E. Dentu (1p. 67-86).
◄  IV.
II.  ►

I

COMMENT UN FANTÔME APPARUT À L’ÉQUIPAGE DE LA PIROGUE ESPAGNOLE LE SAN JUAN DE DIOS ET CE QUI EN ADVINT.

C’était le 15 juillet 1674. Il était deux heures du matin.

La mer était grosse et moutonneuse comme à la suite d’un ouragan. La lune très-brillante dans un ciel équatorial diamanté d’étoiles scintillantes, disparaissait parfois sous quelques nuages chassés en fugue par le vent du Sud-Est, mais ne tardait pas à argenter de nouveau le sommet des lames frangées d’écume et à se mirer aux larges surfaces de la houle.

Une pirogue de guerre espagnole filait silencieuse et sombre le long de la côte de l’île de Cuba, dont elle ne s’éloignait qu’à la distance de deux encâblures au plus, afin de se dissimuler sous l’ombre protectrice projetée au loin par les hautes montagnes de l’île.

Nous décrirons en quelques mots ce léger bâtiment dont le type est aujourd’hui perdu mais qui, à l’époque dont nous parlons, était fort employé dans les Antilles et rendait de grands services pour les voyages se rapportant surtout au cabotage.

Cette pirogue, longue de quatre-vingt-dix pieds de roi et large de dix-huit, s’effilait beaucoup sur l’avant, mais conservait une largeur moyenne de six pieds à l’arrière.

C’était une espèce de demi-galère portant cent-vingt hommes d’équipage et une chiourme de quarante avirons. Quatre pierriers en batterie étaient à son arrière, et un canon de neuf pieds de long et de six livres de balles, était braqué à son avant. La profondeur de cette pirogue était de cinq pieds et sa légèreté telle, qu’elle ne tirait pas plus d’un pied et demi d’eau ; elle pouvait ainsi remonter les rivières jusqu’à une certaine hauteur.

Celle dont nous nous occupons, nommée le San Juan de Dios avait deux mâts portant des voiles latines ; mais en ce moment ces mâts étaient couchés sur des chandeliers, c’est-à-dire sur de longues fourches de fer, plantées au milieu du bâtiment.

Le San Juan de Dios avait quitté la Havane un peu avant le lever du soleil, mais aussitôt au large le capitaine l’avait fait démâter, les avirons avaient été garnis aux portants et on ne s’était plus avancé qu’à la rame.

Au moment où nous reprenons notre récit, excepté le capitaine qui, une longue-vue de nuit à la main, semblait interroger anxieusement la pleine mer et se promenait avec agitation à l’arrière, la vigie placée près du canon de chasse, et le matelot qui tenait le gouvernail, tout l’équipage semblait dormir, sauf bien entendu la chiourme qui, excitée par les comités, manœuvrait machinalement le bâtiment.

Cette chiourme était entièrement composée d’esclaves caraïbes ; pauvres misérables Indiens que les Espagnols traitaient avec une dureté extrême, et dont l’esclavage était cent fois plus dur que celui que les musulmans imposaient aux chrétiens, quand ils tombaient entre leurs mains.

Cependant près du panneau de l’arrière, et à demi-dissimulés au milieu d’un fouillis de voiles, deux hommes assis l’un à côté de l’autre et le dos appuyé contre une embarcation légère, le seul canot que possédât la pirogue, causaient entre eux à voix basse avec une certaine animation.

Particularité singulière, et qui mérite d’être notée, ces deux hommes portaient le costume des aventuriers de la Tortue ; costume que nous aurons l’occasion de décrire bientôt ; et de plus la langue qu’ils employaient, était la langue française.

Ces deux hommes semblaient tous deux avoir dépassé la quarantaine de cinq ou six ans ; ils avaient les traits durs, hautains, la physionomie farouche et le regard sombre.

La présence de deux aventuriers, ces ennemis implacables de la race castillane, à bord d’un navire espagnol pouvait sembler d’autant plus extraordinaire que ces individus paraissaient être libres et avaient conservé leurs armes ; c’est à-dire leur long fusil de boucaniers et leur gaine en peau de crocodile, contenant trois couteaux et une bayonnette.

À la suite de quels événements se trouvaient-ils à bord du San Juan de Dios ? C’était ce que nul à bord, sinon le capitaine, n’aurait pu dire.

Au moment où la cloche piqua les deux coups doubles qui signifient deux heures, les aventuriers se levèrent, s’étirèrent les bras comme pour se dégourdir les membres et allèrent nonchalamment s’appuyer sur la lisse de la pirogue.

— Une belle mer, dit l’un.

— Et une nuit {{{2}}}, répondit l’autre.

— Combien de fois, reprit le premier, pendant les nuits étoilées de la Méditerranée, alors que je ramais dans la chiourme de Diemil Hadji Aga, j’ai maudit la vie et désiré la mort !

