E. Dentu (1p. 275-291).
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XIII

DANS LEQUEL L’OLONNAIS RACONTE SON HISTOIRE À SON MATELOT VENT-EN-PANNE

Par une belle et chaude matinée des derniers jours du mois de septembre, deux hommes cheminaient le fusil sur l’épaule, les chiens sur les talons ; suivis à une dizaine de pas en arrière par deux engagés chargés de havre-sacs extraordinairement gonflés de provisions, sur une sente étroite, tracée à travers les hautes herbes, le long d’un cours d’eau large mais peu profond, affluent assez important de l’Artibonite et qu’on nommait alors le Fer-à-Cheval.

Ces deux hommes étaient Vent-en-Panne et l’Olonnais ; ils avaient campé pour la nuit au pied de la montagne Noire ; vers trois heures du matin ils s’étaient remis en route, avaient passé entre l’étang du Cul-de-sac et celui de Riquille et depuis une heure environ ils s’étaient engagés sur la sente qu’ils suivaient et qui aboutissait à quelques portées de fusil au plus de la petite ville ou plutôt du gros bourg de San Juan de la Maguana ; premier poste avancé, occupé par les Espagnols, sur cette partie de la frontière.

La petite troupe n’était séparée de la bourgade vers laquelle elle semblait se diriger, que par une distance de trois ou quatre portées de fusil au plus ; cependant comme la plaine qu’elle traversait était coupée de ravins nombreux, couverte d’une herbe haute de près de six pieds et semée de remises très-touffues, ainsi que disent les chasseurs, elle avait pu s’avancer aussi loin, sans être découverte par les sentinelles espagnoles postées sur les murs dans des espèces de poivrières.

De plus, la chaleur commençait à devenir intense ; les sentinelles, avec cette nonchalance caractéristique de leur nation, faisaient probablement la siesta, sans autrement se préoccuper de ce qui se passait dans la savane.

Bientôt Vent-en-Panne s’arrêta subitement, et après avoir jeté autour de lui, pourtant, un regard investigateur, tout en posant à terre la crosse de son fusil, il se tourna vers son compagnon.

— Matelot, lui dit-il, de cet air narquois, moitié figue, moitié raisin qui lui était particulier, nous nous sommes avancés aussi loin que la prudence le permet : si grande que soit la paresse et la sottise des Gavachos, faire un pas de plus en avant serait, à mon avis, commettre une folie insigne ; d’ailleurs, voici le couvert que nous a indiqué notre compagnon comme point de ralliement ; ces deux fromagers placés en avant de ces hauts sabliers nous la font parfaitement reconnaître, attendons d’être mieux renseignés avant que de pousser notre pointe plus loin.

— Tu as raison, matelot, je n’avais pas remarqué ces arbres ; ton avis est donc que nous nous terrions comme des lapins, sous ce couvert, en attendant le retour de notre batteur d’estrade ?

— C’est cela même ; je ne vois pas ce que nous pourrions faire de mieux ; quand à présent du moins, surtout par cette effroyable chaleur.

— Oui, le soleil chauffe en diable ; va, pour le couvert ; nous déjeunerons et ensuite nous dormirons pendant quelques heures ; cela nous rendra plus dispos, pour ce que nous voulons faire.

Les deux frères de la Côte firent alors un crochet sur la droite, et toujours suivis pas à pas par leurs chiens et leurs engagés, ils s’enfoncèrent résolument sous le couvert épais, dont ils devaient, jusqu’à nouvel ordre, faire leur demeure.

Après avoir marché dans une obscurité presque crépusculaire, pendant environ dix minutes, ils atteignirent une charmante clairière de médiocre dimension, traversée par un ruisseau limpide, dont les eaux fuyaient en murmurant sur les galets, à travers les euphorbes et les asphodèles ; cet endroit pittoresque et isolé, leur parut favorable pour établir leur campement.

Les engagés dressèrent les tentes, sur les bords mêmes du ruisseau.

Les voyageurs ouvrirent leurs bissacs ; en retirèrent des biscuits de mer, de longues tranches de viande boucanée, et flibustiers et engagés, commencèrent à déjeuner de bon appétit et de compagnie, selon la coutume des frères de la Côte ; arrosant leur frugal repas d’eau-de-vie coupée d’eau, pour en enlever la crudité.

