E. Dentu (1p. 239-257).
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XI

QUEL FUT LE RÉSULTAT DE LA CONVERSATION DE BOTHWELL AVEC LES DEUX BOUCANIERS ESPAGNOLS

Les deux étrangers semblèrent, non pas réfléchir, mais hésiter pendant quelques instants.

Bothwell les examinait à la dérobée avec une expression narquoise qui n’était pas exempte de dédain.

Enfin, celui qui se faisait appeler le Chat-Tigre se décida à prendre la parole, non cependant sans avoir échangé un regard d’intelligence avec son compagnon.

— Capitaine, dit-il, nous voulons jouer cartes sur table avec vous, afin que nous puissions bien nous entendre.

— À votre aise, messieurs, si vous le désirez, je vous donnerai, moi, l’exemple de la franchise, répondit Bothwell d’une voix railleuse.

— Qu’est-ce à dire ? fit Chanteperdrix avec hauteur.

— Pardieu ! comme disent les Français, reprit le boucanier, croyez-vous par hasard que je me suis rendu à Saint-Domingue à l’aveuglette et sur votre seule parole ? Je serais un grand sot d’avoir agi ainsi ; vous vous gausseriez de moi, et vous auriez raison.

— Je ne vous comprends pas, capitaine ; vous parlez par énigmes, dit le Chat-Tigre.

— Nullement, mes maîtres, je parle franc. Lorsque votre émissaire m’a remis votre lettre, lettre dans laquelle vous me proposiez une affaire, devant me rapporter un bénéfice net de 200,000 livres, la pomme me parut, ce qu’elle est en effet, c’est-à-dire fort belle. J’aime l’or, je ne m’en cache pas ; je ne me suis fait flibustier que pour en amasser en peu de temps, le plus possible ; mais je ne suis pas un niais facile à piper ; avant de quitter la Jamaïque et de me rendre ici, où vous m’aviez assigné rendez-vous ; je suis allé tout droit chez le banquier auquel, me disiez-vous, toujours dans votre lettre, les 200,000 livres avaient été confiées par vous, pour être mises à ma disposition après le succès de l’affaire en question.

— Eh bien ? firent les deux hommes, l’argent est déposé.

— Et me voilà ! reprit-il ; les bons comptes font les bons amis : une fois certain de votre loyauté, je me suis rendu à votre appel ! J’attends maintenant que vous me disiez quelle est cette affaire pour laquelle vous me voulez payer une pareille somme ; si je ne me trompe, elle doit être grave et surtout difficile ; donc je brûle de la connaître.

— Fort bien, capitaine, nous ne mettrons pas votre curiosité à une longue épreuve, dit le Chat-Tigre ; à présent surtout que votre présence ici nous assure de votre concours.

— Pardon, messieurs, je n’ai encore dit ni oui, ni non ; je n’ai pas pour habitude de conclure de semblables affaires sans les connaître ; je n’ai aucune opinion préconçue ; je me réserve ; expliquez-vous d’abord : puis quand vous m’aurez tout dit, je vous répondrai franchement. Diable ! fit-il en riant ; je ne me soucie pas d’acheter chat en poche.

— Cependant, capitaine, dit Chanteperdrix, il se peut faire que lorsque nous vous aurons confié notre secret, vous refusiez de vous associer à nos projets ?

— Ce n’est pas probable, mais c’est possible.

— Bah ! fit le Chat-Tigre en ricanant, vous accepterez ; 200,000 livres ne se trouvent pas toujours ainsi.

— C’est vrai ; 200,000 livres sont bonnes à gagner ; mais ce n’est pas une fortune, après tout !

— Ainsi vous persistez dans votre résolution ?

— Avec acharnement.

— Mais, au cas où nous ne nous entendrions pas, qui nous garantit votre silence ?

— Ma parole, messieurs ! répondit-il avec hauteur, la parole de Astor Bothwell !

Il y eut un court silence ; le capitaine le rompit.

— D’ailleurs, messieurs, dit-il avec ironie ; il me semble que vous vous y prenez un peu tard, pour vous aviser de telles subtilités ; non-seulement je suis renseigné sur votre fortune immense, paraît-il, mais encore j’ai obtenu sur vous certains renseignements suffisants pour vous perdre si telle était ma pensée ; ainsi, croyez-moi, jouons cartes sur table, ainsi que vous le disiez si bien tout à l’heure.