— Oui, fit le second ; parce que alors tu étais esclave, sans probabilité de rachat.

— Et sans espoir de me venger un jour ! interrompit vivement le premier. Mais aujourd’hui tout est changé pour nous. Tu es venu à mon secours, Chanteperdrix ; tu m’as racheté à mon maître ; je suis libre, et bientôt celui que nous poursuivons depuis si longtemps sera en notre pouvoir. Alors…

— Ne te hâte pas de former des projets, interrompit celui qu’on venait de nommer Chanteperdrix. Tout ce que se proposent les hommes est sujet à erreur. Un grain de sable arrête la marche d’un char. Vingt fois déjà nous avons cru réussir et vingt fois nous avons échoué. Notre ennemi est plus fort que nous ; il est puissant, riche, entouré d’amis dévoués ; la mission que nous nous sommes donnée est hérissée d’obstacles ; prends garde, Chat-Tigre, n’oublions pas que nous sommes changés de lions en renards ! Soyons prudents !

— Tout cela est vrai. Tes observations sont d’une incontestable justesse ; mais tu oublies que notre position n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était il y a dix mois ; quand nous errions presque en mendiants à travers les bourgades de la Normandie. Nous sommes riches, nous avons des alliés puissants, et un de nos agents les plus importants, va nous rejoindre sous quelques jours à Port-Margot.

— Je t’avoue, Chat-Tigre, que je ne partage pas ton engouement pour cet homme. Il a une face de traître et tous les dehors d’un misérable ; en admettant même qu’il soit loyal, ce n’est après tout qu’un officier subalterne de la Compagnie des Indes, dont l’influence est sans doute fort minime à la Côte et auquel, vu les services qu’il peut nous rendre, tu as confié beaucoup plus de nos secrets, que tu n’aurais dû le faire, à mon avis.

— Te voilà toujours avec tes méfiances et tes antipathies ! Que risquons-nous ? S’il cherche à nous trahir, nous pourrons facilement nous en débarrasser. Enfin c’est un joueur et un débauché, je l’admets ; mais de là à être un traître, il y a un abîme.

— C’est possible ; mais crois-moi, prends garde à lui. Tu sais que j’ai été dans les ordres ; or notre plus grande vertu à nous autres membres du clergé, c’est la prudence. Ne perds pas cet homme de vue. Notre position est bonne, c’est vrai ; raison de plus pour ne pas la compromettre follement. Cette fois, si nous étions pris et reconnus, nous n’avons pas à nous dissimuler que nous serions pendus haut et court. Que sommes-nous en effet ? des traîtres. Nous pouvons nous dire nos vérités l’un à l’autre, nous sommes frères par le sang et complices pour la vengeance. Le gouvernement espagnol ne donne rien pour rien ; les onces qui garnissent nos ceintures, celles en bien plus grand nombre qui les suivront, tu sais ce qu’elles nous coûtent.

— C’est vrai, répondit le Chat-Tigre, mais cependant si ce marché était à refaire, je n’hésiterais pas plus que la première fois. D’ailleurs nous ne trahissons pas la France.

— Voilà une distinction qui me paraît un peu bien subtile, fit l’autre.

— Nullement, elle est toute naturelle au contraire.

— Voyons, comment tu me prouveras cela ?

— Oh ! bien facilement. Tu admets avec moi que les Ladrones, comme les nomment les Espagnols, ou les Frères de la Côte, comme ils se nomment eux-mêmes, c’est-à-dire les boucaniers, les flibustiers et les habitants de l’île de la Tortue et de la Côte de Saint-Domingue, ne sont pas autre chose que des bandits sans foi ni loi ; n’appartenant à aucun pays, ne reconnaissant aucun gouvernement et qui sont, pour me servir d’une expression anglaise qui rend énergiquement ma pensée, outlawed, c’est-à-dire mis hors la loi par toutes les nations ?

— Cependant ces hommes, quels qu’ils soient, ont un gouverneur français ?

— Pardon ! ils ont, ce qui n’est pas la même chose, un gouverneur nommé par la Compagnie des Indes ; s’ils paient au roi de France une dîme d’un dixième sur leurs parts de prises, c’est un honteux tribut que le roi Louis XIV devrait rougir de recevoir ; car il leur vend ainsi l’autorisation de commettre tous les crimes sous la sauvegarde de son drapeau. Mais il ne les reconnaît pas pour ses sujets, titre que, du reste, les Flibustiers ne voudraient pas accepter.

— Et tu conclus de cela ?

— Tout naturellement que le roi de France n’est pas le souverain de l’île de la Tortue ; que cette île appartient à une compagnie commerciale ; par conséquent, en nous en emparant pour la livrer à l’Espagne ainsi que nous nous y sommes engagés, nous faisons un acte, sans doute hasardeux, mais qui n’entache en rien la fidélité que nous devons au roi de France, en supposant même que nous puissions encore être considérés comme ses sujets.

