E. Dentu (1p. 86-105).
◄  I.
III.  ►

II

DE QUELLE FAÇON LE CAPITAINE VENT-EN-PANNE SE PRÉSENTA À M. DE LARTIGUES COMMANDANT LE VAISSEAU DE S. M. LOUIS XIV, LE ROBUSTE.

Nous abandonnerons provisoirement les frères de la Côte à Saint-Domingue, où nous ne tarderons pas à revenir, et nous ferons quelques pas en arrière pour rapporter un événement qui s’était passé, à peu près dans les mêmes parages trois jours avant l’abandon des deux aventuriers en pleine mer par l’équipage de la pirogue espagnole de San Juan de Dios ; c’est-à-dire dans la nuit du 12 au 13 Juillet 1674.

Cette nuit-là, vers trois heures du matin, un vaisseau de guerre français louvoyait bord sur bord par le travers de l’île de Cuba, à quinze milles de terre environ. La brise était assez forte ; les hommes de quart, que nul travail n’appelait aux bras ou aux écoutes, étaient groupés, çà et là, sur les passavants ; quelques-uns dormaient, d’autres causaient à voix contenue, tout en se promenant de ce pas cadencé, particulier aux marins.

Tout à coup, une voix stridente, partie de la hune de misaine cria :

— Navire !…

Un frémissement électrique sembla soudain agiter les matelots, à cette annonce toujours bien accueillie à bord des bâtiments de guerre.

— Silence ! commanda l’officier de quart dans son porte-voix.

Et jetant vivement son manteau, il monta en toute hâte sur le point le plus élevé du château d’arrière. Chacun s’était tu.

— Ohé ! de la hune ! cria l’officier.

— Oh là ! répondit la vigie.

— Tu vois une voile ?

— Deux, mon lieutenant.

— Dans quelle direction ?

— À tribord sur l’avant à nous ; portant les mêmes amures.

— Très-bien. Sont-ce des bâtiments de guerre ?

— Je ne pourrais pas l’assurer, mon lieutenant, car il m’est difficile de les distinguer à cause de la nuit ; mais je crois qu’oui.

— Paraissent-il gros ?

— Quant à cela, mon lieutenant, au moins autant que nous.

— Ouvre l’œil, mon garçon, surtout surveille bien leurs mouvements.

— Pour cela il n’y a pas de soin, lieutenant, soyez calme.

— Monsieur de Kersaint, dit l’officier à un volontaire aux gardes de la marine, qui se trouvait sur le tillac près de l’entrée de la dunette, prévenez le capitaine que nous avons en vue sur l’avant, deux gros bâtiments, que je soupçonne fort être des vaisseaux de guerre.

— À l’instant, lieutenant ; répondit le jeune volontaire avec un salut respectueux.

Et il disparut dans l’intérieur du navire.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles les chuchotements et les commentaires de toutes sortes, allèrent leur train parmi les matelots.

— Qu’y a-t-il donc, monsieur de Pomereu ? demanda d’une voix joyeuse le commandant, en apparaissant à demi-vêtu sur le pont.

— Il y a, capitaine, que nous avons deux gros navires en vue.

— Oh ! oh ! voyons donc cela ? dit le commandant en prenant des mains de l’officier, la lunette de Galilée, que celui-ci lui tendait et en examinant attentivement les bâtiments suspects.

M. de Lartigues, commandant du vaisseau de quatrième rang, le Robuste, était un digne officier de quarante-cinq ans environ, aux traits énergiques, à la physionomie avenante, adoré de son équipage et excellent marin.

— Je crois, dit-il, que ces bâtiments sont de ceux que nous cherchons ?

Il se redressa, jeta un regard lumineux autour de lui et ajouta :

— Songeons à bien faire notre devoir ! Vive le Roi !

— Vive le Roi ! répétèrent tous les hommes qui se pressaient sur le pont et le château d’arrière.

— Maintenant préparons-nous à combattre reprit le capitaine. Bas les branles partout !

— For-Branle ! répéta aussitôt le maître d’équipage.

Ce commandement avait, au dix-septième siècle, la même signification que celui de branle-bas de combat, par lequel il a été remplacé de nos jours.

Le vaisseau sembla tressaillir depuis la pomme de ses mâts jusqu’à la carlingue, et il s’opéra subitement un mouvement général.