— Nous ne demandons pas mieux, capitaine, reprit Chanteperdrix, mais ces renseignements auxquels vous faites allusion…

— Sont positifs. Voulez-vous en juger ? soit ! vous vous cachez sous des noms supposés, cela n’a rien d’extraordinaire à la Côte ; la plupart d’entre nous, Montbarts, le beau Laurent, Ourson tête-de-fer, Veut-en-Panne, le Poletais, et tant d’autres en font autant ; vous êtes arrivés il y a quatre mois à Saint-Christophe, sur un bâtiment portugais ; d’où veniez-vous ? Quels noms portiez-vous alors ? peut-être pourrais-je vous le dire, et plus encore, si cela me convenait ; mais je n’aime pas à me mêler de ce qui ne me regarde pas ; d’ailleurs dans les îles nous ne demandons jamais compte à personne de sa vie passée ; son présent seul nous importe : nous acceptons chacun pour ce qu’il lui plaît de paraître ; vous vous faites passer pour des flibustiers de Saint-Christophe, on ne vous en a pas demandé davantage ; il n’en manque pas parmi nous ; cependant le bruit court que vous êtes dans les meilleurs termes avec les gavachos ; quelques-uns de nous croient même vous avoir aperçus à la Havane, seuls vous pourriez répondre à cette allégation ; il est certain pour nous tous qu’un grand intérêt vous a conduits dans les îles. Quel est cet intérêt ? je l’ignore ainsi que tous mes compagnons.

— Ah ! fit le Chat-Tigre en souriant.

— Oui ; reprit froidement le boucanier ; mais nous le soupçonnons, moi surtout.

— Et cet intérêt ?… demandèrent les deux hommes, avec une légère altération dans la voix.

— Ne saurait être qu’une vengeance.

— Une vengeance ! s’écria le Chat-Tigre en pâlissant malgré sa puissance sur lui-même.

— Allons donc ! fit Chanteperdrix, avec un sourire forcé ressemblant à s’y méprendre à une grimace.

— Ce que j’admire le plus dans tout cela, reprit le Chat-Tigre, avec une feinte légèreté, c’est la facilité avec laquelle on forge des histoires en ce pays, et la créance qu’elles obtiennent, même auprès des personnes les plus sérieuses.

— Vous trouvez, monsieur ? reprit le boucanier en ricanant. Eh bien ! foi de Bothwell, vous avez tort d’être aussi surpris ; vous n’êtes pas au bout, vous en verrez bien d’autres ; vous connaissez encore mal la Côte ; étudiez-la, croyez-moi, cela en vaut la peine, nous sommes le peuple le plus singulier qui soit. Toutes les castes y sont mélangées ; la haine, la misère, la débauche, et surtout les fours parisiens de la Compagnie des Indes, nous amènent à foison les personnalités les plus disparates.

— Vraiment ? dit Chanteperdrix d’une voix railleuse.

— Mon Dieu oui ! figurez-vous que nous avons de tout ici, ajouta Bothwell, en les couvrant de son regard clair, aux effluves magnétiques ; des comtes, des barons, jusqu’à des marquis et des princes ; mais assez sur ce sujet ; à votre santé, messieurs ! fit-il en remplissant les verres, et revenons s’il vous plaît à votre ou plutôt à notre affaire.

Les deux hommes étaient livides ; pour se donner une contenance, ils saisirent leurs verres et les vidèrent machinalement.

— Tout ce que vous nous apprenez, est fort intéressant, capitaine, reprit le Chat-Tigre, après un instant, mais en admettant que cela soit, sans avoir l’intention de mettre une seconde votre véracité en doute, je vous avoue que je suis de plus en plus surpris.

— De quoi donc, monsieur ?

— De la connaissance que vous possédez de toutes ces choses.

