Les rois de l’océan :Vent-en-panne/07
VII
CE QUE C’ÉTAIT QUE LE VELORIO DE LAS VENTANAS ET CE QUI S’Y PASSA
Le programme proposé par don Pedro Garcias et accepté par les deux frères de la Côte, avait été exécuté de point en point.
Après la promenade à l’Alameda, on s’était rendu à l’Ordinaire, où l’Olonnais eut l’occasion de s’assurer que les craintes manifestées par l’haciendero à son sujet et à celui de Pitrians, étaient loin d’être dénuées de fondement.
À leur entrée dans la salle commune, plus d’un regard soupçonneux fut dirigé vers eux ; plus d’une parole fut prononcée à voix basse, qui sans doute avait trait à leur apparition inattendue.
Les frères de la Côte, sachant qu’ils devaient passer une partie de la nuit au dehors, s’étaient munis chacun d’un machete, espèce de sabre droit à lame très-large, attaché aux hanches par un ceinturon en cuir, et retenu par un anneau de fer en guise de fourreau ; de plus ils avaient caché dans leur ceinture de crêpe de Chine, un poignard et une paire d’excellents pistolets.
Nous ne parlerons que pour mémoire du zarape, cette couverture fendue au milieu qui sert de manteau aux Mexicains ; que dans le jour ils portent sur l’épaule, mais dont au besoin, ils se font un bouclier.
La façon dont on les avait accueillis, à leur entrée à l’Ordinaire, avait légèrement inquiété l’Olonnais ; on comprend qu’il ne se souciait pas d’avoir une querelle, dont le résultat ne pouvait qu’être désavantageux pour son compagnon et lui.
Aussi fut-il agréablement surpris, lorsqu’au bout d’un quart d’heure, la conversation devenant presque générale entre les convives, ceux-ci ne semblèrent plus s’occuper que de leurs affaires particulières, et parurent avoir totalement oublié les étrangers.
De plus, vers la fin du repas, certains des convives, après quelques mots échangés à voix basse avec l’haciendero, entamèrent une courte conversation avec les deux arrieros, sans leur témoigner aucune aigreur.
Enfin, le dîner terminé, les trois hommes payèrent leur écot et sortirent, avec la satisfaction de voir que les saluts qu’ils distribuaient, leur étaient courtoisement rendus.
— À présent, dit don Pedro à ses amis, nous allons, si vous le voulez bien, nous rendre au Velorio.
— Nous sommes à vos ordres, señor, répondit l’Olonnais.
— À propos, êtes-vous armés ?
— Armés ? pourquoi faire ? se récrièrent les deux jeunes gens.
— Pour rien, fit l’haciendero avec une nuance d’embarras ; vous le savez, il est bon d’être prudent.
— Est-ce que par hasard, dans l’endroit où vous nous conduisez, señor, nous avons quelque chose à redouter ?
— Pas la moindre que je sache ; mais les têtes sont chaudes après boire ; une querelle s’élève sans qu’on sache pourquoi ; à mon avis, il est toujours bon d’être en mesure de se défendre.
— Oh ! quant à cela, soyez tranquille ; sans compter nos machetes, que vous voyez, nous portons d’autres armes avec lesquelles, nous saurions au besoin nous faire respecter.
— Alors en avant et à la garde de Dieu ! surtout laissez-vous guider par moi ?
— Vous serez satisfait ; d’autant plus que nous ignorons complètement, où vous nous conduisez, et que d’après ce que vous nous dites, nous croyons comprendre qu’il est surtout important pour nous, de veiller sur nos gestes et sur nos paroles.
— C’est plaisir d’avoir affaire à des gens intelligents, comprenant à demi-mot ; dit l’haciendero, en éclatant du gros rire dont il avait l’habitude.
Au temps de la domination Espagnole, le Mexique était tout différent de ce qu’il est aujourd’hui ; il serait même impossible d’établir une comparaison quelconque entre son état actuel, et celui où il se trouvait alors.
La population était courbée sous un joug de fer ; les lois exécutées avec une rigidité implacable.
Cependant, comme il fallait laisser dans les grandes villes et les ports de mer, une soupape aux passions exhubérantes de ces natures méridionales, il existait, tolérées plutôt qu’autorisées par la police, dans les bas quartiers des villes et des ports, des maisons plus que suspectes, repaires de drôles de la pire espèce, rebut de la population ; gens de sac et de corde qui venaient là en toute sûreté, dissiper le produit de leurs rapines et ourdir leurs trames criminelles.
