E. Dentu (1p. 257-275).
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XII

QUELLES ÉTAIENT LES LOIS DU DUEL CHEZ LES FRÈRES DE LA CÔTE DE SAINT-DOMINGUE

Bothwell était demeuré seul dans le salon de la maisonnette de Danican ; il s’était levé, avait pris son chapeau et sans doute il se préparait à se retirer lui aussi, lorsque le boucanier, qui venait de reconduire les deux étrangers, entr’ouvrit la porte et jeta un regard curieux dans la chambre.

— Que veux-tu ? demanda Bothwell, qui s’était retourné au bruit et l’avait aperçu.

— Rien, capitaine, rien ; répondit-il assez interloque, d’être surpris ainsi en flagrant délit d’espionnage ; je voulais seulement voir si vous aviez besoin de quelque chose ?

— Oui, j’ai besoin de deux bouteilles de ton meilleur vin d’Arbois, et d’un flacon de vieille eau-de-vie de France, si par hasard il t’en reste encore ?

— J’en ai pour vous, capitaine.

— Alors hâte-toi de me servir et, comme je n’aime pas à boire seul, tu me tiendras compagnie en me faisant raison.

— Je suis à vos ordres, capitaine ; s’écria le boucanier en s’élançant joyeusement au dehors.

Cinq minutes plus tard, il reparut, non-seulement chargé des bouteilles, mais apportant en sus, un magnifique pâté de venaison, des pains, des tranchoirs et une serviette, destinée à servir de nappe.

En un tour de main le couvert fut mis.

— Voilà, capitaine, dit-il en saluant Bothwell ; il est onze heures passées ; j’ai supposé que peut-être, vous ne seriez pas fâché de manger une bouchée.

— Pardieu ! ta supposition est juste Pied d’Alouette, mon ami, répondit le flibustier en riant ; je t’avoue que j’ai grand appétit ; ton admirable pâté est le bienvenu.

— Alors attendez, ce n’est pas tout ; reprit-il en se frottant les mains.

Il fit une nouvelle sortie ; cette fois il rentra portant deux autres bouteilles, des viandes froides, des fruits et une bouilloire pleine de café, chantant sur un réchaud allumé.

Ce n’était plus un encas, mais un souper complet, dont un gourmet aurait été satisfait.

— À table ! dit Bothwell.

— À table ! répéta le boucanier.

Ils se placèrent en face l’un de l’autre, et commencèrent une vigoureux attaque, contre les mets posés devant eux.

Le capitaine n’avait dit que la stricte vérité en annonçant qu’il se sentait un grand appétit ; il dévorait littéralement ; en fait il n’avait que fort peu mangé chez le duc de la Torre ; à peine avait-il goûté à quelques-uns des plats qu’on lui avait présentés ; de sorte qu’il était presque à jeun depuis le matin.

Cependant, grâce aux assauts réitérés livrés au pâté et aux autres comestibles, étalés à profusion sur la table, cet appétit ne tarda pas à se calmer ; alors après avoir bu une énorme rasade, sans doute pour s’éclaircir la voix, il rompit le silence que jusque alors il avait obstinément gardé :

— Cordieu ! dit-il, en s’essuyant la moustache, quelle triomphante idée tu as eue, Pied d’Alouette, d’improviser cet excellent souper !

— N’est-ce pas, capitaine ? répondit le boucanier, tout en préparant le café ; le fait est que vous aviez grand’faim, à ce qu’il m’a semblé.

— Le fait est que je tombais d’inanition tout simplement ; aussi sois tranquille, je ne serai pas ingrat.

— Oh ! je sais à qui j’ai affaire, capitaine, fit-il en riant ; aimez-vous votre café chaud ?

— Bouillant.

— Alors vous êtes servi à souhait ; tenez, le sucre est là près de vous, capitaine, à côté de l’eau-de-vie.

— Merci ; après un bon souper, une tasse de café et une pipe de tabac, je ne connais pas de jouissance pareille.

— Vous avez bien raison, capitaine ; rien au monde n’égale cela ; surtout avec une bonne causerie, les coudes sur la table et la bouteille d’eau-de-vie à portée de la main.

— Eh ! eh ! tu es un sybarite, maître Danican ?