— C’est cependant bien facile à comprendre : nous avons en France, en Angleterre, en Espagne, partout enfin ou notre intérêt l’exige, des agents que personne ne connaît, que nous payons fort cher, et qui nous renseignent admirablement sur tout ce qu’il nous importe de savoir. Ces agents ont un pied dans toutes les familles ; l’oreille dans les conseils les plus secrets des Rois. Rien ne se trame contre nous, sans que nous en soyons immédiatement informés. Personne ne débarque à la Côte, ajouta-t-il en pesant avec intention sur les mots, sans que nous sachions à l’avance qui il est.

— Quelle police ! s’écria Chanteperdrix.

— Oui ; elle est admirablement faite, reprit Bothwell avec bonhomie ; cela prouve le haut degré de civilisation auquel nous sommes parvenus. Règle générale, plus un gouvernement est civilisé, plus un gouvernement est fort, plus la police est nombreuse et habilement faite. En France par exemple, ajouta-t-il avec une mordante ironie, il n’existe pas un individu qui ne soit espionné par un autre. Cela tient à la civilisation avancée, et aux progrès incessants faits par les Français en philosophie pratique. Aussi je le constate à la honte des gouvernements Européens, jamais leur police, si bonne qu’elle soit, n’atteindra un tel degré de perfection. À moins toutefois que ce ne soit chez les Moscovites, qui, dit-on, marchent rapidement à coups de sabre, vers la civilisation ; avant un siècle, ils auront, grâce à l’excellence de leur police, surpassé les autres nations plus anciennes. À propos connaissez-vous la France ? ajouta-t-il d’un air narquois.

Pris à l’improviste par cette question à bout portant, les deux hommes tressaillirent, mais se remettant au plus tôt :

— Non ; répondirent-ils.

— Ah !… tant pis. Je suis allé en France, il y a quelques années ; je vous assure que c’est un pays très-curieux ; il y a là un Roi tout mignon, juché sur de grands talons rouges, peut-être afin que le sang ne s’y voie pas. Ce petit bonhomme a pris on ne sait pourquoi le soleil pour emblème, et depuis qu’après avoir un jour menacé son parlement de la cravache, il a dit : l’État c’est moi ! il se fait adorer par ses sujets, dont il est beaucoup plus redouté que s’il était vraiment Dieu. C’est fort drôle en vérité ; dès que vous aurez terminé votre grande affaire, je vous engage à aller voir cela. Et maintenant, messieurs, vous décidez-vous à vous décider ? dit-il d’une voix railleuse ; il serait temps d’en finir.

— Soit, monsieur, finissons-en donc ; répondit nettement le Chat-Tigre ; pour des raisons qui nous sont personnelles, nous voulons nous emparer d’un frère de la Côte, connu parmi vous sous le nom de Vent-en-Panne.

— Je le savais.

— Vous ? Comment ?

— Eh mon Dieu ! comme je sais tout ; voilà pourquoi j’avais sollicité une invitation au dîner donné aujourd’hui par le duc de la Torre. Vent-en-Panne devait assister à ce dîner ; j’étais résolu à lui chercher querelle, mais il a sans doute été prévenu et s’est abstenu de paraître. C’est une affaire manquée, il nous faudra employer un autre moyen ; je n’ai réussi qu’à ramasser un duel avec un jeune coq, nommé l’Olonnais, qui me paraît assez solide sur ses ergots, mais que dans quelques heures j’espère mettre à la raison ; continuez.

— Ce Vent-en-Panne, reprit le Chat-Tigre, est notre ennemi mortel, implacable ; nous ne reculerons devant rien pour le tenir entre nos mains.

— Comme lui vous a tenus entre les siennes, n’est-ce pas ? fit le boucanier en ricanant.

— Eh bien oui ! s’écria le Chat-Tigre avec rage, puisque vous semblez si bien instruit de ces choses que nous croyions secrètes, c’est ainsi, nous voulons venger une injure horrible par une plus effroyable encore. Voilà pourquoi nous réclamons votre concours ; quel que soit le prix que vous exigiez de nous, il vous sera intégralement payé le jour où vous nous livrerez notre ennemi pieds et poings liés.

— Ce que vous me demandez est impossible, répondit Bothwell en hochant la tête.

— Comment, impossible !

