Les rois de l’océan :Vent-en-panne/10
X
COMMENT VENT-EN-PANNE ORGANISA UNE NOUVELLE EXPÉDITION
Lorsque la première émotion fut calmée, que les flibustiers eurent à peu près repris leur sang-froid, ils prièrent le capitaine David de leur raconter son histoire, c’est-à-dire les événements qui s’étaient passés depuis qu’il était parti pour sa dernière croisière.
Cette proposition fut vivement appuyée par Vent-en-Panne, aussi curieux que ses compagnons, de connaître les aventures de son ami.
— Je ne demande pas mieux que de vous satisfaire, répondit le capitaine David, mais je crois l’endroit assez mal choisi pour se faire des confidences. Si vous voulez me suivre, j’ai découvert près d’ici une caverne qui me sert de refuge, et dans laquelle nous pourrons nous entretenir en toute sûreté.
— Bon, répondit Vent-en-Panne, cette caverne fait parfaitement notre affaire ; sur cette plage découverte nous risquons à chaque instant d’être surpris.
— Eh bien, remontez dans votre embarcation, emmenez avec vous Pitrians, longez la baie jusqu’à la pointe et, arrivés là, vous découvrirez l’entrée de la caverne, elle regarde la mer.
— Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? demanda Vent-en-Panne.
— Parce que Pitrians a laissé son cheval sous le couvert ; que c’est un animal de prix ; que pendant notre absence, quelque rôdeur pourrait s’en emparer, et soupçonner en même temps, qu’il se passe aux environs quelque chose d’insolite.
— Parfaitement raisonné, mais, toi, comment nous rejoindras-tu ?
— Que cela ne vous inquiète pas ; je serai presque aussitôt que vous à la caverne.
Les flibustiers s’embarquèrent et poussèrent au large.
Quant à David, il se dirigea vers l’intérieur et disparut sous le couvert.
Vent-en-Panne découvrit facilement l’entrée de la caverne ; pourtant il fallait avoir la certitude de son existence pour la reconnaître. Trois ou quatre blocs de granit tombés du haut du cap qui en cet endroit formait falaise à pic, élevée de plus de quatre-vingts pieds, s’étaient groupés pêle-mêle devant la caverne, dont ils masquaient complétement l’entrée.
Vent-en-Panne débarqua ainsi que ses matelots, le canot fut solidement amarré et les flibustiers pénétrèrent dans la caverne.
David avait dit vrai, cette grotte naturelle était fort vaste, ses parois étaient élevées, le sol formé de sable fin ; elle était divisée en plusieurs compartiments et aurait pu, au besoin, servir d’abri à plusieurs centaines d’hommes.
Presque aussitôt David arriva, conduisant le cheval, auquel il avait remis les harnais, et qu’il avait chargé d’un énorme monceau de bois sec.
Pour atteindre la caverne, le flibustier avait été obligé de marcher dans l’eau jusqu’à mi-jambe ; le cheval fut installé dans un compartiment séparé ; on le déchargea, on lui enleva les harnais et on plaça devant lui une botte de pois grimpants, dont David avait eu la précaution de se munir et que l’animal attaqua vigoureusement à pleine bouche.
Au Mexique, dans les régions nommées les terres chaudes, c’est-à-dire en général, celles qui bordent les côtes de la mer, la chaleur pendant le jour est étouffante, mais les nuits sont glaciales.
Les flibustiers remercièrent David d’avoir songé à apporter du bois, et ils se hâtèrent d’allumer un grand feu ; puis plusieurs paniers de provisions, amenés du navire, furent ouverts, leur contenu étalé sur le sable, et sur l’invitation de Vent-en-Panne, chacun prit sa part des comestibles, des vins et des liqueurs.
Ce repas improvisé fut le bienvenu, surtout pour Pitrians et David, qui n’avaient rien pris, faute de vivres, depuis le déjeuner, dont le capitaine avait à lui seul dévoré presque toutes les provisions.
Le souper terminé, les pipes allumées, les flibustiers réclamèrent de David la promesse qu’il leur avait faite ; celui-ci ne se fit pas prier, il entama immédiatement le récit de ses aventures, récit que nous ne reproduirons pas ici.