Ces espèces de Tapis-francs, pour nous servir d’une expression française qui rend parfaitement notre pensée, étaient, même à l’époque dont nous parlons, si redoutés de tous les honnêtes gens, que les Celadores, Veladores, Serenos, et autres agents de la sûreté publique, s’en écartaient avec le plus grand soin ; ce n’était qu’à leur corps défendant, que parfois, ils se risquaient à en approcher ; et seulement lorsqu’ils se supposaient assez nombreux pour résister efficacement aux attaques des bandits, qui pullulaient aux alentours de ces bouges sinistres.
Si parfois, pendant la nuit, le bruit d’une rixe parvenait jusqu’aux Celadores postés aux angles des rues, ceux-ci se gardaient bien d’essayer une intervention, toujours mal reçue, et pouvant avoir pour eux des conséquences terribles.
Le lendemain, on ramassait un ou deux cadavres, gisant dans ces canaux fangeux qui foisonnaient alors, ou dans quelques égouts ; et tout était dit.
Parmi ces établissements, les plus redoutables étaient ceux qu’on nommait les Velorios, parce qu’ils se cachaient sous une apparence honnête et affectaient des dehors respectables, qui trompaient nombre d’individus.
L’endroit où don Pedro Garcias conduisait ses deux amis était, ainsi qu’il l’avait dit lui-même, le Velorio le plus renommé de la Vera-Cruz ; c’est-à-dire celui où se réunissait de préférence l’écume de cette population flottante, composée des gens sans aveu de toutes les provinces de la nouvelle Espagne, et de matelots déserteurs des navires arrivés d’Europe, et recrutés un peu au hasard, sur les quais du Ferrol, de Cadix ou de Malaga.
Ce Velorio était nommé le Velorio de las Ventanas et était situé dans le Callejon de l’Ensenada.
Le Callejon de l’Εnsenada était une ruelle borgne, ou plutôt aveugle, s’ouvrant derrière la cathédrale et aboutissant à la rivière.
Cette ruelle, étroite, fangeuse, où le soleil ne pénétrait jamais, était bordée de masures presque en ruines, habitées par la lie de la population.
Dans le jour cette ruelle avait un aspect sinistre ; la nuit c’était un coupe-gorge.
À l’endroit où aboutissait cette ruelle, la rivière détournée de son cours formait un angle obtus, d’où partait un bras, qui, une centaine de pieds plus bas, revenait se réunir à son premier lit.
Le Velorio de las Ventanas s’élevait un peu au-dessus de l’endroit où ce bras factice avait été formé ; il était bâti, partie en terre ferme, partie sur pilotis, sur le bord de la rivière et aboutissait à la rive même de ce bras, dont nous avons parlé.
C’était une maison assez grande, d’aspect sombre, percée au dehors, de quelques rares fenêtres et sur les Azoteos de laquelle, pendant la nuit, des molosses furieux ne cessaient de courir, en hurlant à la lune.
Don Pedro Garcias s’arrêta devant cette maison ; pour la faire plus facilement reconnaître de ses habitués, on avait placé au dessus de sa porte vermoulue, un transparent ou retablo, représentant les âmes du purgatoire, peintes à la manière fantaisiste de Callot, et derrière lequel brûlait un candil fumeux.
— Nous sommes arrivés, señores, dit don Pedro, en se tournant vers ses amis.
— Hum ! fit Pitrians, l’aspect de la maison ne prévient guère en sa faveur.
— Bon ! fit en riant l’haciendero, qu’est-ce que ce sera donc, quand vous verrez l’intérieur.
— Alors, ajouta l’Olonnais, vous nous avez conduits dans un véritable coupe-gorge.
— Mon Dieu, je ne saurais trop vous dire ; reprit le Mexicain, avec une candeur affectée ; il y a du pour et du contre.
— Oui ; mais je crois que le pour l’emporte ; après tout nous en jugerons.
— Dans tous les cas, ajouta Pitrians, pour plus de sûreté, j’aurai toujours une main sur mon machete et l’autre sur ma bourse.
— C’est une précaution qui ne saurait nuire ; reprit don Pedro ; entrons-nous ?
— Comme il vous plaira !
Le Mexicain retira alors son couteau de sa botte, et avec le pommeau, il en frappa la porte à trois reprises, en laissant un certain intervalle entre chaque coup.