Les sifflets des contre-maîtres lancèrent leurs notes aiguës ; les tambours battirent, la cloche sonna, les trompettes jouèrent des fanfares ; des branles ou hamacs furent décrochés, roulés et montés sur le pont, ainsi que les couffes, espèce de sacs en sparterie dans lesquels les matelots renfermaient leurs vêtements ; hamacs et couffes furent placés dans les bastingages pour servir de rempart contre la mitraille et les balles des mousquets ; puis ce rempart fut coquettement recouvert d’une élégante tenture de drap bleu, parsemée de fleurs de lys d’or.

Lorsque le calme se fut rétabli, que chacun se trouva à son poste, le capitaine quitta la dunette et descendit sur le demi-pont, afin de passer une revue rapide de l’équipage ; et s’assurer par lui-même, si les mousquets étaient en bon état, les bandoulières garnies de cartouches ; les épées, les haches, les pertuisanes et les hallebardes, capables de faire un bon service.

La revue terminée, le capitaine fit un geste, suivi immédiatement d’un coup de sifflet du maître d’équipage, annonçant que la prière allait commencer. En effet, presque aussitôt, un vieillard d’une taille élevée, aux traits un peu sombres, au front chauve ; à la moustache blanche relevée, à la démarche imposante, apparut sur le pont en surplis, l’étole au cou, et précédé d’un valet agitant une sonnette.

Officiers, soldats et matelots, s’agenouillèrent respectueusement en se découvrant.

L’aumônier commença alors la prière, en récitant un verset que l’équipage répétait en psalmodiant avec un ensemble réellement militaire. L’aumônier fit ensuite en langue bretonne une courte allocution, qui fut écoutée avec ferveur ; puis on chanta une espèce de salvum fac regem auquel tout l’équipage répondit Amen ; et chacun se releva pour regagner son poste de combat.

Il était environ trois heures du matin. Le Robuste gagnait les navires inconnus dont il se rapprochait rapidement ; tout portait à supposer qu’au lever du soleil le combat commencerait ; le capitaine afin de rendre l’équipage plus dispos, donna l’ordre au commis du munitionnaire de délivrer les vivres du déjeuner, et de donner à chaque homme une chopine de vin sans eau, et dix-huit onces de biscuit.

Le temps pressait. On mangea debout autour des bidons. Les sous-officiers ne prirent même pas la peine d’accommoder le hareng réglementaire, avec l’huile qu’on leur avait distribuée ; si bien qu’en quelques minutes le déjeuner fut terminé.

Le capitaine des matelots donna un coup de sifflet, et commanda :

— Jetez le sel !

Alors une quinzaine d’hommes se rendirent à une écoutille où l’on avait apporté plusieurs paniers remplis de gros sel ; ils vidèrent les paniers et répandirent le sel sur le pont, qu’ils couvrirent ainsi comme d’un épais grésil.

En ce moment un des matelots de la hune de beaupré, crut entendre un léger clapotement à l’avant du navire ; il se penchait en dehors, pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, lorsqu’une voix forte qui semblait sortir de la mer, cria en français :

— Ohé ! du Robuste !

— Oh là ! répondit le matelot, qui nous hèle ?

— France ! pirogue de Saint-Domingue !

Le capitaine avait entendu ce court dialogue ; il dit quelques mots à voix basse à l’officier de quart.

— Cargue la grand’voile ! ordonna celui-ci dans son porte-voix ; la barre dessous ! masque le grand hunier.

Les hommes se jetèrent sur les cargues et sur les bras, en quelques secondes le vaisseau arrêté dans son aire demeura immobile ; il était en travers.

— Oh ! de la pirogue ! cria l’officier.

— Oh là ! répondit-on aussitôt.

— Laissez-vous culer, et accostez par la hanche de tribord ! un homme paré à lancer une amarre !

Un matelot saisit un faux-bras, le leva dans sa main, sauta dans le porte-haubans et, lorsque la légère embarcation parut sur le flanc du navire, il lança le bout du filin qui fut saisi à la volée, et solidement amarré à l’avant de la pirogue, qui se toua main sur main, et ne tarda pas à accoster.

Quelques minutes plus tard, quatre ou cinq hommes grimpant comme des chats le long des flancs escarpés du vaisseau, bondirent plutôt qu’ils ne sautèrent sur le pont.