Lorsque le capitaine se tut, les frères de la Côte lui prodiguèrent à l’envie l’un de l’autre, le tribut de félicitations auxquelles il avait droit, pour le courage et la résolution dont il avait fait preuve pendant sa longue et périlleuse odyssée.
— Maintenant, dit Vent-en-Panne, arrivons au sujet qui nous amène ici ; que se passe-t-il à la Vera-Cruz, Pitrians ?
Ce fut alors au tour du jeune homme à prendre la parole, et à rapporter dans les plus minutieux détails, les événements qui s’étaient passés, depuis que l’Olonnais et lui avaient quitté le navire.
Ce récit que nous passerons également sous silence, dura assez longtemps et fut écouté avec la plus sérieuse attention par les flibustiers.
— Ainsi, dit Vent-en-Panne lorsque Pitrians se tut, ainsi cette vipère de Chat-Tigre et cette chenille de Bothwell sont à la Vera-Cruz ? Tout cela est fort grave, mon gars ; ces drôles manigancent évidemment quelque infamie.
— Cela ne fait pas de doute, dit Pitrians.
— Oh ! je m’entends ; les infamies de scélérats de cette espèce sont en général quelque chose d’horrible et d’atroce ; ce qui me chagrine dans tout cela, c’est l’indifférence affectée du duc de la Torre ; je lui croyais plus de résolution et d’initiative ; je vois avec regret combien je me suis trompé sur son compte.
— Oui, et du tout au tout ; dit Pitrians, c’est un caractère mou, irrésolu, qui ne sait ce qu’il veut.
— Vive Dieu ! s’écria le vieux flibustier, s’il ne s’agissait que de lui, je jure que je le laisserais se tirer de là comme il pourrait ! mais il y a deux femmes que je veux sauver à tout prix ; et puis, ajouta-t-il avec un sourire amer, en jetant un regard de côté sur les flibustiers, la Vera-Cruz est une ville riche de nom et de fait, on peut y faire un magnifique butin.
— Qui nous empêche de nous en emparer ? dit David.
— Tu t’en emparerais, toi ? dit Vent-en-Panne en riant.
— Certes, je m’en emparerais ; pas tout seul, bien entendu ; mais si j’avais seulement avec moi quatre ou cinq cents bons compagnons, cela ne pèserait pas une once.
— Après tout on peut voir ; dit Vent-en-Panne d’un air pensif.
— Vous n’abandonneriez pas les deux dames, dit Pitrians.
— Pour rien au monde ! mon gars ; mais encore faut-il que cette affaire soit menée avec intelligence ; je ne veux pas m’exposer à une défaite.
— Vous savez, reprit Pitrians, que je suis chargé par votre matelot l’Olonnais, de lui rapporter des instructions précises et une réponse formelle.
— Que cela ne t’inquiète pas, mon gars, ma réponse la voici : nous prendrons la Vera-Cruz ; comment ? je ne le sais pas encore, mais ce que j’affirme, c’est que je m’emparerai de la ville, malgré tous les gavachos de la terre, fussent-ils un million ; David connaît la ville et le pays sur le bout du doigt, d’après ce qu’il nous a dit ; nous nous entendrons ensemble ; et sacredieu ! il faudra que nous soyons bien malheureux, si à nous deux, nous n’inventons pas quelque bonne diablerie contre ces maudits gavachos.
— Bon ! fit Pitrians en riant, vous prendrez la Vera-Cruz, c’est convenu, mais quand ?
— Diable ! tu tiens à être fixé, à ce qu’il paraît ?
— Je vous l’ai dit, ce sont mes instructions.
— Oui, oui, l’Olonnais n’est pas un garçon à se laisser leurrer. Eh bien, répète-lui ceci : Dans vingt jours, jour pour jour, heure pour heure à compter de celui-ci, l’expédition débarquera et campera dans la caverne où nous sommes. Le lendemain, si l’Olonnais et toi vous êtes en mesure, nous attaquerons la ville. Es-tu content, à présent ? est-ce net ? est-ce précis, ce que je te promets là ?