Les chiens de l’azotea hurlèrent avec fureur à l’appel de don Pedro ; d’autres hurlements se firent entendre à l’intérieur de la maison, mêlés au bruit d’un pas lourd qui se rapprochait rapidement, et à la voix rauque d’un homme essayant d’apaiser les abois saccadés du chien, que probablement, il avait pour compagnon.
Il y eut un certain grincement de ferraille ; puis par l’entre-bâillement de la porte apparut d’abord une tête au visage chafouin, aux yeux torves et aux cheveux ébouriffés, et ensuite, une main armée d’une lanterne.
Nous disons que la porte s’entr’ouvrit seulement, parce que dans toutes les colonies espagnoles, les portes des maisons sont munies à l’intérieur d’une chaîne qui ne leur permet de s’ouvrir que d’un pied ; ou un pied et demi au plus ; précaution usitée pendant la nuit contre les voleurs, de tout temps fort nombreux dans ces régions si généreusement chauffées par le soleil.
Ce fut en hésitant, que l’homme à la mine chafouine, avança son gracieux visage dans l’entre-bâillement de la porte.
Après avoir au moyen de sa lanterne, cherché à reconnaître les arrivants, il leur dit d’une voix enrouée dont les intonations rauques ressemblaient à l’ébrouement d’un chien enrhumé, et que nous ne saurions mieux comparer qu’à la voix devenue typique de l’un de nos principaux journalistes parisiens actuels :
— Que le diable vous emporte, vous autres ! ne pouviez-vous pas rester tranquillement chez vous, au lieu de venir, à cette heure de nuit, troubler d’honnêtes gens dans leur demeure ?
— Allons, allons, tio matatrès, ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis votre ami don Pedro Garcias, caraï ! j’ai droit à une bonne réception ainsi que les amis que j’amène ! ne nous laissez pas plus longtemps dehors ; faites-nous le plaisir d’enfermer votre chien ; il souffle sous la porte, comme s’il sentait la chair fraîche.
— Ah ! ah ! fit l’autre avec un hideux sourire, c’est vous, don Pedro ; soyez le bienvenu, il y a longtemps qu’on ne vous a vu par ici ; vous n’étiez donc pas à la Vera-Cruz ?
— C’est bon, amigo ; pas de conversation au clair de la lune ; la rue n’est pas sûre ; ouvrez ou que le diable vous emporte !
— Un peu de patience ; m’y voilà ; ne craignez rien du chien, il aboie, mais il ne mord pas.
En parlant ainsi, le señor matatrès défit la chaîne, et ouvrit la porte tout juste assez pour laisser passer les trois hommes ; puis il la referma et la verrouilla consciencieusement derrière eux.
L’Olonnais et son compagnon, en voyant l’influence dont semblait jouir le Mexicain dans cette caverne, et l’importance qu’il se donnait, commencèrent à prendre de lui une certaine opinion ; mais comme tous les Mexicains sont plus ou moins voleurs, contrebandiers ou prompts à la navaja, l’impression qu’ils éprouvaient fut plutôt bonne que mauvaise ; elle leur fit espérer que le digne haciendero serait un homme avec lequel ils pourraient facilement entrer en arrangements.
Les visiteurs se trouvaient alors dans un zaguan qu’un candil agonisant et ne lançant plus que de rares jets de lumière avait la prétention d’éclairer ; heureusement leur introducteur était un habitué de la maison, il en connaissait les détours.
Don Pedro ne s’inquiéta nullement de cette obscurité crépusculaire qui ne faisait que rendre les ténèbres visibles, et faisant signe à ses compagnons de le suivre, il traversa le zaguan, appuya sur la gauche dans une petite cour venant à la suite, et s’arrêta devant une espèce d’échelle de meunier, décorée du nom pompeux d’escalier, et qui seule établissait une communication entre le sol et le premier étage.
Un second candil, non moins fumeux que les autres et placé au bas de l’escalier devant une statue informe de Nuestra Señora de Guadalupe, patronne du Mexique, était censé éclairer à la fois la cour et l’escalier.
L’entrée était torte et d’accès difficile, comme le dit Mathurin Regnier, dans son pittoresque langage, tous autres que des marins eussent hésité à gravir ces degrés chancelants, où l’on risquait fort de se rompre le cou.
Pourtant les trois hommes atteignirent sans encombre le premier étage.