— Voilà des raisons plus que spécieuses. Mais pourquoi dis-tu : si nous pouvions être encore considérés comme sujets du roi de France ? Il me semble que tant que nous vivons et vivrons, nous sommes et serons sujets du roi de France.

— Voilà ce que je n’admets pas, mon frère ; je ne comprends pas ton observation. Nous sommes morts, tout ce qu’il y a de plus morts ; tu le sais mieux que personne. Nos actes de décès ont été parfaitement inscrits et publiés, et cela si bien, que nos propriétés sont passées à nos héritiers.

— Ceci est une question à débattre. Vengeons-nous d’abord. Quand nous nous serons vengés, si nous y réussissons, il nous sera facile, je n’en doute pas, d’établir notre identité, de prouver que nos actes de décès ont été dressés sur de fausses indications et qu’au lieu d’être morts, nous avons seulement été absents. Or, remarque bien ceci : nous avons le droit d’établir cette absence pendant plusieurs années encore, puisque le guet-apens dont nous avons été les victimes, ne remonte pas au-delà des limites établies par la loi, pour la reconnaissance des droits des absents.

— Es-tu sûr de cela ?

— Parfaitement sûr. Voilà pourquoi il est important, je te le répète, d’agir avec la plus extrême prudence, et d’éviter surtout d’être reconnus pour ce que nous sommes réellement. Les noms de Chat-Tigre et Chanteperdrix sont d’excellents noms de guerre ; qu’ils soient notre sauvegarde jusqu’à nouvel ordre. J’insiste sur ce point, parce que je redoute beaucoup les confidences, que tu as faites à ce misérable officier de la Compagnie.

— Je te donne ma parole, encore une fois, mon ami, que je ne lui ai rien dit qui puisse nous compromettre.

— Dieu veuille qu’il en soit ainsi, mon frère ! Mais tu conviendras avec moi que, par une fatalité inexplicable, nos projets les mieux conçus, nos combinaisons les plus profondes, ont toujours échoué par ta faute ; ou pour mieux dire, à cause de la trop grande facilité, avec laquelle tu te lies et donnes ta confiance.

— Je passe condamnation, mon frère ; cependant je ne me crois pas aussi coupable que tu m’accuses de l’être.

En ce moment de grands cris se firent entendre ; cris de frayeur et d’étonnement. Plusieurs matelots réveillés en sursaut se tenaient sur la lice, et considéraient d’un air effaré, un objet qui semblait flotter sur la mer, mais que les deux hommes ne pouvaient apercevoir.

Les matelots espagnols, en proie à une terreur indescriptible, faisaient signes de croix sur signes de croix et marmottaient des prières ; le capitaine lui-même tremblait de tous ses membres, et était blanc comme un suaire.

Les deux aventuriers, ne pouvant obtenir aucune réponse raisonnable des hommes de l’équipage, s’élancèrent sur l’arrière, et dirigèrent leurs regards vers le point qui attirait l’attention de l’équipage.

Un frisson de terreur agita leurs membres, à la vue du spectacle étrange qui s’offrit à leurs yeux.

Dans le sillage de la pirogue, on voyait s’élever et s’abaisser tour à tour, un homme saillant de la mer jusqu’à la ceinture et qui, aux reflets fantastiques de la lune, semblait lancer sur l’équipage des regards menaçants.

Son visage était livide, ses traits convulsés par une horrible souffrance ; une grimace, ou plutôt un rictus affreux donnait à sa physionomie une expression de méchanceté terrible. Il semblait parfois marcher sur les flots dont par moments, il émergeait tout entier.

Un cadavre, dont on ne pouvait que vaguement apercevoir les contours, était garrotté contre lui et, chose qui étonnait et effrayait surtout les matelots, on eût dit qu’il suivait la pirogue et ne voulait pas s’en éloigner.

Cette scène affreuse durait depuis un quart d’heure environ lorsque, tout à coup, le fantôme fit un bond comme pour s’élancer à bord de la pirogue, puis s’enfonça dans un tourbillon d’écume pour ne plus reparaître.

Les deux aventuriers étouffèrent un cri d’horreur, reculèrent en trébuchant et allèrent, pâles et effarés, les cheveux hérissés et le front couvert d’une sueur froide, tomber haletants et demi-fous de terreur, contre le capot de la chambre.

Ils avaient reconnu dans ce spectre sinistre l’officier de la Compagnie des Indes, dont ils avaient fait leur complice.

Que s’était-il passé et par suite de quelle effroyable catastrophe, cet homme se trouvait-il, cadavre lui-même, attaché à un autre cadavre, ballotté en pleine mer par les flots de l’Atlantique ?