— Ce ne saurait en effet, l’être davantage, capitaine, et comme je sais que l’on peut compter sur vous, me voilà tranquille.
— C’est bien heureux !
— Oui, mais ce n’est pas tout.
— Bon ! qu’y a-t-il encore ?
— Et nos instructions que vous oubliez ? que devons-nous faire pendant ces vingt jours ?
— Vous tenir coi, autant que possible, ne rien risquer à la légère, agir avec la plus grande prudence et surtout, souviens-toi de ceci, Pitrians…
— Allez, allez, capitaine, je suis tout oreilles.
— Et surtout, reprit Vent-en-Panne, en appuyant avec intention sur chaque mot, ne révéler sous aucun prétexte, nos projets au duc de la Torre ; d’abord parce qu’il est Espagnol, qu’il aime son pays et que malgré les machinations que l’on trame dans l’ombre contre lui, il est capable de se laisser entraîner par patriotisme, non pas à nous trahir, mais au moment décisif de se mettre contre nous.
— Bien, capitaine, je ne l’oublierai pas, mais les dames ?
— Ah ! les dames ! c’est autre chose ; je laisse cela à la prudence de l’Olonnais ; il doit savoir, lui, quel degré de confiance il peut accorder à la duchesse et à sa fille ; seulement avant, que de rien dire, qu’il tâte bien le terrain ; qu’il ne s’avance qu’à coup sûr ; la plus légère imprudence nous perdrait ; tu m’as bien compris, Pitrians ?
— Parfaitement, capitaine ; je vous promets que je n’oublierai pas un mot de ce que vous m’avez dit. Tout est là, dit-il en touchant son front avec l’index de la main droite ; mais je voulais encore vous adresser une question ?
— Laquelle, mon garçon ? dépêche-toi, les heures s’écoulent rapidement, bientôt il nous faudra partir.
— Oh ! je n’en ai pas pour longtemps.
— Alors, fais vite, que veux-tu ?
— Je voudrais savoir, capitaine, si nous devons, comme aujourd’hui, allumer un feu sur la pointe ?
— Pitrians, mon ami, tu es un imbécile.
— Merci, capitaine ; pourquoi cela, s’il vous plaît ?
— Ne t’ai-je pas dit que je serais ici dans vingt jours, jour pour jour ; heure pour heure, à compter de celui-ci ?
— Oui, c’est vrai, capitaine, vous me l’avez dit.
— Eh bien, double brute, tu ne comprends pas ?
— Ma foi non ; je l’avoue à ma honte.
— Mais, animal, tu n’auras pas de signal à me faire, puisque je serai ici, ce sera à toi à me venir trouver si tu veux me voir.
— Ah ! par exemple, capitaine, vous avez joliment raison ; il faut que je sois un fier imbécile, pour ne pas avoir deviné cela du premier coup.
— Là, tu vois bien. Tu n’as pas autre chose à me demander, pendant que tu y es ?
— Non, capitaine, vous êtes bien honnête, je vous remercie.
— Il n’y pas de quoi ; dit en riant Vent-en-Panne ; maintenant, garçons, fit-il en s’adressant à ses compagnons, nous allons pousser au large, il n’est que temps ; tu viens avec nous, David ?
— Je le crois bien ! que veux-tu que je fasse ici ?
— Et toi, Pitrians, est-ce que tu vas partir ?
— Non, pas encore, capitaine, il reste trois heures de nuit, je vais m’envelopper dans mon zarape, me coucher près du feu, et dormir jusqu’au lever du soleil.
— Ah coquin ! fit en riant le frère de la Côte ; tu sais prendre tes aises, toi ! mais va, mon enfant, je ne t’en veux pas, tu es un bon cœur ; crois que je suis reconnaissant de ce que tu fais en ce moment pour nous ; en réalité ta position dans ce maudit pays est des plus précaires.
— Bah ! laissez donc, capitaine, le souci tuerait un chat ! si l’on pensait au danger on passerait sa vie à mourir de peur !
Tous les flibustiers éclatèrent de rire, à cette singulière boutade.
Vent-en-Panne et David embrassèrent le jeune homme, les autres frères de la Côte lui serrèrent affectueusement la main, puis ils quittèrent la grotte, démarrèrent le canot, poussèrent au large, et quelques minutes plus tard, ils avaient disparu dans les ténèbres.