L’équipage de la pirogue était de douze hommes ; sept étaient demeurés à son bord, afin de veiller à ce qu’elle ne fût pas coulée, en se heurtant contre le puissant navire.

Ces individus qui apparaissaient d’une si singulière façon sur le pont du vaisseau français, méritent une description particulière. Quatre d’entre eux étaient des hommes de haute taille, aux traits énergiques, à la physionomie farouche, dont les regards fauves avaient une expression de volonté indomptable ; maigres, musculeux, doués en apparence d’une force herculéenne ; leur peau basanée et pour ainsi dire tannée par la pluie, le soleil, le vent et l’eau de mer, semblait collée sur leurs os et faisait ressortir leurs muscles gros comme des cordes et durs comme le fer.

Les vêtements qu’ils portaient étaient au moins aussi étranges que leurs personnes : ils n’avaient pour tout costume qu’une petite casaque de toile et un caleçon qui ne venait qu’à la moitié de la cuisse ; il fallait y regarder de très-près, pour reconnaître si ces vêtements étaient de toile ou non, parce qu’ils étaient imbibés de sang et de graisse, qui les rendaient imperméables, et leur donnaient une couleur rougeâtre : deux ou trois avaient les cheveux hérissés, les autres noués avec une peau de serpent ; leur tête était couverte d’un chapeau bas de forme, dont les ailes étaient coupées, excepté par-devant où elles formaient une espèce de visière ; une tente de fine toile, roulée très-mince, était passée de leur épaule droite au flanc gauche ; tous avaient la barbe touffue, longue et tombant sur la poitrine ; ils portaient à leur ceinture de cuir fauve, un étui de peau de crocodile, dans lequel étaient quatre couteaux à lames larges et effilées, et une baïonnette ; au flanc gauche, une hache d’abordage, un sac à balles en peau de taureau et une calebasse remplie de poudre, bouchée avec de la cire ; de plus, chacun d’eux tenait à la main un fusil long de quatre pieds et demi, d’une justesse extraordinaire ; spécialement fabriqué pour les îles, par deux armuriers fameux qui leur avaient donné leur nom : Gélin de Nantes, et Brachie de Dieppe.

Ces hommes étaient des boucaniers ou frères de la Côte ; leur apparition causa une surprise extrême aux officiers et aux matelots du Robuste qui, bien qu’ils en eussent souvent entendu parler, car leur réputation était universelle, n’en avaient jusqu’alors jamais vu. Aussi l’équipage du vaisseau ne se lassait-il pas de les regarder ; examen que les boucaniers subissaient, disons-le à leur louange, avec la plus complète indifférence, ou plutôt, avec le plus profond dédain.

Leur chef formait avec eux un contraste des plus tranchés. C’était un homme d’environ cinquante ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, trapu et vigoureusement charpenté ; ses longs cheveux blonds et sa barbe fauve qui encadraient son visage et commençaient à se nuancer de quelques fils argentés, donnaient à sa physionomie énergique et à ses traits accentués, une ressemblance frappante avec un mufle de lion ; bien qu’il parût être doué d’une vigueur peu commune, et que ses gestes fussent brusques et parfois heurtés, ses manières et les habitudes de sa personne avaient cette élégance native qui, à cette époque, faisait du premier coup d’œil, reconnaître un gentilhomme.

Son costume était, ainsi qu’on dirait aujourd’hui, d’une excentricité et d’une originalité suprêmes ; du reste il le portait avec une grâce et une aisance inimitables.

Il portait un justaucorps de drap gris garni sur toutes les coutures d’un quadruple galon d’or ; un baudrier de velours cramoisi brodé et passementé d’or soutenait sa large épée de combat ; sa cravate en point de malines, était attachée par un ruban de satin couleur de feu, qui jetait de chatoyants reflets sur son gilet de drap d’or, recouvert sans être caché par le pourpoint si richement galonné ; ses bottes noires et molles, laissaient échapper autours de leurs soufflets des flots de dentelle de Flandre à festons pointus ; il tenait à la main son chapeau brodé d’or, orné de deux longues plumes rouges, tombant à droite sur la passe à demi-rabattue.

Sauf la perruque blonde aux boucles larges et flottantes ornées de rubans, et que notre personnage ne portait pas, sans doute par dédain, ce costume des plus coquets, était celui adopté à cette époque par les plus élégants coureurs de ruelles.