— Ma foi, je ne m’en cache pas, capitaine. Dame, la vie est si courte !

— Après nous la fin du monde, n’est-ce pas ?

— C’est cela même, capitaine, à votre santé !

— À la tienne, mon brave !

— Sans indiscrétion, capitaine, est-ce que vous comptez rester longtemps par ici, j’entends à Léogane ?

— Ma foi, je l’ignore ; je voudrais y passer quelque temps ; ce pays me plaît ; malheureusement tu connais le proverbe : « l’homme propose et le diable dispose. » Mon séjour ici, est subordonné à certains événements indépendants de ma volonté ; ainsi par exemple, il se pourrait faire que j’y demeurasse éternellement.

— Vous plaisantez, capitaine.

— Pas le moins du monde, tu vas en juger ; je me bats au lever du soleil.

— Vous !

— Mon Dieu oui, et qui sait, si je ne serai pas tué ?

— Allons donc ! vous êtes bien trop adroit pour cela, capitaine.

— C’est possible, mais le hasard est plus fort que tout ; dans un duel à la boucanière, c’est presque toujours lui qui décide.

— Quand à cela c’est vrai ? me permettez-vous de vous demander contre qui vous vous battez ?

— Oh ! parfaitement ; c’est avec un nouveau débarqué ; il se fait, je crois, nommer l’Olonnais.

— J’en ai entendu parler ; on le dit d’une bravoure, et surtout d’une adresse extraordinaire.

— Tu vois bien ?

— Oh ! je ne dis pas cela pour ça.

— Bah ! que m’importe ? tu connais bien ce pays, n’est-ce pas ?

— Moi ? je le crois bien, capitaine ; je l’habite depuis plus de vingt ans.

— Alors cela tombe à merveille ; tu sais où est le grand fond ?

— J’y ai boucané pendant quatre années de suite ; il y a deux petites lieues d’ici, tout au plus.

— En marchant bien, c’est l’affaire d’une heure ?

— À peu près, oui, capitaine.

— Peux-tu m’y conduire ?

— Je ne demande pas mieux ; c’est là que vous vous battez ?

— Oui.

— À quelle heure avez-vous rendez-vous ?

— Au lever du soleil.

— C’est-à-dire à six heures, très-bien ; en partant d’ici à quatre heures et demie, nous arriverons juste à temps ; est-ce tout ce que vous désirez, capitaine ?

— Une chose encore : je n’ai pas de Gelin, ici du moins ; cela me ferait perdre trop de temps, d’aller en chercher un à mon bord.

— C’est juste.

— Tu dois en avoir, toi ?

— Oui, j’en ai cinq ou six ; tous excellents.

— Voilà mon affaire ; je t’en achète un cent piastres ; je compte sur toi pour le choisir.

— Je vous en donnerai un dont vous me ferez compliment, capitaine ; par-dessus le marché j’y joindrai dix charges de poudre et les balles.

— Tu es un brave garçon ; je te remercie ; maintenant réglons nos comptes.

— Rien ne presse, capitaine.

— Pardon ; il se fait tard, je ne serais pas fâché de dormir quelques heures, afin d’être frais et dispos demain ; finissons tout de suite ; quand il nous faudra partir, nous aurons à songer à autre chose.

— Comme il vous plaira, capitaine.

Bothwell prit alors dans une poche de ses chausses, une bourse de soie, à travers les mailles de laquelle brillaient de nombreuses pièces d’or ; il l’ouvrit, en retira sept onces d’or à l’effigie du roi d’Espagne, et les présentant au boucanier :

— Voici cent douze piastres, c’est-à-dire cent pour le Gelin, que tu me vends ; les douze autres sont pour le dérangement que je te cause en te prenant pour guide, le souper que tu m’as servi, et la couverture que tu vas me prêter.

— Mais, capitaine, je ne sais comment vous remercier ; en vérité c’est beaucoup trop.

— Prends, prends, mon vieux camarade, je n’admets pas de refus.

— Puisque vous l’exigez, j’accepte.

Il prit alors les pièces d’or, puis il enleva le couvert, apporta une chaude couverture de laine au capitaine, qui s’en enveloppa et s’étendit sur de moelleux coussins, et enfin il se retira, après avoir souhaité bon sommeil à son hôte, et lui avoir promis de l’éveiller à l’heure convenue.