Lorsque le bruit des avirons eut cessé de se faire entendre, Pitrians rentra dans la grotte, et ainsi qu’il l’avait dit, il s’étendit près du feu et dormit à poings fermés jusqu’au lever du soleil.
Vers une heure de l’après-midi, il était de retour à la Vera-Cruz.
L’Olonnais attendait son retour avec anxiété ; le jeune homme lui rendit compte de ce qu’il avait fait ; ce récit causa un vif plaisir à l’Olonnais en lui prouvant que son matelot ne l’abandonnait pas, et qu’il était toujours prêt à tenir la promesse faite à Port-Margot.
Après un copieux déjeuner, les jeunes gens chargèrent leurs balles et sortirent pour se livrer à leurs apparentes occupations.
Nous les abandonnerons pour suivre Vent-en-Panne qui devient à présent le personnage important de notre récit.
Quand la pirogue eut accosté le navire et que les matelots eurent sauté à bord, cette pirogue fut hissée en porte-manteau, le bâtiment orienta ses voiles, et mit le cap sur le Port-Margot. La brise était maniable, la mer calme, tout enfin présageait une bonne traversée.
Le premier soin de Vent-en-Panne en montant à bord, fut de partager sa cabine avec David, et de lui ouvrir ses coffres dans lesquels celui-ci choisit les vêtements dont il avait si grand besoin ; lorsqu’au lever du soleil David, rasé et convenablement habillé, parut sur le pont il n’était plus reconnaissable ; chacun le complimenta sur sa bonne mine.
— Sacredieu ! dit Vent-en-Panne, je regrette de ne pas avoir deux navires, je t’en aurais donné un à commander.
— Eh ! répondit l’autre, qui sait si avant que nous, arrivions à St-Domingue tu ne seras pas à même de réaliser ton offre.
Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi ; un matin, un peu avant le lever du soleil, les flibustiers furent tout étonnés de se trouver presque beaupré sur poupe avec un navire espagnol, qui semblable au voltigeur hollandais, le célèbre vaisseau fantôme de la légende, se balançait nonchalamment sur les lames, laissant fasier ses voiles et faisant d’énormes embardées de tribord à bâbord.
Il était évident, qu’avec leur insouciance habituelle, les Espagnols dormaient à poings fermés ; s’en rapportant à la Providence, du soin de veiller sur leur navire.
— Eh ! dit David en ricanant, je crois que voilà mon affaire ; qu’en penses-tu, Vent-en-Panne ?
— Dame ! matelot ; je pense que tu pourrais bien avoir raison.
— Alors nous l’abordons ?
— Pardieu !
Les boucaniers firent leur prière, ainsi qu’ils en avaient l’habitude chaque fois qu’ils se préparaient au combat ; puis ils saisirent leurs armes, et se tinrent immobiles et silencieux, les regards fixés sur leur chef, prêts à lui obéir.
Ainsi qu’il le faisait dans toutes les circonstances sérieuses, Vent-en-Panne avait pris la barre ; le léger navire disparaissait presque sous la masse énorme du vaisseau espagnol ; il volait comme une plume sur le sommet des vagues ; bientôt il élongea le navire, au vent.
Vent-en-Panne leva son chapeau.
À ce signal bien connu des boucaniers, les grappins furent lancés et les deux navires solidement amarrés l’un à l’autre.
Vent-en-Panne confia alors la barre à un mousse, saisit une hache, et se plaçant auprès de David qui, lui aussi s’était armé d’une énorme hache, il dit à voix basse aux frères de la Côte :
— Attention, matelots ! nous sommes quatre-vingts ; si je ne me trompe, nous avons affaire à près de cinq cents individus, il faut enlever ce navire en double ; y êtes-vous ?
— Oui ! répondirent les flibustiers.
— Et bien, à l’abordage !