— Oui. Vent-en-Panne est un redoutable lutteur ; je lui ai vu accomplir des faits d’une audace incroyable. S’attaquer à lui, c’est vouloir combattre, armé d’un cure-dent, un lion furieux. Ignorez-vous de quelle manière il s’est emparé avec vingt-cinq hommes du vaisseau espagnol le Santiago, et cela en vue de Cuba, presque à l’entrée du port ? Non, vous dis-je, vous ne réussirez pas à vous emparer de lui ; il vous brisera comme verre ; renoncez à ce projet insensé.

— Soit, mais au lieu de lutter face à face contre ce démon, n’est-il pas d’autres moyens de s’emparer de lui ?

— Peut-être y en a-t-il un ; encore n’affirmerai-je pas qu’il réussira ; Vent-en-Panne est aussi fin que brave ; c’est un lion doublé d’un renard ; il déjouera toutes les trames ourdies contre lui.

— C’est d’une trahison que vous parlez, n’est-ce pas ? une embuscade ! un guet-apens ?

— Oui.

— Pourquoi ne pas essayer ?

Bothwell hocha la tête sans répondre.

— Cependant vous le haïssez ? dit Chanteperdrix.

— En servant notre vengeance, vous servez votre haine.

Le flibustier leur imposa silence d’un geste de la main.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles on n’entendit d’autre bruit dans la salle que celui de la respiration haletante des trois hommes.

Enfin Bothwell releva la tête ; il se versa une large rasade, la but d’un trait et reposa le verre sur la table, avec une telle force qu’il se brisa en éclats.

— Écoutez-moi, et surtout comprenez-moi bien, dit-il d’une voix sourde ; Vent-en-Panne est mon ennemi mortel ; je le hais de toutes les forces vives de mon cœur ; le jour où je le verrai se débattre à mes pieds, dans les affres de l’agonie, ce jour ma joie serait au comble ; cependant malgré mon désir de vengeance, je ne puis vous aider dans vos projets contre lui. Je suis malgré moi contraint de rester neutre, dans cette lutte que vous voulez entreprendre.

— Capitaine, sur l’honneur, je ne comprends rien à vos paroles, interrompit le Chat-Tigre.

— Oui, cela vous surprend, n’est-ce pas, de m’entendre parler ainsi, après l’aveu que je vous fais, vous ne comprenez rien à mes paroles ; en effet il doit en être ainsi. Deux mots d’explication suffiront pour faire cesser votre étonnement. D’après les lois de notre association, tout frère de la Côte, convaincu d’avoir usé de trahison pour se venger d’un autre, si légitime que soit cette vengeance, est jugé par le grand conseil, et condamné à mourir de faim sur la roche de Tiburon, après avoir eu les pieds et les mains coupés à coups de hache. Or si grande que soit ma haine contre Vent-en-Panne, elle ne va pas jusqu’à risquer un pareil supplice pour la satisfaire. De plus, j’ajouterai que même si cette menace n’était pas suspendue sur ma tête, je ne consentirais pas à employer contre lui les moyens que vous me proposez. À mon avis la trahison est l’arme des lâches ; jamais je ne m’en servirai. Donc ce moyen ne vaut pas mieux que l’autre, il vous faut y renoncer si vous êtes toujours dans l’intention de me prendre pour complice dans la vengeance que vous méditez contre cet homme.

— Toujours !

— Mais il doit y avoir un moyen pourtant ! s’écria Chanteperdrix en se frappant le front avec colère.

— Certes, il y en a un ; reprit Bothwell avec un sourire.

— Lequel ? s’écrièrent les deux hommes en se rapprochant.

Ils sentaient leur espoir renaître.

— Un certain proverbe, que je vous engage à méditer, prétend que la vengeance se mange froide, vous me comprenez, n’est-ce pas, mes maîtres ? reprit le boucanier avec cet accent narquois qui lui était particulier ; supposez par exemple ceci : tous les jours les frères de la Côte tentent des expéditions plus ou moins formidables, plus ou moins lointaines ; supposez, dis-je, que Vent-en-Panne, dans un but ou dans un autre, demain, dans quinze jours, ou dans un mois, peut-être plus tard, organise une expédition contre n’importe quoi ; vous suivez bien mon raisonnement ?

— Nous ne perdons pas un mot, capitaine.

— Très-bien ; supposez toujours que ce n’importe quoi, contre lequel est organisée cette expédition, soit un homme, ou si vous le préférez un pays, auquel je m’intéresse ; ceci est possible, n’est-ce pas ?