Ce personnage singulier fit quelques pas au-devant du commandant qui, de son côté, s’avançait vers lui ; tous deux se saluèrent courtoisement ; puis l’inconnu remit son chapeau et l’entretien s’engagea, non cependant, sans que le commandant eût donné à l’officier de quart, l’ordre de faire distribuer des rafraîchissements aux boucaniers ; ce qui parut causer un vif plaisir à ceux-ci.

L’équipage s’était retiré sur l’avant du navire ; les officiers étaient passés sous le vent par déférence pour leur chef ; de sorte que M. de Lartigues et son étrange visiteur se trouvèrent seuls sur le château d’arrière, libres de causer tout à leur aise, sans crainte d’être entendus.

Ce fut le commandant qui prit le premier la parole.

— Soyez le bienvenu à bord du vaisseau de Sa Majesté, le Robuste, monsieur, dit-il galamment.

— Vous ne vous attendiez guère à recevoir ma visite, n’est-ce pas, monsieur le commandant ? répondit l’étranger avec un sourire.

— Je vous l’avoue, monsieur ; mais je vous le répète, vous n’en êtes pas moins le bienvenu.

— Je vous remercie de ces cordiales paroles, monsieur.

— Serait-il indiscret de vous demander le motif de votre arrivée matinale à mon bord ?

— Nullement, monsieur ; le désir de vous être agréable, tout simplement.

— Je vous remercie à mon tour, monsieur ; cependant je ne saisis pas bien en quoi…

— Je puis vous servir ? interrompit l’étranger avec bonhomie.

— C’est cela même, monsieur, ponctua M. de Lartigues.

— Je m’explique ; c’est…

— Pardon de vous interrompre ; me ferez-vous la grâce de m’accompagner dans ma dunette ? Assis face à face, un flacon de vin de France entre nous, nous causerons plus agréablement.

— J’accepte de grand cœur votre offre courtoise, monsieur, mais je crois que vous feriez bien avant cela, de donner l’ordre d’amarrer les canons, et de renvoyer l’équipage sous les ponts.

— Comment ! monsieur ! s’écria le commandant avec surprise ; donner un pareil ordre, lorsque j’ai en vue deux bâtiments que tout me fait supposer être ennemis ! C’est impossible !

— Un des deux l’était, monsieur ; maintenant il n’en est plus ainsi, je vous l’affirme. Regardez-les. Pendant que vous avez mis en panne, ils ont viré de bord, se sont rapprochés de vous ; maintenant ils ont imité votre manœuvre et se tiennent sur le mât, sous le feu de vos batteries.

— En effet, répondit le commandant, après un instant employé à examiner attentivement les deux navires ; que signifie cela ?

— Je vous l’ai dit, monsieur, ces bâtiments sont amis.

— Amis ? Vous me l’affirmez ?

— Sur l’honneur.

— Un mot encore, monsieur ?

— À vos ordres, commandant.

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Je suis le capitaine Vent-en-Panne, répondit-il simplement ; comme si ce singulier pseudonyme devait suffire.

— Le célèbre boucanier dont la réputation égale celle des Montbarts, des Laurent et des Ourson-tête-de-fer ? s’écria M. de Lartigues avec une surprise qui était presque de l’admiration.

— Oh ! monsieur ! répondit le boucanier avec bonhomie, je suis bien loin de valoir les hommes auxquels il vous plaît de m’assimiler ; je ne les suis que de très-loin.

— C’est trop de modestie, mon cher capitaine ; votre main, s’il vous plaît ?

— La voilà, monsieur ; vous me faites trop d’honneur.

Les deux hommes échangèrent alors une cordiale poignée de mains.

Puis à la surprise générale, M. de Lartigues donna l’ordre de cesser le branle-bas de combat ; de remettre tout en ordre, et de ne conserver sur le pont que la bordée de quart.

Tandis que les officiers, qui ne comprenaient rien à la conduite extraordinaire de leur commandant, se hâtaient cependant de faire exécuter ses ordres, celui-ci entraînait Vent-en-Panne dans la dunette, en lui disant avec un gracieux sourire :

— Vous voyez, mon cher capitaine, que je n’hésite pas à suivre votre conseil.