Cette fantastique apparition, qui cependant n’avait rien de surnaturel et dont les personnes qui connaissent un peu les lois de la physique, comprendront parfaitement les causes, produisit un effet terrible sur l’esprit superstitieux des ignorants Espagnols, qui en furent témoins. Ils y virent un mauvais présage.

Ils commencèrent à chuchoter entre eux, et à se communiquer leurs impressions ; bientôt les deux frères s’aperçurent qu’ils faisaient le sujet des conversations de l’équipage, dont les regards se tournaient vers eux, avec une expression qui n’avait rien d’amical.

Les traîtres ont ce malheur, qu’implique leur trahison, que ceux-là mêmes qui les emploient et les paient le plus cher, n’éprouvent pour eux que mépris et dégoût.

Les matelots du San Juan de Dios savaient parfaitement dans quel but les deux aventuriers étaient à bord ; ils ne leur avaient pas adressé la parole, depuis les sept ou huit heures que durait le voyage ; ils les tenaient à l’écart ; en un mot, pour nous servir d’une expression maritime caractéristique, il les avaient mis en quarantaine.

Les aventuriers, trop hautains de leur nature pour essayer de lier connaissance et de s’attirer la sympathie de gens qu’ils considéraient comme au-dessous d’eux, n’avaient pas semblé s’apercevoir de l’isolement systématique dans lequel on les avait laissés.

Mais maintenant la situation changeait pour eux ; elle commençait même à devenir menaçante. Force leur était d’entendre les murmures des matelots. Leur parti fut vite pris. Ils allèrent trouver le capitaine.

Celui-ci était un brave et digne homme ; excellent marin ; mais ignorant, crédule et peut-être plus superstitieux à lui seul, que tout son équipage réuni. Il reçut fort mal les observations des deux frères ; comme ses matelots, il était convaincu que l’on devait attribuer à leur présence à bord, l’apparition du fantôme qui les avait si fort effrayés.

Ce n’avait été qu’à son corps défendant et pour obéir à ses chefs, qu’il avait consenti à prendre à son bord ces passagers de mauvais augure.

— Señores, leur dit-il nettement, des hommes comme vous sont une lourde charge à bord d’un navire honnête ; mes matelots ont raison.

En ce moment ces derniers avaient fini de se concerter ; ils quittèrent l’avant et se dirigèrent vers le capitaine. Arrivés près du capot de la chambre ils s’arrêtèrent et l’un d’eux, au nom de ses camarades demanda à lui soumettre une observation.

— Parle, mon garçon, dit le capitaine. Qu’avez-vous à me dire ?

— Capitaine, fit le matelot, après ce qui vient de se passer, l’équipage est résolu à retourner à la Havane et à débarquer en masse si vous ne consentez pas à délivrer la pirogue des deux hérétiques qu’elle a embarqués. Tant qu’ils resteront avec nous, nous serons exposés à de grands malheurs. L’apparition terrible de tout à l’heure, est un avertissement du ciel, en même temps qu’une injonction d’avoir à nous débarrasser au plus vite de ces deux hommes. Notre devoir de bons catholiques et de loyaux Espagnols, est d’obéir au plus tôt. Nous vous prions donc, capitaine, de prendre les mesures nécessaires pour cela.

— Vous voyez ? fit le capitaine en se tournant vers les deux passagers.

— Cependant, dit Chanteperdrix, vous ne pouvez pas, capitaine, nous abandonner en pleine mer ; nous sommes à votre bord en vertu d’ordres supérieurs ; la crédulité stupide de votre équipage ne saurait vous autoriser à manquer à vos devoirs.

— Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle mes devoirs ; répondit sèchement le capitaine, je les connais mieux que personne. En exigeant votre expulsion, mes matelots ne font pas acte de crédulité stupide, comme il vous plaît de le dire, ils obéissent en chrétiens à un avertissement du ciel. Vous savez, señores, que Dieu n’autorise pas de semblables manifestations sans un motif sérieux, que savent découvrir ceux qui l’adorent dans la simplicité de leurs cœurs. Cessez donc, je vous prie, de tenir un langage qui ne me convaincra pas. Il dénote votre manque de foi et votre mépris pour la religion. Nous ne voulons pas nous rendre complices de vos impiétés.

Les deux hommes haussèrent les épaules en souriant avec dédain.

— Que prétendez-vous faire ? dit enfin le Chat-Tigre. Vous n’avez pas, je suppose, l’intention de nous jeter à la mer, pour la plus grande glorification de votre superstition. Ce serait commettre un crime réel, que Dieu ne laisserait pas impuni.