Le repas terminé et il ne fut pas long, ils se privèrent par prudence d’allumer leurs pipes ; mais confiants dans la vigilance de leurs venteurs et leur haine invétérée pour les Espagnols, ils s’étendirent sur l’herbe sans plus de façons ; cinq minutes plus tard, grâce à la chaleur, de plus en plus étouffante, tous dormaient ; les chiens exceptés, bien entendu.

Nous profiterons du sommeil de nos personnages, pour expliquer au lecteur, ce qui s’était passé depuis le duel de l’Olonnais avec Bothwell ; et pourquoi les deux frères de la Côte, que nous venons de mettre en scène, se trouvaient embusqués avec leurs engagés, sur la frontière espagnole.

Afin de rendre cette explication claire, et surtout compréhensible, il nous faut faire reculer notre récit de deux mois et demi environ ; en effet deux mois et demi s’étaient écoulés depuis les événements par lesquels se termine notre précédent chapitre, jusqu’au moment où nous retrouvons Vent-en-Panne et l’Olonnais, avec leurs engagés, presque en vue du gros bourg fortifié de San Juan de la Maguana.

L’Olonnais avait été blessé, ou plutôt contusionné par Bothwell ; il n’avait échappé à la mort, que grâce à un de ces hasards providentiels, qui ressemblent singulièrement à des miracles.

Voici le fait :

Lorsqu’au signal donné par Montbarts, les deux adversaires avaient tiré l’un sur l’autre, l’Olonnais avait, peut-être d’une demi seconde, prévenu son ennemi, et lâché avant lui la détente de son arme ; ce laps de temps si court, et si inappréciable qu’il paraisse, avait suffi en réalité pour faire dévier légèrement la balle parfaitement dirigée de Bothwell. Au lieu de frapper le jeune homme au cœur, ce qui serait inévitablement arrivé, sans la circonstance que nous signalons, elle s’était aplatie sur le sac à balles suspendu à sa ceinture ; mais le contre coup avait été terrible ; l’Olonnais avait presque perdu connaissance ; pendant une minute ou deux, essayant vainement de reprendre sa respiration, et se croyant sur le point d’étouffer : cette contusion lui avait causé une maladie assez sérieuse pour l’obliger à se faire soigner par Olivier Œxmelin, l’engagé de Vent-en-Panne, assez bon chirurgien ainsi que nous l’avons dit ; celui-ci l’avait saigné plusieurs fois, il lui avait appliqué force ventouses, etc ; bref, à son grand ennui, le jeune homme avait été contraint de garder le lit dix longs jours ; pendant lesquels à la vérité, tous ses amis, et ils étaient déjà nombreux étaient venus le voir et lui faire compagnie.

Toutes ces preuves de sympathies auraient dû le combler de joie, en lui prouvant en quelle haute estime le tenaient les frères de la Côte ; bien que nouveau parmi eux, et n’ayant en réalité rien fait encore pour justifier une telle faveur de leur part ; au contraire, le jeune homme était triste, soucieux ; ses regards erraient sans cesse sur la plage que de son lit il apercevait facilement ; il attendait une visite, une seule ! cette visite, il ne la recevait pas ; son cœur se gonflait, les larmes lui venaient aux yeux ; après une longue journée, passée à attendre en vain la venue de cette personne, dont il n’osait prononcer le nom, il se laissait retomber avec désespoir sur ses oreillers, en murmurant à part lui, d’une voix éteinte :

— Peut-être viendra-t-elle demain !

Le lendemain se passait ; rien ; son espoir était de nouveau déçu.

Un jour, pendant quelques instants, une joie immense envahit tout son être.

Trois personnes, suivies à distance par deux valets en riche livrée, marchaient lentement le long de la plage ; évidemment elles se dirigeaient vers la maison de Vent-en-Panne ; puisque celle-ci était isolée de toutes les autres et que la direction prise par les promeneurs, indiquait clairement qu’ils ne pouvaient se rendre autre part.

Ces trois personnes étaient le duc de la Torre, la duchesse et doña Violenta, sa fille.

L’Olonnais suivit d’un œil anxieux les trois promeneurs, jusqu’à ce qu’ils fussent trop rapprochés de la maison, pour qu’il lui fût possible de les voir encore ; alors son regard se riva obstinément sur la porte de sa chambre ; une rougeur fébrile couvrait son visage, le sang en refluant violemment vers le cœur, faisait battre ses artères à se rompre ; un frisson nerveux courait dans tout son corps ; il prêtait l’oreille au moindre bruit ; essayant d’en comprendre la signification ; des pas se firent enfin entendre dans la chambre précédant la sienne ; le jeune homme aspira l’air avec force, la respiration lui manquait ; quelques mots furent échangés à voix contenue, puis la porte s’ouvrit, et un homme entra dans la chambre du malade.