— Vous n’aurez pas à regretter la confiance que vous mettez en moi, monsieur de Lartigues.

— Vous me connaissez, monsieur ?

— Comme je connais votre vaillant vaisseau, commandant.

Les valets de M. de Lartigues, avaient couvert la table de rafraîchissements de toutes sortes.

Les deux officiers prirent place ; le commandant remplit les verres ; après avoir trinqué ils burent.

— Vous permettez, commandant ? dit le boucanier en montrant sa pipe.

— Ne vous gênez en rien, capitaine ; loin de m’incommoder, l’odeur du tabac en fumée m’est agréable.

— Alors… dit Vent-en-Panne.

Il bourra sa pipe, l’alluma, et bientôt il disparut presque au milieu d’un épais nuage de fumée.

— Maintenant, dit le commandant, en remplissant de nouveau les verres, nous reprendrons s’il vous plaît, capitaine, notre conversation au point où nous l’avons laissée.

— Volontiers, commandant. À votre santé ! voilà un excellent vin d’Anjou.

— À la vôtre, capitaine ! Vous êtes connaisseur ?

— Un peu. Hum !

— Il s’agissait, je crois, d’un plaisir que vous me vouliez faire ?

— C’est cela même. Il y a une douzaine de jours, monsieur d’Ogeron, notre gouverneur…

— Un de mes meilleurs amis, dit le commandant.

— Je le crois. Donc, monsieur d’Ogeron s’invita sans cérémonie à dîner chez moi à Port-Margot, ainsi qu’il le fait souvent, à cause de l’amitié qu’il daigne me témoigner. Mais cette fois un motif plus sérieux l’amenait. Le matin, un bâtiment de la Compagnie était entré dans le port, chargé pour le gouverneur de dépêches de M. de Colbert ; ce bâtiment avait fait diligence car les dépêches étaient importantes : elles annonçaient la déclaration de guerre faite, par le roi Louis XIV, que Dieu garde, à l’Espagne.

— Comment ! s’écria le commandant, la guerre est déclarée à l’Espagne ?

— Oui, monsieur, depuis deux mois. Il n’est pas étonnant que vous l’ignoriez puisque, depuis cinq mois, vous croisez dans ces parages.

— Ah ! de par Dieu ! voilà une bonne nouvelle ! je vous en remercie bien sincèrement, capitaine.

— Ce n’est pas à moi, mais à monsieur d’Ogeron que ces remerciements doivent revenir, commandant.

— Mais c’est vous qui me les apportez ces nouvelles !

— Par son ordre. Voici l’affaire en deux mots : monsieur d’Ogeron, votre ami, et il l’a bien prouvé dans cette circonstance, vous sachant dans ces parages, était très-inquiet sur votre compte, à cause des nombreux croiseurs espagnols qui rôdent en ce moment dans les débouquements du golfe du Mexique ; il était important que vous fussiez averti au plus vite. Malheureusement, il n’y avait pas en ce moment à Saint-Dominique un seul navire ; tous nos compagnons étaient en expédition.

— La situation était critique.

— Monsieur d’Ogeron le pensait ainsi, mais je le rassurai en moins de cinq minutes. Si vous n’avez pas de navires, lui dis-je, il nous reste des barques : préparez vos dépêches ; cette nuit je partirai. Le gouverneur me connaît ; il me serra la main, m’embrassa et notre explication en demeura là. Une heure plus tard, j’avais acheté la pirogue qui se balance le long des flancs de votre navire ; j’avais engagé vingt-cinq frères de la Côte que je connaissais de longue date, et, le soir même, un peu après le coucher du soleil, monsieur d’Ogeron m’apportait ses dépêches, je mettais le cap au large et me voilà.

— C’est incroyable ! s’écria le commandant. Il n’y a que les boucaniers pour faire de pareilles choses !

— Bah ! vous plaisantez, commandant ! une simple promenade en mer, dit-il en vidant son verre, avec le sourire moitié figue, moitié raisin, qui lui était habituel.

— Hum ! quelle promenade ! mais ces deux bâtiments ?

— Ah ! c’est vrai ! je les avais oubliés, moi !

— Qui sont-ils ?

— L’un, le plus petit, est un vaisseau de la Compagnie des Indes, qui se rendait à Port-Margot lorsqu’il a été, par le travers de Saint-Christophe, amariné par l’autre, le plus grand.