— Je dois, dit le capitaine, tout en donnant satisfaction aux justes susceptibilités de mon équipage, essayer de concilier mon devoir avec ce que me commande impérieusement l’humanité. Pour cela je crois que la seule chose que j’aie à faire est de vous descendre dans un canot avec des vivres, et de vous abandonner à la garde de Dieu. Si, comme vous le prétendez, vous êtes des gens honnêtes, la main paternelle et toute-puissante de la Providence s’étendra sur vous ; et, j’en ai la conviction, il ne vous arrivera rien pendant les quelques jours de traversée, que vous aurez à faire pour atteindre le but de votre voyage. S’il en est autrement, vous n’aurez de reproches à adresser à personne, puisque ce sera Dieu lui-même qui vous aura punis.

Ce discours assez peu clair et que les matelots eurent garde de comprendre, produisit cependant sur eux un excellent effet. Ils ne voulaient que le débarquement des deux aventuriers. Aussi applaudirent-ils avec enthousiasme à la détermination prise par le capitaine, et sans attendre qu’il leur en donnât l’ordre, se mirent-ils en devoir de lancer le canot à la mer.

Les deux frères comprirent que, devant une telle manifestation de la volonté générale, toute résistance était inutile. Heureux de ne pas être maltraités davantage par ces hommes ignorants, ils se résignèrent à leur sort ; avec une facilité qui, si elle ne leur attira pas la sympathie de ces gens égarés, les contraignit du moins, à les traiter avec certains égards ; ils se mirent en devoir d’obéir.

Les matelots espagnols, satisfaits de se débarrasser de ces hommes, qu’ils considéraient comme des hérétiques, et dont ils craignaient la mauvaise influence pour la suite de leur voyage, ne firent aucune difficulté pour placer dans le canot non-seulement les vivres nécessaires pour une traversée qui, d’après leurs calculs, pouvaient durer une quinzaine de jours ; mais encore ils leur donnèrent tous les objets qu’ils crurent pouvoir leur être utiles.

Le Chat-Tigre et son frère descendirent dans le canot.

Dès qu’ils eurent quitté le bord, les matelots poussèrent de joyeux vivats, en agitant leur chapeaux en l’air ; puis on coupa d’un coup de hache l’aussière qui retenait le canot à la pirogue ; celle-ci s’éloigna à force de rames avec une telle rapidité que, quelques minutes plus tard, elle n’apparaissait plus que comme un point à l’horizon. Bientôt même elle disparut complètement, aux yeux de ceux qu’elle avait si brutalement abandonnés.

Pendant les événements que nous venons de rapporter, et dont le développement n’avait pas laissé que d’exiger un certain laps de temps, le jour s’était fait. La matinée était splendide, la mer s’était de plus en plus calmée ; une brise légère venant du large, promettait une navigation assez facile.

Le canot, dans lequel avaient été descendus les aventuriers, était une bonne embarcation ; neuve, légère, maniable : assez grande pour qu’ils pussent s’y trouver à leur aise.

Elle était surtout facile à manœuvrer, et gréée en tartane ; ce qui leur assurait une marche rapide, en même temps qu’une plus grande facilité pour tenir la mer par un gros temps ; toutes considérations importantes, dans la situation malheureuse où la superstition des matelots avait placé les deux hommes.

Leur premier soin fut de mâter le canot ; de s’orienter, de hisser la voile ; puis lorsqu’elle se fut gonflée, que l’embarcation eut pris son erre et se fut mise en marche, les deux frères s’assirent à l’arrière ; tout en mangeant un morceau de biscuit, ils reprirent la conversation si brusquement interrompue, par l’apparition du cadavre de leur complice, et leur expulsion du San Juan de Dios.

— Dieu me pardonne ! dit le Chat-Tigre, on croirait que le ciel prend plaisir à déjouer tous nos projets, et à faire de nous le jouet des événements les plus singuliers ! Notre position n’a semblé s’améliorer un instant que pour devenir tout à coup plus affreuse qu’auparavant.

— Je ne partage pas cette opinion, répondit Chanteperdrix. Je ne vois pas en quoi notre position a empiré ; s’il m’est permis de donner franchement mon opinion, je dirai même, que je la crois meilleure en ce moment, qu’elle n’a jamais été.

— Est-ce parce que nous avons acquis la certitude de la mort tragique de ce drôle, et que nous sommes ainsi délivrés de la crainte de ses trahisons ?

— Quand il n’y aurait que cela, Chat-Tigre, ce serait déjà quelque chose. Mais je vais plus loin. Je pense que ce cadavre en venant sottement danser dans le sillage de la pirogue, comme un farfadet sur la bruyère, nous a rendu un véritable service ; voici pourquoi : Je n’étais pas, je l’avouerai, sans inquiétude sur la façon dont nous pourrions aborder la côte française de Saint-Domingue. Les flibustiers sont gens hardis et surtout clairvoyants et rusés comme des singes. Nous avions quatre-vingt dix chances sur cent, pour que la pirogue fût surprise en approchant de Port-Margot ou de Leogane ; alors adieu la réussite de nos projets ; notre procès aurait été fait en un clin d’œil ; nous aurions été pendus sans rémission.