— Non-seulement possible, mais encore probable ; dit en souriant Chanteperdrix, vous avez tant d’amis, capitaine.

— Le fait est que j’en ai beaucoup. Or cet homme ou ce pays, justement effrayé de ces armements formidables, et voyant son existence menacée, se souvient de mon amitié ; en un mot de l’intérêt que je lui porte.

— Naturellement vous ne voulez pas laisser accabler ceux auxquels vous portez un si tendre intérêt ; vous armez de votre côté, et sans perdre un instant, vous volez au secours de l’homme ou du pays en question.

— Voilà ! dit le boucanier en remplissant son verre ; vous comprenez ? ajouta-t-il après avoir bu.

— Parfaitement, capitaine, mais il me semble que ce que vous nous avez dit précédemment à propos de votre association, doit cadrer assez mal avec le parti que vous prenez.

— Pardon, vous commettez une grave erreur ; ceci n’est pas de ma part acte de flibuste, mais affaire de sentiment ; nous nous trouvons jetés dans deux partis différents, et ce, contre notre volonté ; de même que l’association reconnaît à Vent-en-Panne le droit d’attaquer mes amis, elle me reconnaît à moi, celui de les défendre ; nous n’en sommes pas moins, Vent-en-Panne et moi, l’expédition terminée, les meilleurs amis du monde ; chacun a fait son devoir, voilà tout.

— Ainsi le cas est prévu par vos statuts ?

— Non-seulement il est prévu ; mais encore il s’est présenté plusieurs fois.

— Voilà qui lève tous les doutes. Ainsi…

— Ainsi, maître Chat-Tigre, et vous digne Chanteperdrix, il faut attendre.

— Longtemps ?

— Je ne crois pas. J’ai le pressentiment que Vent-en-Panne ne tardera pas à organiser une expédition.

— Contre de vos amis ?

— Pardieu ! j’en ai tant !

— Et alors ?

— Alors je les défendrai, soyez tranquilles ; mais jusques-là de la prudence ; prenez garde surtout d’éveiller les soupçons ; vivez retirés ; croyez-moi ; les yeux sont ouverts sur vous.

— Ah !

— Oui, vous voilà prévenus.

— Merci ; nous profiterons de l’avis ; nul ne nous verra.

— Comment cela ?

— Nous croiserons au large.

— Vous avez donc vraiment un navire ?

— Mais oui, capitaine ; un navire que vous connaissez qui plus est.

— Moi ?

— Avez-vous remarqué ce brick de vingt canons, mouillé tout près de vous, par la hanche de tribord ?

— Un charmant navire ; étroit, allongé, ras sur l’eau, avec ses mâts outrageusement inclinés sur l’arrière, la coque noire, une batterie rouge, et les voiles de même couleur ; God bless me ! si je le connais ; je passe mon temps à l’admirer, ce doit être un excellent marcheur !

— Il a été construit pour la traite ; au plus près les boulines roustées, il atteint douze nœuds, avec deux quarts de largue seulement, il dépasse quatorze.

— Hum ! et il se comporte à la mer ?

— Comme une dorade.

— Voilà un navire comme il m’en faudrait un !

— Cela ne tient qu’à vous, capitaine.

— Hein ? comment dites-vous cela ?

— Je dis que vous pourrez, quand il vous plaira, être propriétaire de ce charmant navire.

— Sérieusement.

— Je ne plaisante jamais, quand il s’agit d’affaires sérieuses ; ce navire est le mien.

— Ah ! ah ! et vous me le donnez ?

— Entendons-nous, capitaine ; je vous le donnerai ; mais donnant, donnant.

— Alors il faut ?…

— Me donner Vent-en-Panne ! troc pour troc.

— C’est dur.

— Je ne puis faire mieux.

— Et les 200,000 livres ?

— En même temps.

By god ! vous êtes méfiant, mon maître ?

— Nullement, je traite commercialement, voilà tout ; vous savez qu’à la Côte le crédit n’existe pas ; on ne traite qu’au comptant.

— Hélas !

— Vous dites ?

— Rien.

— Pardon, j’ai entendu un mot ?