Cet homme était le duc de la Torre : il était seul.

Derrière lui, entra Vent-en-Panne, mais l’Olonnais ne le vit pas ; il était retombé presque sans connaissance sur son lit.

Cependant le jeune homme réagit avec une indomptable énergie, contre cette faiblesse passagère ; sa volonté plus forte que sa douleur, lui rendit la vigueur nécessaire pour se redresser, et accueillir le sourire sur les lèvres, le noble visiteur, qui n’avait rien remarqué et s’approchait de lui d’un air d’affectueux intérêt.

L’entrevue fut ce qu’elle devait être ; cordiale, mais sans aucune nuance d’intimité. Pendant tout le temps qu’elle dura, Vent-en-Panne demeura à l’écart, muet, pensif ; les yeux fixés sur le malade, avec une expression singulière.

Après dix minutes ou un quart d’heure au plus de conversation, le duc de la Torre s’excusa de ne pouvoir à son grand regret demeurer plus longtemps, sur ce que la Duchesse et sa fille étaient restées se promenant sur la plage, en l’attendant, il prit congé et se retira.

L’Olonnais se retourna aussitôt vers la fenêtre, se pencha autant que cela lui fut possible ; et ses regards se fixèrent opiniâtrement sur le groupe formé par les trois personnes, qui retournaient lentement vers le gouvernement.

Tant que le jeune homme put apercevoir ces trois personnes, il resta immobile les suivant avidement des yeux ; puis lorsqu’enfin elles eurent disparu dans l’éloignement, il se laissa retomber avec découragement en arrière, poussa un soupir semblable à un sanglot, et ferma les yeux en murmurant d’une voix faible comme un souffle, et qui entr’ouvrait à peine ses lèvres décolorées, ce seul mot :

— Partie !…

Vent-en-Panne avait épié tous ses mouvements avec la plus sérieuse attention ; il avait entendu le mot prononcé par son matelot ; le vieux frère de la Côte hocha la tête à plusieurs reprises d’un air de mauvaise humeur.

— Quelque sotte femelle lui trotte certainement dans la cervelle, grommela-t-il ! au diable les femmes ! mordieu ! elles ne sont bonnes qu’à tourner à l’envers les têtes les mieux organisées ! je veux savoir à quoi m’en tenir sur ce mystère ! il est temps de mettre ordre à cela ; ce sot enfant serait capable d’en mourir, et cela me ferait peine ; je l’aime, moi, ce brave compagnon !

Il s’approcha alors à pas lents du lit sur lequel gisait le jeune homme, et lui posa la main sur l’épaule.

Celui-ci ouvrit immédiatement les yeux.

— Que veux-tu ? demanda-t-il.

— Savoir ce que tu as ?

— Rien, je souffre.

— Tu mens, tu as un secret.

— Un secret ? moi ! s’écria-t-il en tressaillant.

— Oui et ce secret, je l’ai deviné.

— Toi ? c’est impossible !

— Tu crois ? fit-il avec ironie ; veux-tu que je te le dise ?

— Non ! reprit-il brusquement.

Vent-en-Panne haussa les épaules.

— Tu es amoureux ! reprit-il.

Le jeune homme se redressa, comme si un serpent l’eût piqué, les traits contractés, le visage d’une pâleur mortelle, les regards pleins d’éclairs.

— Quand cela serait ! s’écria-t-il d’une voix sourde.

— Cela est ; répondit paisiblement le frère de la Côte.

— Eh bien ? reprit l’Olonnais avec hésitation.

— Eh bien, fit Vent-en-Panne avec bonhomie, tu souffres, tu es mon matelot, c’est-à-dire, plus que mon frère ; par ton âge tu pourrais être mon fils ; sur toute la Côte, tu n’as que moi d’ami ; je ne veux pas te voir malheureux, sans prendre la moitié de tes peines.

— Pardonne-moi, matelot, dit le jeune homme en lui tendant la main.

— Oui, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Confesse-toi à moi ; dis-moi tout ; oh ! ne crains rien ; tu trouveras en moi un confesseur peu sévère pour les peccadilles que tu as sur la conscience, et tout prêt à t’absoudre.