Là, ils s’arrêtèrent devant une porte soigneusement fermée, au-dessus de laquelle s’étalait un nouveau transparent, portant cette burlesque ou plutôt ironique inscription, en lettres de deux pouces : Sociédad fraternal de los amigos de la Sabidaria, c’est-à-dire Société fraternelle des amis de la Sagesse.
Ayant que d’entrer, le Mexicain s’arrêta un instant et dit à voix basse :
— Attention, señores ; surtout, quoi que vous voyez, quoi que vous entendiez, ne vous étonnez de rien.
— Soyez sans inquiétude, répondirent les deux hommes d’une seule voix.
Cependant les membres de la Société fraternelle des amis de la Sagesse menaient grand bruit de l’autre côté de la porte. Les échos d’un effroyable vacarme parvenaient parfaitement à l’extérieur : c’était un tohu-bohu de chants, de cris, de jurons, se heurtant continuellement dans l’air, mêlés aux sons discordants d’une musique criarde qui malgré de consciencieux efforts ne réussissait pas toujours à dominer le tapage.
Don Pedro leva le loquet ; la porte s’ouvrit.
Un spectacle étrange s’offrit alors aux regards des trois hommes.
Ils avaient devant eux une immense salle dont le fond était occupé par une large estrade, sur laquelle une quinzaine de musiciens, ou soi-disant tels, s’escrimaient à qui mieux mieux, en jouant de toutes leurs forces de divers instruments, sans paraître se soucier le moins du monde, de l’air qu’ils étaient censés déchiffrer et que du reste il était impossible de reconnaître.
Une centaine d’individus drapés dans des guenilles sordides, devant lesquelles Callot se serait pâmé d’aise, étaient réunis là et jouaient, chantaient et buvaient ; le milieu de la salle était rempli par une grande table de forme ovale, recouverte d’un tapis vert, brûlé et taché de graisse en maints endroits, et sur laquelle dix grands chandeliers de fer blanc, contenant de longs cierges de suif jaune étaient solidement vissés ; cette table était entourée de joueurs debout ou assis ; les albures ou partie de monte se succédaient avec une rapidité inouïe ; cependant quoique le jeu parût fort animé et beaucoup intéresser tous les joueurs, on ne voyait que de rares pièces d’argent sur le tapis, et pas une seule pièce d’or ; à droite ou à gauche, de distance en distance, des tables étaient scellées dans le mur et garnies de bancs ; sur lesquels de faméliques buveurs dégustaient toutes espèces de boissons, depuis le Tepache et le Pulque, jusqu’aux vins d’Espagne fabriqués à Mexico, mais qui, grâce à leurs noms pompeux, étaient acceptés comme authentiques. Une vingtaine de candils fumeux posés sur les bras de fers scellés dans le mur, complétaient tant bien que mal l’illumination. Les poutres du plafond disparaissaient presque sous le nuage de fumée exhalé par les cigares et les cigarettes et qui ondulait incessamment comme les flots de la mer.
À droite et à gauche de cette salle, vers le milieu, s’ouvraient deux salles plus petites ; la première était spécialement réservée aux joueurs de loto, gens assez paisibles d’ordinaire ; la seconde à ceux des habitués de la maison, qui pour un motif quelconque désiraient causer sans être interrompus.
On a souvent répété que les Espagnols ont le talent de se draper dans une ficelle, ce mot ironique semblait presque une vérité, quand on considérait attentivement les gens réunis dans cette salle. Rien qu’à voir leurs mines farouches, leurs traits rébarbatifs et les armes qu’ils étalaient fièrement, il était impossible de ne pas les reconnaître, au premier coup d’œil, pour des coupe-jarrets émérites.
Il y avait là de tout : des muletiers, des marchands, des soldats et jusqu’à des moines ; ceux-ci même étaient les plus bruyants et les plus querelleurs.
L’entrée des trois hommes produisit un certain effet ; beaucoup des habitués de ce lieu de, délices vinrent amicalement saluer don Pedro et lui serrer la main. Celui-ci, sans s’arrêter, traversa la pièce principale et introduisit ses deux compagnons dans une des plus petites, en ce moment complétement solitaire.
Les trois hommes s’assirent et se firent servir du Tepache par un garçon, qui, depuis leur entrée, s’était constamment tenu derrière eux. Bien entendu que, selon la coutume invariable de ces sortes de maison, ce Tepache fut aussitôt soldé.