— C’est vrai.

— Et ce mot signifie ?

— Que j’accepte le marché.

— C’est promis ?

— C’est juré ; voici ma main.

— Voici la mienne.

— Et la mienne aussi ; ajouta Chanteperdrix.

— Et maintenant que faut-il faire ?

— Attendre ; et louvoyer en vue de la passe ; un feu allumé à dix heures précises à l’extrémité du cap, vous indiquera le moment exact où je quitterai la rade, pour aller vous rejoindre au large. Jusque-là, veillez au grain ; ne dites que ce que vous voulez qui soit entendu ; si dans dix jours, vous n’avez pas reçu de mes nouvelles, vous vous rendrez à la Jamaïque, où vous m’attendrez.

— Ainsi vous demeurez ici ?

— Oui ; quelques jours encore ; ne vous ai-je pas dit que j’ai un pressentiment ?

— En effet.

— Eh bien, reprit Bothwell avec un mauvais sourire, je veux voir s’il se réalisera.

— Quand devons-nous partir ?

— Tout de suite, si cela vous est possible.

— Alors, adieu, capitaine, avant une heure nous serons sous voiles.

— Adieu et bonne chance ; à bientôt.

Les deux étrangers se levèrent, et se dirigèrent vers la porte ; au moment où ils allaient l’atteindre, Bothwell les rappela.

— Ah pardon, leur dit-il, j’oubliais.

— Quoi donc ? fit Chanteperdrix en se rapprochant.

— Oh ! presque rien ; un simple avertissement.

— Un avertissement ?

— Non, je m’explique mal, un conseil ; il est bien entendu que nous n’avons plus rien de caché entre nous, n’est-ce pas ?

— Franchise entière ; dit Chanteperdrix, d’un air béat.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, voici mon conseil.

— Nous écoutons.

— Souvenez-vous qu’on ne doit jamais chasser deux lièvres à la fois, parce que l’on risque de n’en prendre aucun.

— Ce qui veut dire ?

— Vous ne comprenez pas ?

— Non, sur l’honneur.

— Allons, je vois qu’il faut mettre les points sur les i.

— Mettez, capitaine ; de cette façon, toute équivoque sera impossible.

— Soit ; eh bien, en venant à la Côte, vous avez un double but ; choisissez entre les deux. Que préférez-vous ? Vous venger de Vent-en-Panne, ou essayer de vous emparer de l’île de la Tortue pour le compte de l’Espagne ?

— Hein ? quoi ? que dites-vous ? s’écrièrent les deux hommes avec effarement.

— Voulez-vous que je répète ma question ?

— C’est inutile, dit Chanteperdrix ; mais nous ne comprenons pas…

— Messieurs, dit Bothwell en fronçant le sourcil, prenez-y garde, le jeu que vous jouez avec moi, peut devenir mauvais ; vous vous obstinez à me montrer une méfiance blessante ; je crois, cependant, vous avoir prouvé que j’en sais assez sur votre compte, pour vous perdre si telle était mon intention.

— Au diable la méfiance ! s’écria le Chat-Tigre, franchise pour franchise, capitaine ! ce que nous voulons d’abord, c’est notre vengeance, nous laisserons quant à présent dormir notre second projet.

— Non pas ! s’écria vivement Bothwell, vous y renoncerez complétement ; sinon, rien de fait.

— Comment ? que vous importe que nous enlevions l’île de la Tortue aux flibustiers ?

— Il m’importe beaucoup ; d’abord je suis moi-même un flibustier ; pour rien au monde je ne consentirai à laisser trahir mes frères, au profit de ces Gavachos maudits que je méprise encore plus que je les déteste ; ainsi je vous en avertis : ceci est très-sérieux, mes maîtres ; autant je vous aiderai contre Vent-en-Panne, autant vous me trouverez hostile, si vous essayez de nuire aux frères de la Côte dont je m’honore d’être l’un des chefs. Après tout, que vous importe ? votre fortune n’est pas aux mains des Espagnols ; ce charmant navire que vous avez réussi à vous faire donner par eux, est entre vos mains, vous avez joué au plus fin avec eux ; c’est de bonne guerre, vous ne leur devez plus rien. Croyez-moi, soyez franchement flibustiers, puisque quant à présent vous ne pouvez pas être autre chose ; il est bon d’avoir des amis vaillants et résolus ; que deviendrez-vous si la Côte vous manque ? Que diable ! toutes ces considérations sont sérieuses ? laissez maugréer les Gavachos et moquez-vous d’eux. Quant à moi, mon influence est grande, vous le savez ; je réussirai à faire revenir mes amis de la mauvaise opinion qu’ils ont de vous ; bientôt vous serez considérés ici, et admis sur le même pied que nous le sommes tous ; est-ce entendu ?