— Oh ! s’écria le jeune homme en cachant sa tête dans ses mains et fondant en larmes ; si tu savais comme je souffre ! vois, je pleure.

— Oui ; dit le flibustier avec émotion, tu dois bien souffrir en effet, pour pleurer ainsi ; les larmes retombent sur le cœur et le brûlent ; il est vrai, ajouta-t-il avec une expression étrange, qu’elles le dessèchent, et qu’au bout de quelque temps le cœur n’est plus qu’un viscère insensible.

— Que veux-tu dire ?

— Rien ; fit-il en hochant la tête ; oublie cela ; parfois je ne sais ce que je dis ; revenons à toi ?

— Comme il te plaira, matelot ; que veux-tu savoir ?

— Tout ; d’abord ton histoire ; je ne te connais pas, moi ; fit-il avec un sourire.

— Hélas ! matelot, je ne me connais pas moi-même ; je suis un enfant trouvé, ou plutôt perdu ; je n’ai pas d’autre histoire.

— Bah ! tu te figures cela ! peu ou prou, tout le monde a une histoire.

— Soit ; je te dirai ce que je sais ; ce n’est pas grand’chose.

— Bon ! va toujours ; je le verrai bien.

— Écoute donc, puisque tu le veux.

— Attends ; et élevant la voix : Tributor ! cria-t-il.

Le géant parut.

— Voici quatre gourdes ; allez, toi et tes camarades, vous régaler au cabaret, jusqu’au coucher du soleil ; vous fermerez toutes les portes en sortant ; si quelqu’un vous demande des nouvelles, vous répondrez que l’Olonnais dort, que je suis sorti, et que vous profitez de l’occasion pour faire la noce, d’autant plus que je vous ai mis dehors, en emportant les clés ; est-ce compris ?

— Pardi ! fit l’engagé avec un gros rire épanoui sur sa large face ; faut pas être malin ; où sont les quatre gourdes ?

— Les voilà, et maintenant file en double, et patine-toi sous tes basses voiles ; il n’est que temps !

— Tout est paré, capitaine, soyez calme ; il n’y a pas de soin !

Le géant salua, tourna sur les talons avec une précision géométrique, sortit de la chambre, dont il referma la porte derrière lui ; quelques minutes plus tard, lui et ses camarades apparurent sur la plage, se dirigeant d’un air très-satisfait, vers le cabaret le plus proche, qu’ils ne tardèrent pas à atteindre, et dans lequel ils entrèrent gaillardement ; en hommes dont la poche est bien garnie.

Vent-en-Panne penché à la fenêtre, surveilla pendant quelques instants les mouvements de ses engagés ; puis certain que ses ordres avaient été exécutés à la lettre, il prit une chaise, la porta près du lit ; après s’être assis, et avoir bourré et allumé sa pipe avec le plus grand calme :

— À présent, parle tout à ton aise, matelot, personne ne nous dérangera.

— Puisque tu le veux, écoute : ce que je vais te dire m’a été raconté, lorsque j’étais encore bien jeune, par la femme du pauvre pêcheur qui m’a élevé ; c’est tout ce que je sais de mon histoire ; si cela t’intéresse tant mieux.

Vent-en-Panne fit un geste d’assentiment.

L’Olonnais reprit :

— Connais-tu la ville des Sables d’Olonne, matelot ?

— Un peu, répondit Vent-en-Panne d’une voix rauque, en s’enveloppant d’un nuage de fumée, au milieu duquel il disparut presque complétement.

— À une portée de fusil environ des Sables d’Olonne, sur les bords de la mer, se trouve un misérable hameau de pêcheurs, composé d’une douzaine de feux tout au plus ; et si peu important, qu’il n’a même pas de nom ; on l’appelle le Hameau, voilà tout : or, une certaine nuit de la fin de l’hiver, qui cette année-là avait été fort rigoureux…

— Est-ce que tu ignores la date exacte ? interrompit le flibustier.

— Non pas, mais cela est de si peu d’importance.

— Peut-être ; mais dis-la toujours, une date donne de l’authenticité à une histoire, fit-il en riant.

— Soit : c’était pendant la nuit du 24 au 25 mars 1648 ; le vent…

— Sacré mille millions de tonnerres ! s’écria Vent-en-Panne d’une voix étranglée.

— Hein ? qu’est-ce que tu as encore ?

— Rien, rien ; répondit-il presque inintelligiblement, j’ai manqué de casser ma pipe ; continue, matelot.