— Tandis que maintenant ? fit le Chat-Tigre en ricanant.

— Maintenant la situation est complètement changée. Si nous tombons aux mains des Espagnols, nous leur montrons la cédule que nous a donnée le gouvernement de Cuba ; si au contraire, ce qui est très-probable, dans les débouquements nous faisons la rencontre de quelque pirogue flibustière, eh bien ! nous sommes Français, aventuriers ; nous serons bien sots, si nous ne réussissons pas à donner le change à nos nouvelles connaissances, et à leur prouver que nous sommes des leurs.

— Tout cela est charmant et parfaitement combiné ; mais nous voici en pleine mer sur une coquille de noix, et ne pouvant aborder autre part qu’à Saint-Domingue, dont nous sommes encore très-éloignés ; qu’il survienne un cyclone, un ouragan ou seulement un vent contraire ; nous voilà errants sur l’Atlantique, exposés à y mourir de faim et de soif, ou à être engloutis.

— Ah ! si tu prends ainsi la question, il est évident que tu auras raison. Toute médaille a son revers ; mais je crois qu’il importe que nous ne fassions pas la situation plus mauvaise qu’elle n’est réellement ; qu’au lieu de nous laisser aller au découragement, nous tâchions au contraire de réagir énergiquement contre ce qui nous arrive, et essayer ainsi de nous sortir du mauvais pas dans lequel nous sommes.

Tu as dit toi-même que nous semblions être le jouet du hasard. Eh ! mon Dieu ! sois tranquille ! le hasard ne nous abandonnera pas et qui sait ? peut-être nous réserve-t-il avant peu une agréable surprise !

— Ah ! tu es heureux d’avoir un pareil caractère ; de pouvoir ainsi te soumettre presque gaiement aux événements les plus tristes.

— Que veux-tu ? J’ai tant souffert dans ma vie, que la douleur aujourd’hui n’a plus de prise sur moi ; et que la catastrophe la plus terrible, je crois, ne parviendrait même pas à m’émouvoir. La douleur s’use comme le bonheur ; avec le temps on finit par devenir indifférent à tout. C’est ce qui m’arrive. Ainsi crois-moi ; prenons patience ; et, puisque nous ne pouvons faire autrement, suivons le précepte des Espagnols, leurs proverbes ont du bon parfois ; Sancho Pança, l’écuyer du chevalier de la Triste Figure, dit souvent de très bonnes choses, entre autres celle-ci : « Quand un événement est sans remède il faut s’y plier en oubliant ce qu’il a de triste, » et c’est à mon avis le seul moyen que nous ayons de tirer un bon parti d’une situation, qui pourrait être encore pire qu’elle ne l’est en réalité.

Plusieurs jours s’écoulèrent, sans qu’il survînt aux deux voyageurs aucun événement digne d’être rapporté. Le vent s’était maintenu favorable ; l’embarcation s’approchait rapidement de Saint-Domingue. Les aventuriers se trouvaient en pleins débouquements.

Depuis leur abandon ils avaient aperçu quelques voiles ; mais toujours trop éloignées pour que leur embarcation légère, et dont la voile ressemblait à l’aile d’un alcyon, attirât sur eux une attention qui peut-être aurait été gênante. D’ailleurs ils avaient pris franchement leur parti ; maintenant ils ne désiraient plus qu’une chose : atterrir sans encombre à l’île de Saint-Domingue.

Cependant en approchant des débouquements, ils redoublèrent de prudence et de précaution. Ils savaient que c’était là que les flibustiers, semblables à des oiseaux de proie, s’embusquaient pour fondre au passage sur les navires espagnols, retournant en Europe richement chargés.

Ils ne voulaient pas être surpris à l’improviste ; car il leur fallait avant tout, se faire reconnaître pour ce qu’ils feignaient d’être, c’est à dire des Frères de la Côte.

Il était environ quatre heures et demie du soir. Pour plus de sûreté, ils avaient abattu leur mât et voguaient à la rame, au milieu de quelques îlots à travers lesquels il leur fallait absolument passer ; lorsqu’il leur sembla apercevoir sur une caye située à environ un mille en avant sous le vent de l’embarcation, une longue perche surmontée d’un lambeau d’une étoffe quelconque.

Cette perche ainsi solitaire, était évidemment un signal de détresse.

Les aventuriers s’arrêtèrent sur leurs avirons et se consultèrent, pour savoir s’ils continueraient à pousser en avant ; mais bientôt un coup de fusil, dont ils aperçurent la fumée, bien qu’ils n’en entendissent pas le bruit, leur révéla qu’ils étaient vus, et que le moment était venu pour eux, de jouer, comme on dit vulgairement, le tout pour le tout.