— Pardieu ! vous avez raison, capitaine, fit Chanteperdrix, le Chat-Tigre vous dira que j’ai toujours pour ma part été opposé à cette affaire ; que nous importe l’Espagne ? c’est des flibustiers que nous devons avoir souci. Capitaine Bothwell, vous avez ma parole.

— Et la mienne, capitaine ; ajouta le Chat-Tigre ; vos raisons sont excellentes, il est impossible de ne pas être de votre avis.

— Eh bien, sur ma foi ! messieurs, votre détermination me fait plaisir ; cette fois je vous dis, en toute sincérité : vous pouvez compter sur moi ; au revoir, messieurs.

Les trois hommes se saluèrent, puis les deux étrangers quittèrent la maison, dont la porte fut solidement barricadée derrière eux par Danican, et ils se dirigèrent vers le rivage, éloigné d’environ une demi-lieue de la maison.

Ils marchèrent assez longtemps côte à côte sans échanger une parole. La lune était levée, la nuit si sombre quelques heures auparavant, était maintenant claire, étoilée, tiède et embaumée d’âcres senteurs marines ; l’atmosphère d’une grande pureté permettait de distinguer à une longue distance les divers accidents du paysage, dont les masses confuses prenaient sous les rayons lunaires, une apparence fantastique.

Quand ils eurent atteint le bord de la mer, les deux hommes firent halte ; non loin de l’endroit où ils s’étaient arrêtés, une pirogue était tirée sur le sable, un homme la gardait.

En apercevant les étrangers, il parut les examiner attentivement pendant quelques secondes, puis satisfait sans doute de ce muet examen, il siffla d’une certaine façon à deux reprises différentes.

Le Chat-Tigre répondit aussitôt par un sifflet semblable.

L’inconnu se rapprocha alors tout à fait de la pirogue, la fit glisser sur le sable, la mit à l’eau, sauta dedans, saisit les avirons, et saluant les deux hommes en ôtant son bonnet :

— Paré ! leur dit-il.

— Attends et veille au grain ; répondit le Chat-Tigre.

Puis se tournant vers son compagnon :

— Eh bien ? lui dit-il.

— Eh bien ? répéta laconiquement l’autre.

— Que penses-tu de ce qui s’est passé ?

— Beaucoup de choses.

— Bonnes ou mauvaises ?

— Bonnes et mauvaises ; plutôt mauvaises que bonnes.

— Ainsi tu n’as pas confiance dans la loyauté du capitaine Bothwell ?

— Très-peu.

— Cependant nous avons sa parole ?

— Cela ne signifie rien.

— Alors, à ton avis ?

— Nous avons agi comme des niais ; cet homme sait beaucoup trop de choses sur nous pour que l’envie ne lui vienne pas de nous trahir.

— Tu as peut-être raison, mon frère.

— J’ai raison certainement. Si nous ne le surveillons pas ; si nous le quittons un instant des yeux, nous sommes perdus ; il joue avec nous un double jeu ; c’est facile à voir.

— Ainsi nous ne partirons pas ?

— Au contraire, ainsi que tu le lui as annoncé, dans une heure nous serons sous voiles.

— Mais ?…

— Attends ; dès que le brick aura appareillé, nous nous déguiserons et nous descendrons à terre, non pas à Léogane, mais à Port-de-Paix, où nous prendrons langue.

— D’ailleurs nous avons là-bas de bons amis, chez lesquels au besoin nous nous cacherons.