— Si tu m’interromps toujours, je n’en finirai jamais.

— Non, non ; je ne soufflerai plus mot ; je serai muet comme un cachalot, tu disais donc que c’était dans la nuit du 24 au 25 mars 1648, et que le vent…

— Oui ; depuis plusieurs jours le vent soufflait en foudre ; plusieurs naufrages avaient eu lieu sur la Côte ; les habitants du hameau dont je parlais tout à l’heure, étaient dans la désolation, parce que depuis quatre jours, ils n’avaient pu prendre la mer ; dans une des plus misérables cabanes du hameau, cette désolation était surtout extrême. Deux personnes, l’homme et la femme, la tête cachée dans les mains, assises sur des escabeaux, pleuraient silencieusement. Les sanglots de la pauvre femme étaient surtout déchirants ; le mari avait une somme de soixante francs à payer le 25 au collecteur, somme énorme pour ces braves gens ; ils n’avaient encore pu en amasser que la moitié ; la veille le mari avait voulu aller à la pêche ; le collecteur était un homme dur, sans pitié ; il avait menacé de jeter la famille hors de sa misérable chaumière, s’il n’était pas intégralement payé le 25 ; les pauvres gens savaient qu’il n’hésiterait pas à exécuter cette menace ; voilà pourquoi, malgré les observations de sa femme et de ses amis, sur le danger terrible auquel il s’exposait, le mari s’obstina à sortir en mer avec son fils, beau et brave garçon de seize à dix-sept ans. Ce que tout le monde avait prévu arriva. La barque, prise par une lame sourde, avait chaviré ; le fils du pêcheur s’était noyé, et lui-même n’avait échappé que par miracle à la mort. Mais la barque était brisée, les filets perdus ; les pauvres gens ruinés ; et dans quelques heures le collecteur arriverait. Leur désespoir était grand ; ce n’était plus le collecteur qu’ils redoutaient maintenant ; c’était leur enfant, leur fils unique, si bon, si dévoué, qu’ils aimaient avec passion ; c’était lui seul qu’ils pleuraient à chaudes larmes ; ils comprenaient qu’ils n’avaient plus qu’à mourir ! que feraient-ils seuls, tous deux sur terre ?

— Oui, oui, dit Vent-en-Panne, la misère est dure, dans notre beau pays de France ; elle pousse les pauvres au suicide ; l’excise est impitoyable ; d’ailleurs, ajouta-t-il avec un rire ironique, qui pourrait se plaindre ? le peuple n’existe pas ; il n’y a que des manants corvéables et taillables à merci ; il en a toujours été ainsi ; quoi qu’il arrive, il en sera toujours de même ; ne faut il pas que les petits engraissent les grands ? continue, matelot, continue.

— Il était près de cinq heures du matin ; la nuit s’était écoulée tout entière, sans que les deux époux, tout en mêlant leurs larmes, échangeassent une parole ; que se seraient-ils dit ? depuis vingt ans qu’ils vivaient côte à côte, ils avaient appris à se comprendre d’un geste d’un regard. Un galop pressé se fit entendre au loin ; parfois le bruit cessait pendant quelques minutes, puis il reprenait et allait toujours se rapprochant ; bientôt il devint assez fort ; les deux pauvres gens prêtèrent machinalement l’oreille.

— Serait-ce déjà le collecteur ? murmura la femme avec amertume.

— Le soleil n’est pas levé, répondit le pêcheur avec ironie, nous avons une heure encore.

— Écoute ; reprit la femme.

Un cheval venait de s’arrêter devant la porte de la chaumière.

— Qu’est-ce que cela ? murmura l’homme.

— Eh ! fit la femme avec un ricanement terrible, le Roi est pressé ! il a besoin de nos soixante francs ! entends-tu ?

En effet comme pour lui donner raison, deux coups avaient été frappés rudement à la porte.

Le pêcheur tressaillit ; son visage pâle devint livide ; ses traits se contractèrent horriblement ; mais se remettant aussitôt.

— Va ouvrir, femme ; dit-il d’une voix calme ; tôt ou tard, ne faudra-t-il pas qu’il entre ? ne le fais pas attendre plus longtemps ; tu le vois, il s’impatiente.

Deux autres coups, plus forts que les premiers, avaient été frappés sur la porte, dont les vieilles serrures avaient gémi.