Ils souquèrent donc vigoureusement sur les avirons, et mirent le cap droit sur la caye.

Bientôt ils aperçurent deux individus, portant comme eux le costume des Frères de la Côte et qui, par leurs gestes, semblaient leur indiquer la direction à suivre, pour éviter les brisants et aborder en sûreté.

Il ne leur fallut que dix minutes pour atteindre la caye.

Les premiers mots que leur dirent ces individus lorsqu’ils débarquèrent furent ceux-ci :

— À boire ! à boire !

Ces malheureux étaient pâles, semblaient exténués et en proie à une grande faiblesse.

Le Chat-Tigre et son frère, se hâtèrent de leur prodiguer tous les soins qu’ils pouvaient leur donner ; puis sur leur prière, ils les prirent à bord, les couchèrent au fond du canot, et poussèrent au large.

Bientôt les flibustiers s’endormirent d’un lourd sommeil, interrompu à plusieurs reprises pendant la nuit ; mais le lendemain, grâce aux soins qui leur avaient été donnés, ils sentirent leurs forces renaître, et se trouvèrent en état de raconter ce qui leur était arrivé ; et à la suite de quels événements ils avaient été jetés sur cette caye déserte où, s’ils n’avaient pas été recueillis par le canot, ils seraient morts de faim et de soif.

Voici en substance ce qu’ils racontèrent :

Le plus grand, le capitaine Barthélemy un des plus célèbres flibustiers de la Tortue, était parti quelques jours auparavant de Port-Margot, dans une légère pirogue, montée par un équipage de quarante hommes bien armés, pour aller, ainsi qu’il le disait, à la chasse aux Espagnols.

Cette chasse avait d’abord été très-heureuse. Dans la même journée il avait surpris deux galions, et avait jeté un équipage à bord ; puis, ces prises dirigées sur Port-Margot, il s’était remis en embuscade, avec une dizaine d’hommes qui lui restaient.

Le surlendemain au lever du soleil, la vigie avait signalé une voile. Les flibustiers s’étaient sans hésiter lancés à sa poursuite, mais cette fois ce n’était pas à des galions qu’ils avaient affaire ; mais à rien moins qu’un vaisseau espagnol, armé de soixante canons, et monté par un équipage de sept cents hommes.

Lorsque les flibustiers reconnurent leur erreur, ils voulurent prendre chasse, mais il était trop tard ; les boulets espagnols commencèrent à pleuvoir si dru sur eux, que bientôt presque tous les flibustiers étaient tués ou blessés ; enfin une dernière bordée mieux dirigée que les autres, traversa de part en part la légère embarcation, qui coula bas en moins de cinq minutes.

Ce fut à la suite d’efforts inouïs, que le capitaine Barthélemy parvint à atteindre la caye, où on l’avait trouvé ainsi que son compagnon, qu’il avait réussi à sauver, et seul avec lui, avait échappé à la destruction de tout l’équipage.

Aussi Dieu sait les beaux projets de vengeance, que faisait le digne capitaine contre les Espagnols ; projets de vengeance que son matelot Pitrians, appuyait de toutes ses forces.

Quand ce récit, coupé à plusieurs reprises par de larges rasades d’eau-de-vie, fut enfin terminé, les deux frères sentirent la nécessité de bien établir leur identité ; aux yeux de Barthélemy, leur costume de Frères de la Côte ne prouvait rien. Les boucaniers étaient tous liés entre eux ; Barthélemy ne se souvenait en aucune façon de les avoir vus, ou même d’avoir entendu parler d’eux.

Le Chat-Tigre se chargea de la rude tâche de fournir les explications nécessaires.

— Il serait extraordinaire, mon cher capitaine, dit-il, que vous ou le capitaine Pitrians, nous ayez vus déjà. Nous ne sommes arrivés dans les îles que depuis quinze mois ; pendant ces quinze mois nous avons constamment habité l’île de Saint-Christophe. Il y a quelques jours seulement, que convaincus qu’il n’y avait plus rien à faire de ce côté-là, car les Gavachos s’en écartent de plus en plus, nous avons résolu de nous rendre à la Tortue. En conséquence, à l’aide des économies que nous possédions, nous ayons acheté cette embarcation, l’avons armée et, ma foi ! nous nous sommes mis en route à la grâce de Dieu ! Un coup de vent, que nous avons reçu il y a quelques jours, nous a fait dévier de notre route, et nous a procuré l’avantage de vous rendre un léger service.

— Cordieu, un léger service ! s’écria le capitaine Barthélemy. Dites donc que, sans vous, Pitrians et moi, nous serions bel et bien morts de faim ! Touchez là, frères, et souvenez-vous qu’à dater d’aujourd’hui vous avez un ami, sur lequel, au besoin, vous pouvez compter !