— Non pas, mon frère, interrompit Chanteperdrix, nous ne devons nous faire voir à aucune de nos connaissances ; il est au contraire très-important pour nous et pour la réussite de nos projets, de conserver le plus strict incognito ; je me souviens des paroles du capitaine Bothwell à propos de la façon dont la police est faite à Saint-Domingue ; du reste, cher ami, moins notre présence sera remarquée, plus il nous sera facile d’obtenir les renseignements que nous désirons.

— En effet, je n’avais pas songé à cela, laisse-moi maintenant te donner une nouvelle.

— Intéressante ?

— Je le crois ; pour toi surtout ; du reste le hasard a tout fait ; c’est donc lui que tu auras à remercier. Voici la chose en deux mots. Cette après-dînée, je me promenais je ne sais trop pourquoi aux environs du gouvernement, lorsque j’entendis parler derrière la haie de cactus cierges servant de clôture au jardin de M. d’Ogeron ; deux personnes causaient tout en suivant une allée ; ces deux personnes étaient le gouverneur et son neveu M. Philippe d’Ogeron.

— Le célèbre boucanier ?

— Lui-même. M. Philippe d’Ogeron s’étonnait que Mme la duchesse de la Torre parlât aussi purement le français et sans accent, ce qui lui paraissait extraordinaire de la part d’une Espagnole…

— Bon ! que nous font ces histoires ? interrompit Chanteperdrix en haussant les épaules ; que nous importe ce nouveau Vice-Roi du Mexique ou du Pérou, je ne sais pas au juste ?

— Peut-être plus que tu ne penses, cher ami, écoute seulement la réponse du gouverneur.

— Allons, parle, bavard implacable et finis au plus vite.

— Tu te repentiras de cela, mon mignon ! D’ailleurs ma vengeance est toute prête, la voici : mon cher Philippe, répondit le gouverneur, je ne vois rien que de très-naturel à ce que Mme la duchesse de la Torre parle correctement le français ; elle n’est point Espagnole, mais Française ; elle appartient à une des grandes familles italiennes venues en notre pays à la suite de la Reine Catherine de Médicis ; c’est une Manfredi-Labaume tout simplement.

— Comment ! s’écria Chanteperdrix, la Duchesse serait ?…

— Dame ! répondit l’autre en ricanant, c’est M. d’Ogeron qui l’a dit, il doit le savoir, je suppose.

Chanteperdrix était livide, un tremblement convulsif agitait tous ses membres.

— Tu ne me trompes pas ? reprit-il d’une voix sourde en fixant un regard inquisiteur sur son compagnon.

— J’ai dit vrai, sur l’honneur.

— Plus que jamais, je dois à présent rester à Saint-Domingue, du moins pendant tout le temps qu’elle y résidera ; retournons à bord, il nous faut tout préparer ; puis nous redescendrons à terre.

— Ici, à Léogane ?

— Oui, ici à Léogane ; après ?

— Tu es fou, cher ami, songe donc que nous ne pourrons pas faire un pas sans être reconnus.

— Nous prendrons nos précautions, d’ailleurs quand on nous reconnaîtrait ! que m’importe !

— Mais enfin que prétends-tu faire ? que veux-tu ?

— Ce que je veux ?

— Oui.

— Je veux la voir ! s’écria-t-il avec un accent impossible à rendre.

Et sans attendre son compagnon, il se dirigea à grands pas vers la pirogue.

— Cordieu ! grommela entre ses dents le Chat-Tigre, tout en le suivant d’un pas plus modéré ; cordieu ! j’ai merveilleusement travaillé, moi ! quel besoin avais-je de mettre ainsi le feu aux poudres ? Eh bien, nous allons patauger dans un joli guêpier ! sur ma foi ! je me dois à moi-même d’avouer que je suis un fier imbécile !

Et il se donna une énorme bourrade dans l’estomac.

Cinq minutes plus tard, la pirogue faisait force de rames vers le brick, mouillé à une encâblure du rivage, et qu’elle ne tarda pas à atteindre.

— Pardieu ! fit à part lui le Chat-Tigre, en montant à bord, il n’y a pas à hésiter, j’ai fait le mal comme un sot que je suis, c’est à moi de le réparer ; je réussirai, quelles qu’en doivent être les conséquences ; ce serait folie que de le laisser faire !

Là-dessus, il rejoignit d’un air guilleret Chanteperdrix, déjà entré dans la cabine.