La femme se leva, essuya ses larmes, se dirigea lentement vers la porte, et l’ouvrit d’une main ferme.

— Qui que vous soyez, dit-elle d’une voix douce et plaintive, soyez le bienvenu au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ.

— Amen ! braves gens ; répondit une voix mâle.

Un homme pénétra alors dans la chaumière, dont il referma la porte derrière lui.

L’étranger était un homme de haute taille ; un peu gras, bien qu’il parut encore ingambe ; il s’enveloppait frileusement dans les plis épais d’un large manteau, qui lui cachait le bas du visage ; un feutre à larges bords, rabattus sur son front, ne laissait pas voir ses yeux.

— Vous êtes Yves Markouf le pêcheur ? dit-il sans attendre d’être interrogé.

— Hélas, oui, monsieur, je suis ce misérable, répondit humblement le pauvre homme.

— Je me suis renseigné dans ce hameau ; continua l’inconnu ; vous êtes de braves et dignes gens, d’après ce que tous vos voisins m’ont rapporté.

— Les pauvres n’ont pas grande gloire à être honnêtes, dit le pêcheur avec amertume ; l’honnêteté est la seule richesse qu’on ne puisse leur enlever.

— Dieu vous a durement éprouvés ; le malheur et la ruine se sont appesantis sur vous.

— Hélas ! murmurèrent-ils en baissant la tête avec tristesse.

— Je ne veux pas insulter à votre douleur ; je veux au contraire vous venir en aide.

Le mari et la femme hochèrent la tête ; le malheur rend incrédule.

— À défaut de bonheur, je puis et je veux vous donner une aisance relative ; vous mettre à l’abri du besoin, pour le reste de vos jours.

— Ne nous tentez pas, notre monsieur, notre douleur est trop grande, nous pourrions nous laisser entraîner à quelque mauvaise action ; répondit tristement la femme.

— Pauvres gens, murmura l’inconnu, le malheur rend-il donc si soupçonneux, qu’on ne puisse comprendre un bienfait, qu’au prix d’une mauvaise action ? Rassurez-vous, ajouta-t-il à haute voix, je ne veux rien vous demander que d’honnête ; prenez cette bourse, elle contient cent doubles pistoles ; tous les ans, à la même époque, vous recevrez égale somme.

— Que faut-il faire pour cela ? demanda le pêcheur, en repoussant doucement la bourse, que lui tendait l’étranger.

Celui-ci sans paraître remarquer le geste du brave homme, posa la bourse sur une table, placée à sa portée, et entr’ouvant délicatement son manteau, il laissa voir un enfant, soigneusement enveloppé, qu’il portait sous son bras gauche.

— Servir de mère à cette pauvre créature abandonnée en naissant, par celle qui lui a donné le jour ; dit-il avec tristesse, en présentant l’enfant à la femme du pêcheur.

Celle-ci s’en empara avec un élan de joie ; cet enfant réveillait en elle l’instinct maternel ; le premier besoin de la femme est d’aimer, le second de se dévouer ; la vue de cet enfant donnait le change à sa douleur ; déjà elle se sentait moins malheureuse, elle redevenait mère.

— Il est à moi ! s’écria-t-elle avec un accent, auquel l’étranger ne put se tromper.

— Hélas, oui ; répondit-il avec un sourire navrant, jamais il ne connaîtra d’autre famille que la vôtre.

— Nous tâcherons qu’elle lui suffise ; répondit simplement le pêcheur.

— Quel est son nom ? demanda la femme tout en berçant l’enfant qu’elle couvrait de baisers.

— Il n’en a pas ; reprit l’inconnu ; il est né depuis une heure à peine ; vous le ferez baptiser sous le nom de Sanzio ; et comme je viens de la ville des Sables d’Olonne, à ce nom vous ajouterez celui de l’Olonnais.

Vent-en-Panne fit un mouvement tellement brusque que le jeune homme se retourna vivement vers lui.

Le flibustier était pâle comme un suaire, ses traits étaient décomposés, son visage inondé de larmes.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria l’Olonnais avec surprise, te sens-tu mal ? parle donc, matelot ?

— Ce n’est rien, rien du tout ! répondit Vent-en-Panne, d’une voix que l’émotion faisait trembler malgré tous ses efforts, sacré vingt mille tonnerres ! j’ai cassé ma pipe à laquelle je tenais tant, et il m’est entré de la cendre dans les yeux.

— C’est étrange, murmura le jeune homme en l’examinant attentivement, je ne t’ai jamais vu ainsi ?