Cinq minutes plus tard Bothwell dormait à pierna suelta, comme disent les Espagnols, c’est-à-dire à jambe libre, ce que nous autres Français nous traduisons par dormir à poings fermés.

Le flibustier était depuis trop longtemps rompu aux exigences de la vie d’aventure, pour avoir besoin d’être réveillé quand il fallait qu’il se levât ; à quatre heures précises il ouvrit les yeux, étendit les bras, et rejeta la couverture dont il était enveloppé.

Mais au moment où il se mettait sur son séant, il ne put retenir un cri de surprise, en apercevant une femme assise sur une chaise à quelques pas de lui, enveloppée de longs voiles blancs ; pâle, immobile comme une statue de marbre et le regardant fixement.

Cette femme, il la reconnut aussitôt, un sourire d’une expression étrange glissa sur ses lèvres ; mais se remettant immédiatement.

— Comment, vous ici, Fleur-de-Mai ? lui dit-il en adoucissant autant que possible le timbre de sa voix ; je ne m’étonne plus d’avoir aussi bien dormi, ajouta-t-il galamment, un ange veillait sur mon sommeil.

— Oui, capitaine, répondit tristement la jeune fille, tu dis bien ; je veillais sur ton sommeil, car le démon s’est emparé de ton cœur.

— Que veux-tu dire, enfant ? s’écria-t-il avec surprise.

— L’âme bourrelée, fait le sommeil bavard.

— Comment ?

— Ta conscience murmure ; elle se révolte, lorsque le sommeil appesantit tes paupières, et que tu ne peux la contraindre à garder le silence.

— Ce qui veut dire, n’est-ce pas, que j’ai parlé dans mon sommeil ?

— Oui, capitaine.

— Tu es là depuis longtemps ?

— Depuis près de deux heures.

— Alors tu as entendu les paroles que j’ai prononcées ?

— Toutes.

Il y eut un silence ; Bothwell était pâle, ses sourcils étaient froncés à se joindre ; ses yeux lançaient des éclairs, en s’arrêtant sur la jeune fille, dont la position n’avait pas changé.

— Je n’ai pas espionné ton sommeil, capitaine, répondit-elle simplement, tu criais si haut ; tu semblais en proie à une si grande épouvante, que j’ai craint qu’il te fût arrivé je ne sais quel accident ; je me suis levée, et je suis accourue vers toi, sans savoir ce que je faisais ; je voulais appeler mon père, mais en m’approchant de toi, j’ai reconnu que tu dormais ; je suis demeurée.

— Quelle pensée t’est venue, en m’entendant parler, ou plutôt crier ainsi ?

— Cela m’a fait de la peine, parce que j’ai compris que tu soutenais une lutte contre l’esprit du mal, et que tu devais horriblement souffrir, capitaine.

— Que disais-je donc ?

— Tu parlais très-vite ; j’avais beaucoup de difficultés à comprendre ; puis souvent tu ne parlais ni français ni espagnol, mais tu t’exprimais en anglais ; je ne comprends pas cette langue. C’était surtout l’anglais, que tu parlais le plus fréquemment ; parfois tu semblais menacer ; d’autres fois on aurait dit que tu priais ; puis tout à coup, tu criais : tue ! tue ! à mort ! pas de grâce ! après un long silence, tu as dit une phrase que j’ai retenue tout entière.

— Quelle phrase, chère enfant ?

— Celle-ci : « Implacable ! oui je le serai ! que m’importent leurs tortures, leurs cris d’agonie ; c’est de l’or que je veux ! » ton accent était terrible en parlant ainsi : moi je tremblais.

— Pauvre enfant si pure et si douce ! tu dois me haïr ?

— Non, je ne te hais pas, Bothwell, je ne hais personne.

— Mais tu n’es pas mon amie ?

— Non, oh ! non ! car tu me fais peur !

— Je te fais peur, moi ? s’écria-t-il avec une surprise mêlée de tristesse.

— Oui ; il me semble toujours voir sur tes mains, le sang des victimes que tu as immolées, pour voler leur or.

— Oh ! fit-il plus ému qu’il ne le voulait paraître, suis-je donc un voleur, moi ! Bothwell ? le flibustier célèbre, que l’on a surnommé le fléau des Espagnols !