Lorsque les verres furent remplis et les cigarettes allumées, l’Olonnais prit la parole.
— Ah ça, don Pedro, dit-il, vous nous avez conduits dans un Velorio, j’avoue que l’endroit est curieux et que je ne suis pas fâché de l’avoir vu ; mais pourquoi, au lieu de rester dans la salle commune avec les autres buveurs, nous avez-vous confinés ici ?
— Ah, voilà ! fit le Mexicain en souriant, c’est qu’avant de vous présenter à certaines personnes, que j’attends d’un moment à l’autre, je désire échanger quelques mots avec vous.
— Hum ! vous prenez un air solennel en disant cela !
— Laissez-moi achever, vous verrez que mon intention n’est pas de vous être désagréable.
— Enfin ! allez, nous vous écoutons.
— Vous n’êtes pas sans savoir, señores, avec quelle sévérité le fisc exerce ses droits, et les entraves de toutes sortes qu’il apporte au commerce ?
— Bon, je vous vois venir, cher don Pedro ; il n’est pas besoin d’employer des circonlocutions ; vous auriez mieux fait d’aller droit au but.
— Bah ! vous m’avez déjà compris ?
— Parfaitement, vous allez voir : mon ami et moi, nous sommes nés à Queretaro, ville où la contrebande est pour ainsi dire érigée en principe, et où l’honneur n’en souffre aucune atteinte ; c’est vous dire, que tout en exerçant notre commerce le plus honnêtement possible, nous ne nous faisons aucun scrupule de frauder le fisc, quand l’occasion s’en présente ; que lorsque nous nous croyons lésés, nous savons défendre nos droits, par tous les moyens, même avec le machete et la navaja, si cela est nécessaire ; maintenant continuez.
— Voilà ce que j’appelle parler d’or, cher señor, avec vous au moins, il n’y a jamais de malentendu possible ; eh bien je vous ai amené ici, dans votre intérêt pour vous faire participer à une affaire, qui non-seulement peut vous être profitable, mais encore établir votre réputation d’une manière inattaquable.
— Ah ! ah ! voyons cette affaire ? dit curieusement l’Olonnais, en fixant un regard clair sur le Mexicain.
— Voici en deux mots ce dont il s’agit : S. E. le duc de la Torre, a fait demander au vice-roi de la Nouvelle-Espagne, l’autorisation d’établir sa demeure dans les terres tempérées ; cette autorisation, S. E. le vice-roi n’a pas cru devoir la refuser ; demain le courrier, porteur de cette autorisation, arrivera à la Vera-Cruz. Il paraît que le duc de la Torre est puissamment riche ; certains caballeros ont pensé avec raison à mon sens, que Dieu n’avait pas départi la fortune convenablement entre tous les hommes ; qu’il serait d’un bon exemple d’enlever à ce gentilhomme une partie de ces biens qu’il n’a eu aucune peine à gagner.
— Pour ma part, dit l’Olonnais, je partage entièrement cette opinion ; il est donc question ?…
— Oui ; le vice-roi, ne pouvant en ce moment disposer d’aucunes troupes pour escorter ce noble gentilhomme, plusieurs caballeros d’aventure ont résolu d’aller faire une promenade dans les Cumbres, et quand le seigneur duc y arrivera, de lui demander un peu de son superflu.
— Admirablement raisonné.
— Ainsi vous approuvez ce projet ?
— Moi, don Pedro, si je l’approuve ? c’est-à-dire que je n’ai qu’un regret, c’est qu’il ne me soit pas venu à moi-même !
— Bon ! alors voilà qui va bien, vous êtes des nôtres ?
— Entièrement ; vous pouvez compter sur mon ami et sur moi.
— Vous ne sauriez vous figurer, señor, combien cette assurance, me rend heureux, je craignais que vous ayez certains scrupules.
— Des scrupules, nous ! ah ! señor, comme on voit bien que vous ne connaissez pas les gens de Queretaro ! mais notre vie se passe en luttes continuelles contre le fisc, n’insistez donc pas davantage, je vous prie, cela me peinerait beaucoup. Quand devons-nous faire cette promenade, señor ?
— Bientôt je l’espère : c’est-à-dire lorsque le duc aura fixé le jour de son départ ; vous comprenez qu’il est important que nous prenions l’avance sur lui.
— Évidemment, ainsi c’est une affaire de trois ou quatre jours ?