La moitié de l’équipage flibustier bondit comme une meute de tigres sur le pont, ayant Vent-en-Panne à sa tête ; l’autre moitié brisa les sabords d’arcasse et sauta dans les cabines ; pendant dix minutes, il y eut un bruit horrible, de cris de rage, de gémissements, de coups retentissants ; les Espagnols surpris dans leur sommeil étaient impitoyablement massacrés par les frères de la Côte, qui hurlaient à pleins poumons :
— Flibuste ! Flibuste !
Les matelots espagnols ne savaient d’où sortait cette légion de démons qui les assaillaient à l’improviste ; ils furent vaincus plus par la terreur qu’ils éprouvaient, que par la force réelle de leurs ennemis ; Vent-en-Panne avait dit vrai, ce navire était un galion armé de cinquante-quatre canons et portait un équipage de cinq cents hommes ; il est donc évident, que bien que surpris, si les Espagnols s’étaient doutés du petit nombre des assaillants, ils auraient opposé une vigoureuse résistance et seraient parvenus probablement à jeter leurs ennemis à la mer ; mais ils avaient été attaqués pendant leur sommeil, de deux côtés à la fois, les flibustiers leur semblaient se multiplier ; ils crurent avoir devant eux des forces supérieures, ils lâchèrent pied et se rendirent.
Le combat n’avait pas duré vingt minutes, cependant plus de cent cinquante Espagnols avaient succombé ; une grande partie des autres étaient blessés, soit par les flibustiers, soit en se frappant les uns les autres, au milieu des ténèbres.
On fit monter les prisonniers un par un sur le pont ; au fur et à mesure, on les attachait solidement ; ces prisonniers étaient au nombre de trois cents soixante quinze. Le capitaine et les officiers avaient été massacrés dans leurs chambres, par David et les frères de la Côte qu’il conduisait lors de l’abordage ; cette catastrophe avait encore augmenté le désarroi des Espagnols et accéléré leur défaite ; n’ayant plus de chefs pour les guider, la défense leur devenait impossible.
Les deux navires se trouvaient en ce moment au milieu des débouquements ; Vent-en-Panne embarrassé par un aussi grand nombre de prisonniers, ne voulut conserver à bord que les quarante matelots les plus valides, pour aider à la manœuvre du vaisseau ; il entassa tous les autres, blessés ou non, dans trois embarcations, les fit mettre à terre sur une caye déserte qui se profilait à une courte distance à l’horizon, et là les malheureux furent abandonnés à leur sort.
Vent-en-Panne prit alors le commandement du vaisseau sur lequel il plaça cinquante boucaniers, ce qui, avec les matelots espagnols qu’il avait conservés, lui formait un équipage suffisant pour la manœuvre ; du consentement de tous les flibustiers il confia le commandement de son navire, au capitaine David.
Le vaisseau espagnol se nommait la Trinidad, venant du Calla, et se rendant à Cadio, avec un chargement de cochenille, de lingots d’or, d’argent et de plata pixa. Le hasard avait étrangement favorisé les boucaniers en leur donnant ce vaisseau ; la prise valait plus de deux millions de piastres.
Aussi lorsque, quatre jours plus tard, Vent-en-Panne mouilla au Port-Margot, fut-il accueilli par les acclamations joyeuses de tous les frères de la Côte et de tous les habitants de la ville.
Avant de descendre à terre, Vent-en-Panne fit le partage du butin entre ses compagnons ; sur sa part de prise, il acheta le vaisseau dont il garda le commandement, en conservant à David celui du brick.
Vent-en-Panne n’était pas homme à perdre son temps ; le lendemain de son arrivée à Saint-Domingue, les musiques criardes de la ville, les tambours, les fifres et les tambourins commençaient à courir les rues annonçant à grand renfort de grosse caisse et de vivats que le capitaine Vent-en-Panne ayant résolu de tenter une nouvelle expédition très-avantageuse pour tous ceux qui y prendraient part, ouvrait des engagements à l’Ancre dérapée, où tous les frères de la Côte désireux de servir sous ses ordres, n’avaient qu’à se rendre le lendemain à midi précis.
La même proclamation fut faite à Port-de-Paix, à l’île de la Tortue et à Léogane.