— Oui, dit-elle d’un air pensif, le fléau ; voilà pourquoi j’ai peur et pourtant je voulais te demander une grâce ?

— Une grâce ! toi Fleur-de-Mai ? parle, parle, enfant ; tu sais que je ne t’ai jamais rien refusé.

— Je le sais.

— Alors qui te retient ?

La jeune fille sembla réfléchir un instant.

— Pas encore ; dit-elle, comme si elle se fût parlé à elle-même ; non, l’heure n’est pas venue de t’adresser ma demande ; bientôt je parlerai, mais pas à présent.

— Dans dix minutes, je serai parti.

— Cela ne fait rien.

— Qui sait si nous ne serons pas longtemps avant de nous revoir ?

— Non, fit-elle en hochant la tête, nous nous reverrons plus tôt que tu ne penses.

— Mais…

— Au revoir, capitaine Bothwell, à bientôt !

Elle s’envola légère comme un oiseau.

— Singulière fille ! murmura le capitaine dès qu’il fut seul.

Un instant plus tard Danican parut.

— Bon ! s’écria-t-il déjà levé, capitaine.

— Tu vois, mon camarade, et prêt à partir ; répondit gaiement Bothwell.

— C’est affaire à vous, de vous éveiller ainsi à l’heure juste.

— L’habitude d’être toujours sur le qui-vive, pas autre chose ; ah ça et mon Gelin ?

— Le voici ; répondit Danican, en lui présentant un long fusil de boucanier ; je ne l’ai pas chargé ; j’ai préféré vous laisser ce soin.

— Tu as bien fait, dit le capitaine.

Il prit le fusil, l’examina en connaisseur, étudia la couche et fit jouer la batterie.

— C’est une bonne arme, dit-il avec satisfaction ; merci, Danican, tu ne m’as pas trompé.

Il chargea le fusil avec la plus sérieuse attention ; puis il attacha à sa ceinture le sac à balles et la poire à poudre que, selon sa promesse, le boucanier, lui avait donnés avec le fusil.

— Maintenant, dit-il, que faisons-nous ?

— Il est près de quatre heures et demie, répondit Danican ; il est temps de partir, mais auparavant, nous boirons un verre de vieille eau-de-vie de France ; je ne connais rien de tel pour chasser les brouillards du matin.

— Va pour l’eau-de-vie de France, c’est une excellente liqueur ; fit le capitaine.

Les verres furent remplis, choqués et vidés en moins de cinq minutes ; puis les deux hommes quittèrent la maison, la laissant sous la garde des engagés de Danican.

Le froid était assez vif ; la nuit encore noire.

Mais le boucanier connaissait le pays ; sans hésiter une seconde, il tourna à droite et s’engagea à grands pas sous le couvert, suivi de près par Bothwell ; si le capitaine ne l’avait pas eu pour guide, il aurait été fort empêché pour se diriger au milieu de ces ténèbres, dans cette partie de l’île, où jamais il n’était venu ; bien que le célèbre flibustier eut maintes fois relâché dans presque tous les ports de Saint-Domingue.

Les deux hommes marchèrent ainsi pendant plus d’une heure, côte à côte, sans échanger une parole.

Chacun d’eux sans doute, s’entretenait avec ses propres pensées.

D’ailleurs, les ténèbres, le silence des bois, le murmure contenu du vent à travers les branches des arbres, portent avec eux un sentiment de tristesse mystérieuse, qui pousse l’âme au recueillement ; la nature primesautière, vierge encore de la cognée ou de la hache de l’homme, possède un inexplicable prestige, dont malgré elles, les imaginations les plus vives, les organisations les plus énergiques, sont émues, impressionnées et poussées à la rêverie.

Cependant les étoiles s’éteignaient les unes après les autres, dans les vastes profondeurs du ciel ; de larges bandes nacrées commençaient à rayer l’extrême limite de l’horizon ; l’obscurité devenait moins intense ; elle se décomposait peu à peu, et prenait des teintes blafardes estompées d’une brume grisâtre, permettant de distinguer vaguement encore, à la vérité, les divers accidents du paysage ; ce n’était déjà plus la nuit, bien que ce ne fût pas encore le jour ; on entendait des piétinements dans les halliers, des frémissements d’aile sous la feuillée ; le soleil n’allait pas tarder à paraître et à rendre la vie à cette nature assoupie s’éveillant sous l’influence de son apparition prochaine.