— Tout au plus ; du reste voici les personnes qui ont bien voulu prendre la direction de l’entreprise, et auxquelles, avant même de vous en parler, je m’étais permis de vous recommander.
— Vous nous comblez, cher señor.
Au même instant, en effet, trois ou quatre individus, aux mines patibulaires, firent leur entrée dans la salle. Ces personnages étaient armés jusques aux dents, les vêtements qu’ils portaient ne prévenaient pas en faveur de leur fortune, dont l’état paraissait assez misérable.
En les apercevant l’Olonnais et Pitrians tressaillirent malgré eux ; ils avaient cru reconnaître deux de ces hommes ; mais leur émotion passa inaperçue au milieu des salutations interminables que les nouveaux venus échangèrent avec don Pedro, des liqueurs furent apportées, et l’on se mit à boire, sérieusement cette fois.
— Eh bien ! querido don Pedro, demanda un des étrangers au Mexicain, avez-vous réussi dans votre négociation ? les deux hommes dont vous nous avez parlé sont-ils dignes de faire notre partie, pouvons-nous compter sur eux ?
— J’ai la joie de vous annoncer, señor Gato-Montès, répondit l’haciendero avec un salut, que nous avons affaire à de véritables caballeros de fortune ; je n’ai même pas eu besoin de m’expliquer ; ils m’ont compris à demi-mot ; d’ailleurs, ils sont de Queretaro, c’est tout, dire.
— Bravo ! s’écria celui qu’on avait nommé le Gato-Montès, voilà qui me réjouit fort, je ne puis souffrir ces drôles, avec lesquels on ne sait jamais sur quel pied danser. J’avais conçu de forts soupçons contre ces étrangers, mais voilà qui me remet complétement avec eux. Per Dios ! les temps sont durs ! nous avons besoin de gaillards solides ! touchez là, mes maîtres, et à votre santé !
— Je vous remercie, señor Gato-Montès, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de nous, répondit l’Olonnais ; mon associé et moi, nous espérons justifier bientôt cette opinion, et vous prouver que nous la méritons.
— Je n’en doute pas, compagnon ; dans deux ou trois jours nous vous verrons à l’œuvre.
L’autre individu suspect, et que les flibustiers avaient cru reconnaître, avait jusque-là gardé un profond silence, en fixant d’un air soupçonneux les deux hommes ; il avait même échangé à voix basse quelques mots avec ses deux compagnons ; l’Olonnais comprit que s’il y avait un danger pour eux, c’était de ce côté ; cependant, il feignit de ne rien remarquer, et continua à s’entretenir avec El Gato-Montès et don Pedro Garcias.
— Ma foi, señores, dit-il, je ne sais si c’est la joie ou le Tepache qui m’anime ainsi, peut-être, est-ce tous les deux ; je me sens, ce soir, joyeux et guilleret, plus que je ne saurais dire. Caraï ! être associé à une affaire où il y aura foison d’or à récolter, et pas de risques à courir est chose grandement agréable ! à présent que nous nous sommes entendus, si nous faisions quelques albures de monte ? mon ami et moi nous avons dans notre ceinture quelques onces et quelques pièces de huit, qui ne demandent qu’à prendre l’air.
— Parfaitement raisonné ! s’écrièrent les bandits se pourléchant déjà à l’idée de dévaliser les étrangers ; oui, oui un albur ! un albur !
Les cartes furent apportées, l’Olonnais posa une vingtaine d’onces devant lui et tirant son poignard de sa ceinture, il le planta dans la table.
— Oh ! oh ! murmurèrent entre eux les assistants, c’est un homme !
— Señores, dit-il, nous autres gens de Queretaro, notre réputation est faite ; on sait que nous sommes beaux joueurs, comme tous les tierras a dentro ; mais le bruit court parmi nous, ceci soit dit sans vous offenser, que vous autres Costenos, vous ne vous gênez pas pour corriger la fortune, quand elle ne vous est pas favorable. Je crois donc devoir vous avertir amicalement, que si j’aime à perdre loyalement mon argent, je déteste qu’on me le prenne malgré moi.
— Ce qui veut dire ? demanda d’une voix railleuse l’inconnu dont nous avons déjà parlé.
— Cela veut dire, caballero, reprit l’Olonnais en le regardant fixement, que la première main qui s’égare du côté de mon or, je la cloue sur la table.
— Je serais curieux de voir cela ? répondit l’inconnu.
— Essayez, amigo, et vous en aurez immédiatement la preuve touchante.