Le lendemain, à l’heure dite, la grande salle de la taverne de l’Ancre dérapée regorgeait de monde ; mais comme tous ceux qui voulaient faire partie de l’expédition, ne pouvaient pénétrer dans l’auberge ; ses alentours étaient obstrués par une foule considérable ; tous ces gens étaient couverts de guenilles sordides, leurs traits étaient farouches, leur air décidé, chacun d’eux tenait en main un long fusil de Gelin.
L’affluence des frères de la Côte était d’autant plus grande, que le bruit s’était répandu que, en sus de ses deux navires, le capitaine Vent-en-Panne en avait frété quatre autres ; ce qui signifiait que l’expédition serait importante et les bénéfices considérables.
Sur une estrade élevée, placée au fond de la grande salle, se tenaient, assis derrière une longue table : M. d’Ogeron, Vent-en-Panne, le beau Laurent et quelques-uns des autres chefs les plus renommés de la flibuste.
À une table plus petite, était assis un employé de Vent-en-Panne nommé Olivier Œxmelin, le même, qui plus tard, composa de si curieux mémoires sur la flibuste ; il faisait office de greffier.
Au premier coup de midi Vent-en-Panne se leva.
Un silence profond se fit aussitôt dans cette foule auparavant si turbulente.
— Frères de la Côte, dit Vent-en-Panne d’une voix claire et bien accentuée, mes compagnons et mes amis, j’ouvre, comme vous en avez été informés, des engagements pour une nouvelle expédition. Cette expédition dont vous connaîtrez le but, lorsque nous serons sous voiles et à dix lieues au large de la Côte, sera pour ceux qui viendront avec moi grandement profitable ; je n’ai besoin que de peu de monde ; douze cents hommes me suffiront ; mais je vous avertis que je les choisirai avec le plus grand soin, parce que chacun de ces hommes doit en valoir dix. Les chefs qui dirigeront avec moi l’expédition, sont : Le beau Laurent, le capitaine Montauban, David et Michel le Basque, les noms des quatre chefs que je vous ai nommés vous font comprendre quelle sera l’importance de cette expédition. Chacun de vous doit être muni d’un gelin, de six livres de poudre, six livres de balles et des vivres pour vingt-cinq jours. Je vais maintenant, avant de procéder aux engagements, vous faire donner lecture de la charte-partie que chaque matelot devra jurer en signant son engagement.
Vent-en-Panne se tourna alors vers Olivier Œxmelin, auquel il dit :
— Lisez.
L’engagé se leva et fit, ainsi qu’il suit, la lecture d’un acte qu’il achevait de rédiger.
« Au nom du Roi, avec l’autorisation de M. d’Ogeron, gouverneur des établissements français de l’île de Saint-Domingue, nous capitaines flibustiers dont les noms suivent : Vent-en-Panne, David, le beau Laurent, Michel le Basque, Montauban, ayant résolu d’exécuter une nouvelle expédition, nous sommes réunis en conseil et avons discuté et arrêté la charte-partie suivante ; que chaque frère de la Côte, voulant faire partie de la susdite expédition, sera tenu de jurer et de signer avant de s’enrôler :
« Celui qui ôtera le pavillon ennemi d’une forteresse pour y arborer le pavillon français, et le pavillon bleu, blanc et rouge de la flibuste, aura outre sa part, cinquante piastres.
« Celui qui fera un prisonnier, lorsque l’on désirera avoir des nouvelles de l’ennemi, aura outre sa part, cent piastres ;
« Les grenadiers auront par chaque grenade qu’ils lanceront dans un fort, cinq piastres outre leur part ;
« Celui qui s’emparera d’un officier supérieur, dans un combat au péril de sa vie, aura outre sa part : cent piastres.
« Celui, qui aura perdu les deux jambes, recevra quinze cents écus, ou quinze esclaves, au cas où il y aurait assez d’esclaves, à son choix, outre sa part.
« Celui qui aura perdu les deux bras, aura dix-huit cents écus, ou dix-huit esclaves à son choix comme ci-dessus.
« Celui qui aura perdu une jambe sans distinction de la droite ou de la gauche aura six cents piastres ou six esclaves, outre sa part.
« Celui, qui perdra un bras sans distinction du droit ou du gauche, aura cinq cents piastres ou cinq esclaves outre sa part.