— Et celui-là ?

— C’est un vaisseau espagnol.

— Comment un vaisseau espagnol ?

— Oui. Il est même plus gros que le Robuste. C’est un vaisseau magnifique sorti, il y a cinq mois, des chantiers du Ferrol. Figurez-vous, commandant, qu’en prenant congé de monsieur d’Ogeron, je lui dis : Tant pis pour le premier gavacho qui me tombera dans les griffes, je le troquerai contre ma pirogue quand même ce serait un vaisseau à trois ponts. Je ne croyais pas si bien dire.

— Comment ! vous vous êtes emparé de ce vaisseau ?

— Mon Dieu oui, dit-il placidement.

— Avec vos vingt-cinq hommes ?

— Dame ! Je n’avais pas le temps de retourner en chercher d’autres ; il ne m’aurait pas attendu.

— Pardieu ! voilà qui dépasse toutes les limites du possible !

— Pourquoi donc cela ?

— Mais, si je ne me trompe, ce vaisseau porte soixante-quatorze canons, et huit cents hommes d’équipage ?

— C’est cela même.

— Et vous l’avez pris ?

— J’ai eu l’honneur de vous le dire.

— Mais comment avez-vous fait ?

— Ah ! ma foi, commandant, c’est bien simple !

Le digne capitaine adorait cette locution qu’il avait toujours à la bouche.

— Tout est simple pour vous, capitaine, vous allez me donner votre moyen, n’est-ce pas ?

— Je ne demande pas mieux, si cela peut vous être agréable.

— Parlez ! parlez !

— Vous saurez donc qu’une nuit, dix jours après avoir quitté Port-Margot, nous errions un peu à l’aventure ; lorsque, vers deux heures du matin, par un temps assez sombre, ma pirogue se trouva à l’improviste dans les eaux de ce vaisseau. La mer était comme de l’huile, il n’y avait pas de vent pour souffler une chandelle. Le vaisseau roulait lourdement ; ses voiles pendaient inertes le long des mâts. Une pensée traversa mon esprit : les gavachos sont paresseux et dormeurs ; on n’entendait pas le moindre bruit à bord. Je dis quelques mots à mes camarades ; ce sont des gaillards intelligents, ils me comprirent. La voile de la pirogue fut amenée en douceur, les avirons garnis au portage et je m’avançai sans bruit sous l’arrière du vaisseau. En un clin d’œil, vingt-trois de nous autres escaladaient les galeries ; j’avais laissé deux hommes pour garder la pirogue. Mon calcul était juste. Mes paresseux de gavachos dormaient comme des loirs ; les officiers et le capitaine furent égorgés, avant d’avoir le temps de s’éveiller. Cela fait, je montai sur le pont ; les gens de quart dormaient aussi. Je fis fermer les écoutilles, et, après avoir jeté à la mer l’officier et l’homme placé à la barre, je poussai le cri de guerre de la flibuste, en tombant à coups de hache sur les dormeurs. Les pauvres diables surpris à l’improviste et croyant avoir affaire à une légion de démons, se rendirent sans coup férir, et se laissèrent désarmer.

— Mais, dit le commandant vivement intéressé, la moitié de l’équipage se trouvait encore sous les ponts ?

— Oui, et ils commençaient à s’éveiller et à hurler à qui mieux mieux. Heureusement pour nous, ils ignoraient notre nombre ; ils nous croyaient bien plus forts que nous n’étions ; de plus ils ont une invincible terreur des flibustiers. Je n’eus qu’à faire jeter au milieu d’eux les cadavres du capitaine et des officiers et les menacer de faire sauter le vaisseau, pour les rendre doux comme des agneaux. Ils montèrent un à un sur le pont. Au fur et à mesure, on les garrottait et on les bâillonnait, pour les empêcher d’avertir ceux qui se trouvaient encore en bas. Mais ce qui nous amusa le plus, ce fut la fureur et la rage de ces imbéciles gavachos, quand ils reconnurent qu’ils s’étaient laissé amariner par vingt-trois hommes.

— Cela se comprend.

— Il y avait de quoi mourir de rire. Le plus drôle de cette affaire, c’est que, croyant m’emparer d’un vaisseau j’en avais pris deux. Le Santiago, c’est le nom de l’espagnol, avait le jour précédent, enlevé par surprise un navire de la Compagnie ; il le conduisait tranquillement à Cuba, quand, pour son malheur, je suis venu me jeter tout à travers de sa combinaison.

