise en moi, elle ne sera pas trompée ; dussé-je y laisser ma tête, je vous sauverai !

— Mon Dieu ! je savais que vous me répondriez ainsi, voilà pourquoi je suis venue à vous avec une confiance et une foi entières ; vous m’aimez, je le sais, vous me l’avez dit ; cet aveu m’a trouvée sans colère ; hélas ! j’éprouve pour vous, moi aussi, au fond de mon cœur un sentiment que je ne veux, ni ne puis répudier, sentiment inexplicable et qui me pousse à mettre en vous ma confiance.

— Oh ! mademoiselle, ces paroles décuplent mes forces, elles me feront accomplir des miracles.

— Hélas ! reprit la jeune fille, je n’ose espérer que même aidée de votre dévouement, dont je connais toute l’étendue, je réussisse à échapper aux malheurs dont je suis menacée ; il me reste un aveu à vous faire, aveu terrible, que peut-être je devrais laisser enfoui dans mon cœur ; je vous l’ai dit et cela est vrai, il n’est plus de bonheur pour moi en ce monde.

— Eh quoi ! mademoiselle, jeune, riche, vous désespérez de l’avenir ?

— L’avenir n’existe plus pour moi, mon sort est fixé, je vous parle du fond de l’âme, avec la franchise d’une sœur…

— Mademoiselle !

— Écoutez-moi, reprit-elle d’une voix tremblante ; vous vous souvenez de ce jour où M. d’Ogeron voulut nous faire visiter les boucans des frères de la Côte ?

— Oui, mademoiselle, je m’en souviens.

— Vous vous souvenez comment notre petite troupe fut à l’improviste attaquée par les Espagnols, vous vous rappelez la lutte terrible que vous eûtes à soutenir contre les bandits qui nous assaillaient de toutes parts.

— Je me le rappelle, oui, mademoiselle.

— Tous nos amis tombaient l’un après l’autre autour de nous, la mort nous enveloppait, nous nous sentions perdus. Alors une terreur folle, semblable à celle que j’éprouve aujourd’hui, s’empara de moi, et au plus fort de la mêlée, au moment où tout semblait perdu, je tombai à genoux et d’une voix brisée par l’épouvante, je fis vœu à ma sainte patronne si elle me sauvait de ce danger terrible, de consacrer ma vie au service de Dieu ! ce vœu monta jusqu’au trône de l’Éternel, porté sur les ailes des anges. Alors il se fit un miracle ; vous et vos amis, que nous ne pouvions attendre, vous accourûtes à notre secours. Je fus sauvée, sauvée par vous de la mort d’abord, mais surtout du déshonneur. Voilà l’aveu que j’hésitais à vous faire ; plaignez-moi, mon ami, mon frère ; plaignez-moi, il ne me reste plus qu’un avenir de larmes et de douleurs.

— Oh ! mademoiselle, s’écria-t-il avec élan ne regrettez pas de m’avoir révélé ce secret douloureux, je suis fier et heureux de cette confiance, je saurai m’en montrer digne quoi qu’il arrive. Je vous sauverai, je vous le jure sur ma foi d’honnête homme, je vous sauverai ; car vous l’avez dit, vous êtes ma sœur, ma sœur chérie !

— Merci, monsieur ; peut-être ne nous reverrons-nous plus, mais en quelque lieu que je me trouve, votre souvenir me suivra et ma voix s’élèvera toujours vers le ciel pour prier pour vous.

— Ne plus vous revoir, mademoiselle ! s’écria le jeune homme avec exaltation ; mais se maîtrisant aussitôt : Quoi qu’il arrive mademoiselle, souvenez-vous du nom que vous m’avez donné ; je suis votre frère, un mot, un signe, à défaut de paroles, je vous obéirai comme un esclave quoi que vous exigiez de moi, vous avez mon serment, et jamais je n’ai failli à ma parole, mais nous nous reverrons plusieurs fois peut-être ; ne dois-je pas veiller sur vous : calmez votre frayeur, essuyez vos larmes, espérez, mademoiselle ; je ne suis venu dans cette ville que pour vous protéger ; ne le savez-vous pas ? et vous soustraire à tous les dangers qui vous menacent, et maintenant, au revoir, mademoiselle, retournez près de madame la duchesse ; ne lui faites pas mystère de notre entretien si pur, si fraternel ; ajouta-t-il avec un sourire de résignation, nos anges gardiens ont souri en l’écoutant.