« Pour la perte d’une main, cent piastres ou un esclave, outre sa part.
« Pour la perte des deux yeux ; deux mille piastres ou vingt esclaves, outre sa part.
« Pour la perte d’un doigt, cent piastres ou un esclave, outre sa part.
« En cas qu’un membre fût estropié de façon à demeurer paralysé, on aura droit à la même somme que si ce membre avait été amputé.
« En cas que quelqu’un fût blessé au corps et obligé de porter la canule, (sic) il aura outre sa part, cinq cents piastres ou cinq esclaves, à son choix.
« Toutes ces récompenses seront données outre la part ordinaire, et prises sur le total du butin avant le partage.
« Le charpentier et le chirurgien de chacun des navires de l’expédition, touchera en sus de son lot, le chirurgien deux cents piastres pour ses remèdes, et le charpentier cent piastres pour son travail.
« Ont signé ladite charte-partie, les capitaines susnommés :
« Vent-en-Panne, David, Montauban, le beau Laurent, Michel le Basque. »
Lorsque cette lecture fut terminée, des cris et des hourras assourdissants furent poussés par la foule qui applaudit à tout rompre.
— Les engagements sont ouverts, dit Vent-en-Panne.
Alors les frères de la Côte se détachèrent de la foule les uns après les autres et montèrent sur l’estrade, où ils se tinrent prêts à répondre aux questions de Vent-en-Panne et à celles des autres capitaines de l’expédition.
L’examen fut très-sérieux, beaucoup d’individus furent repoussés ; Vent-en-Panne se montra d’autant plus sévère dans son choix, qu’il savait que les hommes ne lui manqueraient pas ; il ne voulait prendre avec lui que des flibustiers déterminés et bien connus surtout.
Rien n’était curieux, comme les efforts que faisaient ces braves gens pour se faire accepter de lui au nombre de ceux qui allaient risquer de se faire casser la tête dans une expédition dont ils ignoraient le but ; le dépit qu’ils éprouvaient en se voyant refusés, contraints qu’ils étaient de traverser la foule de leurs camarades plus heureux, qui les accueillaient avec des sifflets, des moqueries et des quolibets.
Les enrôlement durèrent deux jours ; le deuxième jour à cinq heures du soir, douze cents hommes, les plus déterminés de la colonie, avaient juré et signé la charte-partie.
Vent-en-Panne fit alors remettre par M. d’Ogeron des commissions aux capitaines placés sous ses ordres ; puis il annonça que le lendemain à dix heures du matin, tous les enrôlés devraient être rendus à bord de leurs navires respectifs, pour passer la revue et l’inspection de partance.
En effet le lendemain, à l’heure dite, Vent-en-Panne accompagné de M. d’Ogeron, passa une revue générale de tous les équipages ; puis il ordonna que l’amatelotage fût fait pour midi, parce que à midi et demie, la flotte mettrait sous voiles.
Nous avons déjà, dans de précédents ouvrages, parlé de l’amatelotage, nous n’en dirons donc ici qu’un seul mot.
Lorsqu’un frère de la Côte s’engageait sur un navire pour une expédition, il faisait choix d’un compagnon avec lequel il s’amatelotait pour tout le temps de cette expédition. Tout devenait alors commun entre les deux hommes ; ils étaient tenus de s’entr’aider et de se défendre mutuellement ; si l’un était blessé, l’autre était forcé de le porter sur ses épaules, soit à l’ambulance, soit dans un endroit où il fût à l’abri des atteintes de l’ennemi.
D midi et demie, Vent-en-Panne hissa à la tête du mât de misaine le signal de départ. Les navires virèrent aussitôt leurs ancres, larguèrent les voiles, et les cinq navires gagnèrent le large.
Ces cinq bâtiments étaient : Le vaisseau la Trinidad de cinquante-quatre canons, commandé par Vent-en-Panne, amiral de la flotte ; le Brick l’Alerte, de douze canons, capitaine David, le Brick le Bourru, de douze canons, capitaine le beau Laurent, la corvette la Psyché prise espagnole de vingt-six canons, capitaine Montauban et la gοëlette Panama, autre prise de dix canons, capitaine Michel le Basque.