Les voyageurs traversaient alors une vaste savane, où leurs regards pouvaient plonger à de grandes distances dans toutes les directions.

— Approchons-nous ? demanda Bothwell.

— Dans une demi-heure, nous serons rendus ; êtes-vous fatigué, capitaine ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Alors nous continuons ?

— Pardieu !

Ils reprirent leur marche, un instant interrompue, sous le prétexte de reprendre haleine ; mais en réalité pour contempler à travers les branches assez espacées des arbres, le lever majestueux du soleil dans la grande savane ; du reste ils avaient atteint l’extrémité des bois ; quelques minutes leur suffirent pour émerger du couvert, et arriver sur le lieu du rendez-vous.

En effet, à peine eurent-ils pénétré dans la savane, qu’ils aperçurent, à une centaine de pas de l’endroit où eux-mêmes se trouvaient, un groupe de Frères de la Côte, causant tout en se promenant, sur le bord d’une étroite rivière.

— Voilà nos hommes, dit Bothwell.

— Ne les faisons pas attendre, dit Danican.

Ils doublèrent le pas ; de leur côté les flibustiers les avaient aperçus, et s’avançaient vers eux.

Ces Frères de la Côte étaient : Montbarts, Michel le Basque, le beau Laurent, Philippe d’Ogeron et l’Olonnais.

Deux autres flibustiers étaient restés à l’écart.

Sans doute, leur intention était de demeurer simples spectateurs de ce qui allait se passer.

Ceux-ci étaient : Vent-en-Panne et Pitrians.

— Messieurs, dit Bothwell avec une certaine hauteur, après l’échange des premières salutations, je ne suis pas en retard, le soleil se lève.

— Nous avons devancé l’heure, monsieur, répondit courtoisement Montbarts ; beaucoup plus rapprochés que vous ne pouviez l’être du lieu du rendez-vous, et de plus ayant sur vous l’avantage de connaître le pays, cela devait être.

Bothwell s’inclina.

— Je suis à vos ordres, messieurs ; seulement je me permettrai de vous faire observer, que nous sommes bien nombreux, pour l’affaire qui nous amène.

— Oui, en effet, monsieur, mais nos amis sont venus ici pour des motifs complètement étranger à votre querelle, dans laquelle ils ne prétendent en aucune façon intervenir ; supposez donc que nous ne sommes ici que quatre ; vous, Danican, votre témoin, l’Olonnais votre adversaire, et moi chargé de défendre les intérêts de mon jeune ami.

— Soit, monsieur, veuillez venir au fait, s’il vous plaît ?

— La place où nous sommes vous convient-elle ?

— Parfaitement.

— Nous y demeurerons donc ; sans doute vous avez donné vos instructions à Danican.

— Oui, monsieur ; vous pouvez tout régler avec lui.

En effet, Bothwell avait proposé au boucanier de l’assister ; celui-ci n’avait aucun motif pour lui refuser de lui rendre ce service ; il avait d’autant plus volontiers consenti, que Bothwell était étranger, et sans aucun ami auprès de lui.

Montbarts salua le capitaine, fit à Danican, signe de le suivre, et tous deux, après s’être un peu retirés à l’écart, commencèrent à discuter les conditions du duel.

Les rencontres entre boucaniers n’avaient aucune ressemblance avec les duels de nos jours ; rencontres pour la plupart élégantes, à l’eau de rose, où l’on s’égratigne à peine l’épiderme ; et dont certains journalistes de Paris ou d’autre part, savent dans leurs feuilles respectives, se faire de charmantes réclames, qui ne trompent personne.

Les boucaniers étaient des natures incultes, presque sauvages ; des organisations nerveuses et énergiques ; poussant tout à l’extrême, la haine comme l’amitié ; le courage surtout, était chez eux de la férocité. Ils n’admettaient aucune concession puérile, aucun raffinement autre que celui de la bravoure ; ils ne se battaient que pour des motifs sérieux ; mais alors ils se battaient réellement ; sans trêve ni merci ; avec toute l’implacable cruauté des fauves, auxquels ils ressemblaient sous tant de rapports.