— Oui, car nous parlions avec notre cœur.

— Il est important que madame la duchesse sache bien que, même malgré M. le duc, et quelle que soit la résolution qu’il prenne, vous avez près de vous des hommes qui veillent jalousement à votre salut et vous sauveront, fallût-il pour cela, faire de cette orgueilleuse cité un monceau de cendres !

— Oh ! monsieur, que dites-vous ? au nom du ciel ne parlez pas ainsi !

— Rassurez-vous, mademoiselle, votre père, j’en suis convaincu cèdera à vos prières ; répondit-il évasivement.

— Je suivrai votre conseil, monsieur, je ne veux pas avoir de secrets pour ma mère ; jusqu’à présent elle a connu toutes mes pensées, je veux que toujours elle les connaisse toutes ; permettez-moi de prendre congé de vous.

— Déjà ? murmura-t-il avec tristesse.

— Il le faut ; je ne suis demeurée que trop longtemps, la dueña qui m’accompagne doit être étonnée d’une si longue confession ; mes gens s’impatientent sans doute sous le porche de cette église ; la prudence exige que je rentre au palais.

— Que votre volonté soit faite, mademoiselle.

— Adieu, monsieur ; adieu, mon frère, dit-elle avec une émotion contenue.

— Au revoir, ma sœur chérie ; répondit le jeune homme d’une voix brisée.

— Adieu !

Ce dernier mot arriva comme un écho douloureux à l’oreille attentive du jeune homme.

Le verrou glissa dans sa gâche, la porte s’ouvrit, un froufrou soyeux se fit entendre, et ce fut tout. L’ange s’était envolé.

L’Olonnais demeura longtemps plongé dans d’amères réflexions, une tristesse navrante s’était emparée de lui, le découragement pénétrait dans son cœur ; il se sentait seul ! mais bientôt la réaction se fit dans cette énergique nature.

— Suis-je un homme, ou un enfant qui se laisse abattre au premier choc ? murmura-t-il ; j’ai juré de la sauver, je la sauverai. Je l’aime, oh ! oui, je l’aime à mourir pour elle s’il le faut ! qu’importe que je meure puisque nous sommes séparés pour toujours ! au moins je veux mourir avec la certitude qu’elle sera heureuse.

Alors il se leva, quitta le confessionnal et sortit de l’église ; depuis longtemps déjà doña Violenta était rentrée au palais du duc.

Au lieu de retourner chez lui, où il savait ne trouver personne, puisque Pitrians avait quitté la Vera-Cruz, l’Olonnais, décidé à combattre et à vaincre sa tristesse, résolut de se promener à travers la ville jusqu’à ce que la fatigue le contraignît à s’arrêter.

Il prit une rue au hasard, et marcha à l’aventure ; le hasard le favorisa ; cette rue après plusieurs détours aboutissait aux remparts ; l’instinct du boucanier se réveilla dans l’esprit du jeune homme ; depuis qu’il habitait la Vera-Cruz, il n’avait jamais songé à examiner ses fortifications ; il résolut de saisir l’occasion qui lui était offerte et mit immédiatement son projet à exécution ; cette inspection faite avec le plus grand soin, lui prit la journée tout entière.

Vers six heures du soir, il rentra dans l’intérieur de la ville, il avait faim, depuis la veille, il était à jeûn ; il entra à l’ordinaire de Guadalupe, où déjà il avait dîné auparavant.

La première personne qu’il rencontra en pénétrant dans la salle fut don Pedro Garcias qui s’approcha de lui le visage souriant et la main tendue.