Cette flotte portait, ainsi que nous l’avons dit, douze cents hommes résolus et bien armés ; c’était en réalité une expédition formidable et qui, si elle réussissait à surprendre les Espagnols, pourrait leur causer beaucoup de mal.
Vers quatre heures du soir, lorsqu’on eut complétement perdu la terre de vue, sur un signal du vaisseau amiral, les bâtiments de la flotte mirent sur le mât, et chaque capitaine annonça à son équipage que le but de l’expédition projetée, était la ville de la Vera-Cruz, dont on avait résolu de s’emparer.
Cette nouvelle fut accueillie avec des trépignements de joie par les frères de la Côte ; puis on remit le cap en route.
Depuis le départ, Vent-en-Panne n’avait pas eu un instant à lui, et n’avait pas quitté le pont une seconde ; il remit le quart à Pierre Franc, un des officiers de son navire et se retira dans sa cabine, pour se reposer et prendre un peu de nourriture, dont il avait grand besoin.
Vive fut la surprise du capitaine, lorsqu’en entrant, il aperçut Fleur-de-Mai assise et cousant aussi tranquillement, que si elle eut été dans sa maisonnette du bois de Lamentin.
Au bruit des pas du capitaine, la charmante enfant releva la tête et le regarda en souriant :
— Que diable fais-tu là, fillette ? ne put s’empêcher de dire Vent-en-Panne.
— Ne m’en veuille pas, capitaine, répondit-elle en fixant sur lui ses grands yeux bleus, si clairs et si purs ; je me suis embarquée en cachette, parce que si j’avais demandé la permission de monter à bord, on me l’aurait refusée.
— C’est plus que probable ; répondit-il d’un ton bourru.
— Tu te fâches, capitaine, tu as tort.
— Mais que diable ferai-je de toi, ici ?
— Je prierai pour toi et pour nos frères et j’aiderai à panser nos blessés.
— Mais, chère enfant, reprit-il avec embarras, ta position au milieu de nous n’est pas convenable.
— Pourquoi donc cela ? tout le monde m’aime, personne ne cherche à me faire du mal, je n’en ai jamais fait à personne.
— Mais enfin, voyons, pourquoi t’es-tu embarquée en cachette, et as-tu voulu suivre l’expédition ?
— Ce que tu dis là, capitaine, est mal ; tu me demandes mon secret ; si tu l’exiges, il faudra bien que je te le dise, et cela me fera beaucoup de peine ; ajouta-t-elle les larmes aux yeux.
— Allons, méchante enfant, ne pleure pas ; je ne te demanderai rien ; au diable les femmes ! ajouta-t-il à part lui, en grommelant. Reste à bord, puisque tu y es et que je ne puis faire autrement que de te garder ; tu habiteras cette cabine, je te la cède.
— Mais toi, capitaine, où te logeras-tu ? je ne veux pas te priver de ce qui t’appartient ; puisque tu me permets de rester, n’importe quel coin me suffira.
— Non, non, morbleu ! il n’en sera pas ainsi, mademoiselle ; mais se reprenant aussitôt, il ajouta : tu resteras ici, mignonne ; il n’est pas convenable que tu sois mêlée à l’équipage ; c’est convenu ; quant à moi, chère petite, tu comprends bien que je ne suis pas embarrassé pour trouver une autre cabine.
— Puisque tu le veux, je t’obéis, capitaine, je te remercie ; tu es bon.
Vent-en-Panne sortit, donna l’ordre aux officiers et aux maîtres d’équipage, de veiller sur la jeune fille, de ne la laisser manquer de rien, et de prendre garde qu’il ne lui fût fait la moindre insulte ; ordre du reste bien inutile, la pauvre chère enfant était adorée par tous ces rudes boucaniers ; ils avaient pour elle un respect, qui allait presque jusqu’à la vénération.
Il ne se passa pendant la traversée, aucun incident digne d’être noté.
À huit heures du soir, au jour marqué par Vent-en-Panne, la flotte pénétrait dans l’ensenada, pilotée par le capitaine David, et mouillait à une encâblure de la pointe, précisément en face de la caverne.