— Deux ; ajouta sentencieusement Pitrians. Je ne suis donc rien, moi ?

— Et tout d’abord, reprit Barthélemy, j’ai à Port-Margot deux navires qui m’appartiennent ; c’est vous dire que si l’argent vous fait faute, je puis vous en fournir autant que vous en aurez besoin.

— Et ça ne nous gênera pas ; ajouta Pitrians.

— Nous vous remercions, mon frère et moi, de cette offre cordiale ; dit Chanteperdrix, mais toutes nos économies n’ont pas été épuisées par l’achat de la barque ; nos ceintures, grâce à Dieu ! sont gonflées d’or espagnol ; nous ne vous serons donc nullement à charge. Le seul service que nous attendons de vous, est de nous présenter, à notre arrivée à la côte, à ceux dont nous allons devenir les frères. Soyez persuadés que nous partageons sincèrement la haine que vous portez aux Espagnols ; ce que, du reste, le cas échéant, nous saurons vous prouver.

Deux jours après, le canot dont Barthélemy avait pris la direction, atterrit dans une petite anse, située à sept ou huit lieues tout au plus de Port-Margot. Le capitaine Barthélemy par amour-propre, car il était dans son for intérieur extrêmement vexé de l’échec qu’il avait éprouvé, n’avait pas voulu entrer directement à Port-Margot ; ce à quoi ses compagnons avaient consenti facilement. Peu leur importait de débarquer à un endroit ou à un autre ; le principal pour eux était naturellement d’atteindre Saint-Domingue.

Le hasard, qui depuis leur abandon par la pirogue, s’était plu à favoriser si grandement les deux frères, ne se démentit pas cette fois encore, et mit le comble à ses faveurs.

À peine les flibustiers avaient-ils mis pied à terre et, après avoir soigneusement caché le canot sous les broussailles, se préparaient-ils à prendre la direction de Port-Margot, qu’un grand bruit se fit entendre à une courte distance de l’endroit où ils avaient débarqué ; à ce bruit, se mêlèrent bientôt quelques coups de feu accompagnés de cris et de menaces.

— Oh ! oh ! s’écria Barthélemy, en ouvrant les narines et semblant humer l’air, on se bat par ici, il me semble ! Allons donc un peu voir ce que c’est ?

Cette invitation n’avait pas besoin d’être répétée. Ses compagnons s’élancèrent sur ses pas, et bientôt ils aperçurent un boucanier tenant son fusil par le canon, s’en servant comme d’une massue, le faisant tournoyer au-dessus de sa tête avec une force et une adresse remarquables et, bien qu’il fût seul, se défendant bravement, et même sans trop de désavantage, contre une dizaine d’Espagnols, qui l’entouraient et cherchaient soit à le tuer, soit à s’emparer de lui.

L’autre ne répondait à leurs cris et à leurs menaces, qu’en les accablant des sarcasmes les plus méprisants, et en redoublant ses efforts prodigieux.

Déjà plusieurs Espagnols gisaient sur le sol, plus ou moins grièvement blessés. Le secours si inattendu qui arriva à l’improviste au flibustier, changea immédiatement les chances du combat.

Les Espagnols détalèrent sans attendre leur reste ; laissant ainsi les flibustiers, maîtres du champ de bataille.

Ce qu’il y eut de plus particulier dans cette affaire, c’est que le frère de la Côte, si providentiellement sauvé, était furieux contre ceux qui l’avaient secouru.

— Laissez-moi faire, sacrebleu ! s’écriait-il, je veux apprendre à ces gredins de gavachos, à ne pas venir ainsi sottement troubler un honnête homme dans ses occupations ! Vive Dieu ! compagnons ! est-ce que vous croyez que, seul, je ne suis pas assez pour me débarrasser de ces misérables mendiants ?

Les flibustiers, après avoir consciencieusement assommé à coups de crosse, les blessés qui râlaient encore, réussirent enfin à faire entendre raison à leur farouche camarade, qui n’était rien moins que le capitaine Montauban ; puis, les présentations faites, les salutations échangées, les cinq hommes se dirigèrent de compagnie sur Port-Margot ; riant entre eux de l’aventure du capitaine qui, croyant aller à un rendez-vous d’amour, était tombé dans une embuscade espagnole.

Deux heures après ils arrivèrent.

Ainsi que l’avait prévu Chanteperdrix, leur abandon avait été favorable aux deux frères, en ce sens qu’ils n’étaient pas arrivés comme des étrangers à Saint-Domingue ; que même avant de pénétrer dans un des ports occupés par les frères de la Côte, ils comptaient déjà parmi ceux-ci, des amis puissants et dévoués.