Il y avait deux catégories de duels.

Les duels simples et les duels sérieux.

Les duels simples avaient lieu, lorsque deux Frères de la Côte s’étaient pris de querelle après boire ; et emportés par la colère, sans autrement s’en vouloir d’ailleurs, s’étaient jetés à la face certaines injures, exigeant une réparation par les armes.

Les deux adversaires étaient, en ce cas, placés à cent pas l’un de l’autre, le fusil à la main, et à un signal donné, ils tiraient ensemble.

L’adresse des flibustiers était proverbiale ; ils coupaient sur l’arbre, la queue d’une orange, avec une balle, à cent cinquante pas ; leurs fusils fabriqués exprès pour eux, par deux armuriers spéciaux, de Nantes et de Dieppe, Bracchie et Gelin, avaient une portée extraordinaire et une justesse remarquable ; de plus ils se servaient d’une poudre excellente, nommée poudre de flibuste, que seuls, ils possédaient ; aussi, huit fois sur dix, les duels simples entraînaient-ils mort d’homme.

Le duel sérieux était plus compliqué ; après l’échange des deux balles, si les adversaires restaient debout, ils s’armaient chacun d’une hache d’abordage, et combattaient jusqu’à ce que mort s’ensuivît, pour l’un ou pour l’autre ; presque toujours, tous deux restaient sur le terrain.

On citait, comme un véritable miracle, un duel dont le beau Laurent était sorti sans une égratignure, après avoir fendu le crâne à son adversaire.

Cette fois, il s’agissait d’un duel sérieux ; Bothwell avait déclaré ne pas en accepter d’autre.

La discussion entre Montbarts et Danican fut longue ; les deux témoins ne réussissaient pas à s’entendre ; enfin après bien des hésitations, ils parvinrent à tomber d’accord.

Montbarts avait apporté deux haches d’abordage ; elles furent soigneusement examinées, puis remises aux deux adversaires, dont les fusils furent chargés avec la plus scrupuleuse attention ; enfin on convint que les combattants, à un signal donné par Montbarts, épauleraient et tireraient sans viser.

Les deux hommes furent placés à quatre-vingts pas l’un de l’autre ; Bothwell était pâle, il avait les sourcils froncés ; l’Olonnais souriait ; ni l’un ni l’autre ne prononça une parole.

Montbarts et Danican se tinrent à droite et à gauche des combattants, à une dizaine de pas à l’écart.

L’Olonnais et Bothwell étaient droits et fermes, le fusil au pied.

— Feu ! cria Montbarts d’une voix stridente.

Les deux détonations se confondirent en une seule.

La balle de l’Olonnais avait brisé le fusil de Bothwell dans ses mains, le flibustier tenait encore entre ses doigts crispés la crosse de son arme. L’Olonnais était livide, il chancelait ; il avait laissé tomber son fusil, et de ses deux mains, il se prenait la poitrine avec force, comme s’il étouffait.

Tout ceci s’était passé en quelques secondes à peine.

Le beau Laurent, Michel le Basque, et les autres flibustiers, comme cela avait été convenu, restaient à l’écart ; ils ne semblaient aucunement se préoccuper des péripéties du duel, bien qu’en réalité, il les intéressât au plus haut point, à cause de la vive sympathie que leur inspirait l’Olonnais.

— En avant ! cria Montbarts.

Bothwell tressaillit, un sourire sinistre crispa ses lèvres, il poussa une exclamation étouffée, ressemblant à un rugissement de tigre, et brandissant sa hache, il s’élança en courant sur son adversaire, toujours à demi courbé, et en apparence en proie à une prostration complète.

Mais soudain, l’Olonnais se redressa, un double éclair jaillit de son regard, il saisit son arme et bondit à la rencontre de son ennemi.

On entendit le choc sec et strident des deux haches s’entrechoquant à coups répétés ; tout à coup l’Olonnais jeta un cri, enlaça son adversaire de ses bras nerveux, lui fit perdre pied, et tous deux roulèrent sur le sol.

Mais presque aussitôt on aperçut Bothwell, étendu sur l’herbe, maintenu par l’Olonnais dont le genou pesait sur sa poitrine, et lui serrant la gorge de la main gauche, en même temps que de la droite il brandissait sa hache sur sa tête.