Pitrians ne comprenait pas trop le but vers lequel tendait son ami ; mais comme il le connaissait de longue date, qu’il savait qu’il n’était pas homme à soulever une querelle pour le plaisir de se disputer, tout en demeurant neutre en apparence, il se préparait à le soutenir au besoin ; d’autant plus que lui aussi avait cru reconnaître les deux hommes, et que le soupçon d’une trahison avait traversé son esprit.
— Allons, la paix, Mastrillo ! dit El Gato-Montès ; ne cherche pas querelle à ce caballero, il a raison ; ce qu’il dit ne saurait nous toucher, nous sommes tous d’honnêtes gens, que diable !
À ce brevet d’honnêteté si singulièrement octroyé, les bandits se redressèrent, en frisant fièrement leurs moustaches ; personne n’est plus chatouilleur que les coquins, sur le point d’honneur.
La partie commença : tous les assistants étaient des joueurs expérimentés, passés maîtres au noble jeu du monté ; aussi la bataille fut-elle chaude ; contrairement à ce qu’on aurait pu supposer en jugeant ces gentilshommes sur la mine, tous avaient les poches pleines d’or.
La partie disputée avec acharnement, pendant près de deux heures, finit enfin par se déclarer en faveur de l’Olonnais, dont la veine devint bientôt stupéfiante. Tout l’or de ses adversaires venait s’accumuler devant lui, en un monceau aux reflets fauves, qui semblait avoir la propriété d’attirer invinciblement les regards ardents des joueurs.
Si l’on jouait fort, on buvait à proportion ; si bien que malgré la sobriété proverbiale des Espagnols, soit par suite de la surexcitation causée par le jeu, soit par suite de l’atmosphère chaude et fétide au milieu de laquelle ils se trouvaient, bientôt tous ces hommes dont les passions étaient exaltées, sentirent les premières atteintes de l’ivresse ; cependant le jeu continuait toujours, les mises se doublaient, se triplaient sans interruption.
Tout en taillant, en fumant sa cigarette et en causant avec ses adversaires, l’Olonnais suivait du coin de l’œil les mouvements du señor Mastrillo ; déjà plusieurs fois sans paraître le remarquer, il avait vu la main de ce caballero s’avancer timidement vers son monceau d’or et se retirer précipitamment, comme si le digne gentilhomme eut éprouvé non pas un remords, mais la crainte que l’Olonnais ne mît sa menace à exécution.
L’Olonnais le guettait, comme un chat guette une souris ; il arriva un moment où Mastrillo complétement à sec, jeta ses six dernières onces sur le tapis ; elles furent perdues en un clin d’œil.
Tout en battant les cartes, l’Olonnais se détourna une seconde, pour prier Pitrians de remplir son verre, Mastrillo saisissant l’occasion aux cheveux, avança la main ; mais tout à coup il poussa un effroyable hurlement de douleur.
Prompt comme la foudre, l’Olonnais avait cloué cette main pleine d’or sur la table.
— Je vous avais prévenu, señor ; dit-il froidement.
— Goddam ! hijo del diablo ! By god ! s’écria Mastrillo, auquel la douleur et la rage faisaient oublier son rôle, et qui essayait vainement de saisir le manche du poignard, afin de dégager sa main.
Ce poignard était solidement maintenu par l’Olonnais.
— Eh ! qu’est cela ? s’écria le flibustier avec une surprise parfaitement jouée, qu’avons-nous ici ? un inglès ! un gringo ! un hérétique ! Dios me libre ! señores, cet homme est un espion des Ladrones ! comment a-t-il pu se faufiler parmi nous ?
Les spectateurs de cette scène étrange étaient en proie à une vive agitation. El Gato-Montès ne savait que dire. En effet, son compagnon s’était dénoncé lui-même ; un grand tumulte régnait dans la salle, maintenant remplie d’un grand nombre d’individus, attirés par le bruit de l’or et assistant à cette merveilleuse partie.
Pitrians avec un sang-froid imperturbable avait fait disparaître dans ses poches toutes ces onces amoncelées devant l’Olonnais ; ne sachant pas ce qui arriverait et jugeant prudent de mettre avant tout le gain de la soirée à l’abri des convoitises des spectateurs.