— Ni moi non plus, répondit le flibustier en éclatant d’un gros rire, ressemblant à un sanglot. Diable ! soit de la cendre ! ajouta-t-il, en se frottant les yeux avec fureur ; vrai, cela me fait un mal de chien ! mais voilà que cela commence à passer, fit-il en ramassant d’un air piteux les morceaux de sa pipe ; continue, matelot, c’est intéressant en diable, ce que tu me racontes !

— Je n’ai plus grand’chose à t’apprendre, matelot.

— C’est égal, va toujours, je tiens à tout savoir.

— Puisque tu le veux, je ne demande pas mieux ; l’inconnu dit à la femme du pêcheur de se présenter le 25 de chaque mois de mars, c’est-à-dire tous les ans à pareille époque, chez un riche négociant de Luçon nommé Pierre Langlois ; et que la même somme de cent doubles pistoles lui serait remise ; puis il embrassa l’enfant, en murmurant quelques mots que personne n’entendit, remonta à cheval et partit.

— Les braves pêcheurs le revirent-ils ? demanda Vent-en-Panne.

— Jamais il ne reparut ; tous les ans la femme du pêcheur se présentait au négociant, celui-ci lui remettait l’argent et tout était dit ; l’aisance était rentrée dans la chaumière ; j’étais aimé et choyé par le mari et la femme, comme si j’eusse été réellement leur fils ; ils m’aimaient à cause du bonheur que je leur avais apporté ; cela dura huit ans. Quelques jours avant l’époque fixée pour le voyage de ma mère adoptive à Luçon, elle reçut une lettre de M. Langlois ; celui-ci lui disait de venir au plus vite, qu’il avait à l’entretenir de choses sérieuses ; la brave femme partit aussitôt, elle était assez inquiète ; comme j’étais déjà grand et fort pour mon âge, bien que je n’eusse que huit ans, j’en paraissais dix ; elle m’emmena avec elle. M. Langlois la reçut le sourire sur les lèvres :

— C’est le petit ? demanda-t-il en me prenant le menton.

— Oui, dit-elle.

— Il est bien venu, le gars ; cela fera un bon matelot.

Puis au lieu de cent doubles pistoles, il lui en remit mille, et comme elle lui témoignait son étonnement :

— Cet argent est le dernier que vous recevrez de moi, dit-il ; le docteur est mort il y a dix jours ; mais comme vous le voyez, il ne vous a pas oubliée ; maintenant vous êtes libre d’agir à votre guise. Si j’étais que vous, je me débarrasserais de ce gaillard-là, en l’embarquant comme mousse, sur quelque navire, et je garderais l’argent.

La pauvre femme fit un geste d’horreur, et me serrant à m’étouffer dans ses bras :

— Pauvre chérubin ! s’écria-t-elle, à présent qu’il n’a plus que moi, je serai sa mère.

— Comme il vous plaira, dit le négociant en haussant les épaules ; et lui tournant le dos : Ma foi, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, ce drôle de docteur ne s’était pas trompé ; définitivement, mon vieil ami Guénaud connaissait les hommes… et les femmes, ajouta-t-il à demi-voix.

Puis il congédia poliment ma mère adoptive, et tout fut fini avec lui.

Vent-en-Panne s’était levé, il se promenait avec agitation à travers la pièce.

L’Olonnais ne remarqua pas, ou feignit de ne pas remarquer, l’état extraordinaire dans lequel se trouvait le frère de la Côte, et il continua imperturbablement son histoire jusqu’à son arrivée à Saint-Domingue ; nous ne répéterons rien de cette confidence, tous ces événements étant déjà connus du lecteur ; ce récit souvent interrompu par le flibustier, se prolongea assez avant dans la nuit ; lorsqu’enfin il fut terminé, Vent-en-Panne, ouvrit ses bras au jeune homme et, les yeux pleins de larmes :

— Embrasse-moi, matelot, lui dit-il avec émotion, je t’aime encore davantage, depuis que tu m’as tout avoué ; continue à ne jamais rien me cacher, tu t’en trouveras bien ; c’est entendu, n’est-ce pas ?

— Certes ! s’écria le jeune homme, ne t’ai-je pas aimé depuis le premier moment que je t’ai vu ?

Et il l’embrassa.

— C’est comme moi, dit Vent-en-Panne.

Et tous deux murmurèrent en aparte :

— C’est étrange.