— Rends-toi, misérable ! reconnais tes torts ! s’écria le jeune homme.

Bothwell ne répondit que par un cri de rage, en faisant un effort gigantesque pour échapper à la puissante étreinte de son ennemi, mais sans y réussir.

— Eh bien, meurs comme un chien ! reprit l’Olonnais.

Mais tout à coup il sentit son bras retenu.

Instinctivement il se retourna, et poussa un cri de surprise et d’admiration.

Légèrement penchée sur lui, sa main mignonne posée sur le manche de la hache qu’elle effleurait à peine, Fleur-de-Mai, pâle comme un fantôme, mais souriante, l’implorait par un de ces regards expressifs, qu’elle savait si bien laisser glisser entre ses paupières mi-closes, et dont l’éloquence touchante était irrésistible.

— Que veux-tu ? balbutia le jeune homme stupéfait et ignorant dans sa naïve crédulité, s’il avait affaire à une femme, ou à un être en dehors des lois de l’humanité.

Montbarts, Danican et les autres Frères de la Côte, intéressés malgré eux par cette scène étrange, s’étaient insensiblement rapprochés, et formaient un cercle attentif autour de ce singulier groupe.

— Tu as vaincu cet homme, répondit la jeune fille de sa voix harmonieuse, dont les notes musicales, allaient doucement au cœur du flibustier, sois généreux, accorde-moi sa vie.

L’Olonnais fit un geste, qu’elle arrêta aussitôt.

— C’est Dieu qui t’a préservé de l’atteinte mortelle de cet homme féroce, reprit-elle avec un délicieux sourire, ne sois pas ingrat ; le sang versé, ajouta-t-elle en soupirant, fait une tache ineffaçable.

L’Olonnais, à demi-subjugué par ces paroles touchantes, laissa anxieusement errer un regard interrogateur autour de lui.

Les Frères de la Côte baissèrent affirmativement la tête.

— Tu ne me réponds pas ? murmura-t-elle d’une voix si harmonieusement modulée que le jeune homme sentit un frisson courir dans ses artères.

— Soit ! dit-il en adoucissant le timbre un peu rude de sa voix, puisque tu m’en pries, cet homme vivra ; mais c’est à toi seule, que j’accorde sa vie.

— Merci, ami, répondit la jeune fille avec âme, dis-moi ton nom, afin que je le conserve dans mon souvenir ; moi, ajouta-t-elle avec une mélancolie charmante, je suis Fleur-de-Mai, l’enfant de Dieu et la fille des Frères de la Côte.

— Moi, Fleur-de-Mai, répondit le jeune homme d’une voix balbutiante, on me nomme l’Olonnais.

— Bien, reprit-elle en battant des mains, comme une folle enfant n’ayant pas encore conscience de ses actes ; l’Olonnais, tu es bon, tu es généreux, je t’aime !

Le jeune homme tressaillit à ces paroles si simples, prononcées avec tant de candeur, un nuage passa sur son front, mais faisant effort sur lui-même :

— Moi aussi je t’aime, comme si j’étais ton frère ; dit-il.

— Bien, ami ; répondit la jeune fille en se retirant un peu en arrière.

L’Olonnais jeta sa hache loin de lui, et tendant la main au flibustier.

— Bothwell, lui dit-il en souriant, bien que d’un accent assez froid, tout est oublié, relève-toi ; un ange te soustrait à ma vengeance, soyons amis !

— Jamais ! s’écria le capitaine d’une voix sourde.

Et repoussant d’un geste brusque, la main que lui tendait son généreux adversaire, d’un bond, il se remit sur ses pieds.

Pendant deux ou trois minutes, un silence pénible et embarrassé plana sur les témoins de cette scène extraordinaire.

Bothwell en proie à une rage folle mais contraint de la contenir, se mordait les lèvres jusqu’au sang en jetant des regards farouches sur les Frères de la Côte, dont il était entouré ; Montbarts et ses amis, le front pâle, le sourcil froncé sous le poids de quelque pensée secrète, fixaient le flibustier, avec une expression d’indicible tristesse. L’Olonnais essayait vainement de découvrir Fleur-de-Mai ; la jeune fille avait disparu avec la rapidité d’une biche effarouchée, sans laisser de traces de sa fuite.