Cependant le sang coulait à flots de la blessure du misérable ; il se tordait dans des convulsions affreuses ; sa douleur était intolérable. De plus il voyait avec effroi que l’opinion était contre lui ; tous ces hommes de sac et de corde, qui n’auraient pas reculé devant un crime, éprouvaient une terreur superstitieuse de cet hérétique, instinctivement ils s’éloignaient de lui.
El Gato-Montès jugea prudent d’intervenir. La question se compliquait sérieusement, bientôt peut-être lui aussi serait en danger.
— Señor caballero, dit-il à l’Olonnais, je vous remercie doublement d’avoir dévoilé ce misérable ; d’abord parce qu’il commettait un vol indigne, ensuite parce que vous l’avez ainsi forcé à nous révéler qui il est ; nous sommes tous des hommes honorables, nous ne souffrirons pas qu’un pareil embustero échappe au châtiment qu’il a si justement mérité. Retirez votre poignard, señor. Je vous jure au nom des caballeros que voici, qu’en sortant d’ici, ce drôle sera immédiatement livré à la justice qui le réclame.
L’Olonnais sourit avec dédain, il enleva son poignard, en essuya la lame sur la table et le repassa à sa ceinture ; quant à Mastrillo, son visage était livide, il avait perdu connaissance. Deux de ses compagnons lui enveloppèrent la main avec une faja afin d’arrêter le sang et sur un signe d’El Gato-Montès, il fut emporté. Peu à peu le tumulte excité par cette scène se calma ; chacun retourna à son jeu, ou à sa table ; il ne resta plus dans la salle que don Pedro qui admirait consciencieusement l’action de l’Olonnais, celui-ci, Pitrians et El Gato Montès.
— Partons-nous, señores dit don Pedro, je crois que nous n’avons plus rien à faire ici ?
— Je le crois aussi, dit l’Olonnais ; partons.
Ils se levèrent et traversèrent la salle, salués avec la plus grande obséquiosité par tous les bandits ; lorsqu’ils se retrouvèrent dans la rue, El Gato-Montès s’approcha sans affectation de l’Olonnais qui marchait un peu en arrière de Pitrians et du Mexicain.
— Bien joué, camarade ! lui dit-il, mais l’action de mon pauvre ami ne méritait pas un tel châtiment.
— Vous croyez ? fit l’Olonnais avec ironie.
— Oui et je soupçonne à cette cuchillada un autre motif.
— Cela peut être, que vous importe ?
— Excusez-moi, ceci est une déclaration de guerre, j’en ai la conviction ; je ne vous connais pas, mais je saurai qui vous êtes, je ferai tomber, je vous le jure, le masque qui vous couvre, comme vous avez forcé mon ami à laisser tomber le sien.
— Et comme il me serait facile de faire tomber le vôtre, si je le voulais, señor ; dit l’Olonnais avec amertume.
— Ah ! ah ! êtes-vous donc si instruit que cela ?
— Sachez seulement que je n’ignore ni le nom de votre camarade ni le vôtre. Bothwell a été puni ; El Gato bien qu’il ne soit plus Leoparde et soit devenu Montès, sera puni lui aussi, quand le moment en sera venu.
— Malédiction ! s’écria El Gato-Montès, en saisissant le jeune homme à la gorge, tu ne vivras pas assez pour tenir ta promesse !
— Arrière ! dit froidement l’Olonnais, en lui appuyant un pistolet sur la poitrine, je dédaigne de te tuer, misérable ! ce serait voler le bourreau. Fuis ! et ne te retrouve plus sur ma route ; une seconde rencontre te serait mortelle !
— Oh ! s’écria en grinçant des dents El Gato-Montès ou plutôt le Chat-Tigre, auquel il est temps de rendre son véritable surnom, tu as tort de ne pas me tuer maintenant, je te le jure, j’aurai ta vie !
L’Olonnais haussa les épaules sans répondre, il suivit d’un regard calme et impassible, le traître s’enfuyant, en courant éperdu dans les ténèbres.
— Ah ! ah ! murmura-t-il à part lui en replaçant le pistolet à sa ceinture, je commence à croire que don Pedro Garcias notre ami, a eu une excellente idée en nous conduisant à ce Velorio. Mes deux bandits à la Vera-Cruz ; l’un est réduit à l’impuissance, quant à l’autre je le surveillerai.
Tout en faisant cet aparte, le jeune homme avait rejoint ses compagnons ; bientôt ils furent de retour à la Posada où lui et Pitrians prirent congé de don Pedro Garcias avec les témoignages de la plus vive amitié.