Bothwell se décida à rompre enfin ce silence, que chaque seconde rendait plus gênant pour tous.

— Il faut en finir ; murmura-t-il d’une voix sourde, mais assez haut pour être entendu de toutes les personnes présentes.

Le beau Laurent fit alors un pas en avant, et lui imposant silence, d’un geste empreint d’une majesté suprême :

— Bothwell, dit-il d’une voix ferme, le conseil des douze me charge de t’apprendre la décision, prise par lui, à l’unanimité à ton sujet, cette nuit à deux heures du matin.

— Le conseil des douze ! murmura le flibustier, avec une surprise mêlée d’épouvante, que me veut le conseil ?

— Écoute, reprit le beau Laurent toujours impassible, ce n’est pas moi qui parle, c’est le conseil ; moi je ne suis qu’un écho.

— Soit, je suis prêt à t’entendre, Laurent.

— Le conseil, reprit froidement le Frère de la Côte, considérant que tu as de parti pris, violé les lois de l’hospitalité, en te faisant inviter chez le duc de la Torre, dans le but hautement avoué par toi, de chercher querelle à l’un de tes frères, se trouvant en même temps que toi assis à la table du duc ; le conseil considérant que, sans provocation aucune, tu as insulté l’Olonnais, contre lequel, ne le connaissant pas, tu ne saurais nourrir aucun sentiment de haine ; considérant en sus, qu’en agissant ainsi, tu as manqué à ton serment, par lequel tu es obligé à voir dans tout flibustier, un ami, un frère, avec lequel il t’est interdit formellement d’avoir une querelle, sans l’assentiment du conseil et pour des motifs sérieux ; ledit conseil te déclare chassé de l’association ; comme tel déchu de tous les droits et prérogatives dont tu jouissais en qualité de Frère de la Côte ; ordonne que tous les ports occupés par les flibustiers te seront interdits ; que tous rapports seront rompus avec toi, comme ayant forfait aux lois et à l’honneur de l’association. Le conseil ordonne en sus, que tu quitteras Saint-Domingue aujourd’hui, avant midi, pour ne jamais plus en approcher ; et que en sus, tu paieras une amende de quinze mille piastres ; laquelle somme sera partagée entre les plus nécessiteux Frères de la Côte ; te déclarant que, faute de solder la dite amende, ton navire mouillé en ce moment sur la rade de Léogane, sera saisi et vendu, au profit des mêmes Frères de la Côte malheureux.

— Je suis seul et désarmé au milieu de vous, mes maîtres, répondit le pirate avec un sourire sinistre ; je ne puis vous empêcher de faire de moi ce qui vous plaira ; quant à mon navire, c’est autre chose ; il est solide, fin voilier, bien armé ; j’ai de plus un équipage nombreux et fidèle, je vous mets au défi de le saisir, il est hors de votre portée.

— Vous vous trompez, capitaine, répondit le beau Laurent ; votre navire a été il y a trois heures enlevé par surprise ; il est maintenant entre nos mains, placé sous le commandement de notre frère Ourson Tête-de-Fer, que vous connaissez.

— Oh ! démons ! s’écria-t-il avec rage, c’est bien joué ! mais j’aurai ma revanche.

— Qu’à cela ne tienne ? nous sommes hommes à vous répondre. Paierez-vous ? reprit le beau Laurent toujours de marbre.

— Oui ! dit-il, mais je le jure, je me vengerai !

— Je me charge, moi, de vous en fournir l’occasion ; dit Vent-en-Panne, en touchant doucement l’épaule du capitaine.

— Vous ? fit-il en tressaillant.

— Oui.

— Vous me le promettez ? fit-il avec insistance.

— Je vous en donne ma parole ; dit froidement Vent-en-Panne.

— Je retiens votre parole ; oh ! que Dieu me prête vie, et nous verrons !

— Amen ! dirent les flibustiers en ricanant.

Bothwell fit un geste terrible, mais il l’avait dit, il était seul, sans armes ; il se contint.

Deux heures plus tard, le capitaine anglais, après avoir jusqu’au dernier ochavo, payé les quinze mille piastres, auxquelles le conseil des douze l’avait condamné, mettait sous voiles, et s’éloignait pour toujours de Saint-Domingue.