— Qu’est-ce que vous avez fait de l’équipage, capitaine ?

— J’en ai mis une partie aux fers à bord du vaisseau de la Compagnie ; le reste est demeuré sur le Santiago. Ces gens me gênent beaucoup, commandant ; si je n’avais pas été aussi pressé de vous rencontrer, je m’en serais débarrassé déjà.

— De quelle façon ?

— À la boucanière donc.

— C’est-à-dire ?

— En les accrochant en feston à mes vergues, ou en les jetant à la mer, dit-il de son air le plus placide.

— Oh ! capitaine ! fit le commandant avec horreur.

— Vous vous récriez ! Pourquoi donc ? Montbarts n’agit jamais autrement, et il s’en trouve bien.

— C’est possible, capitaine ; mais nous qui avons l’honneur de servir Sa Majesté, nous n’employons pas ces moyens… expéditifs.

— Ce sont cependant les meilleurs ; à votre aise, commandant, chacun envisage les choses à son point de vue.

— Voyons, mon cher capitaine, dit en souriant M. de Lartigues, j’ai quelques avaries à réparer, des vivres à prendre ; je vous accompagnerai au Port-Margot.

— Ce n’est pas possible.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que vous n’y auriez pas assez d’eau pour votre vaisseau. Il nous faut aller à Léogane.

— À Léogane, soit ; peu m’importe.

— Bien.

— Voulez-vous me confier vos prisonniers, et me laisser en disposer à ma guise ?

— Vous les confier, commandant, je ne demande pas mieux ; mais vous laisser libre d’en disposer, cela n’est pas possible.

— Vous me refusez ?

— Nullement, mais je dois vois faire observer que ces prisonniers ne sont pas à moi seul.

— À qui sont-ils donc ?

— À mes compagnons.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il doivent être vendus comme esclaves.

— Mais vous vouliez les pendre ?

— Cela est bien différent !

— Je ne saisis pas.

— C’est cependant bien simple. Nous haïssons si fort ces misérables gavachos, que le plaisir de les pendre, compense parfaitement pour nous l’argent que leur mort nous fait perdre.

— Ah ! pardieu ! je ne m’attendais pas à celle-là par exemple ! s’écria le commandant avec un franc éclat de rire ; vous êtes réellement des hommes singuliers.

— Dame ! que voulez-vous ? nous avons si peu de distractions, il faut bien se divertir comme cela se rencontre.

— Vous raisonnez d’une façon ravissante, mon cher capitaine, mais permettez-moi de ne pas être de votre avis. Voulez-vous que nous chargions monsieur d’Ogeron d’arranger notre différent ?

— Comme il vous plaira, commandant.

— Eh bien ! c’est cela ; lui-même règlera le prix de la vente.

— C’est entendu.

— Quant au vaisseau dont vous vous êtes si glorieusement emparé, je crois, capitaine, que monsieur d’Ogeron réussira facilement à nous mettre d’accord.

— D’autant plus facilement, commandant, que le cas est prévu par les ordonnances et lois sur la marine ; cela n’a rien qui nous doive inquiéter.

— Il ne reste plus que le bâtiment de la Compagnie, sur lequel vous ne prétendez sans doute, que le droit d’épave.

Vent-en-Panne fit un geste affirmatif.

— Je ferai transporter vos prisonniers à mon bord, puis nous mettrons le cap sur Léogane, continua le commandant.

— Je vous remercie de me débarrasser de ces drôles, d’autant plus qu’ils exigent une surveillance incessante, et que je n’ai que fort peu de monde avec moi ;

— C’est vrai. Je me mets à votre disposition, mon cher capitaine, pour tout ce qui pourra vous être agréable, et si vous avez besoin d’une vingtaine de matelots ?

— Cela n’est pas nécessaire, commandant, je vous rends mille grâces. J’ai trouvé parmi l’équipage du bâtiment de la Compagnie, et même dans ses passagers, quelques hommes de bonne volonté, qui me suffiront amplement, d’ici à la côte.

— Comme il vous plaira, capitaine ; dès que vous serez prêt, vous m’avertirez, et nous reprendrons notre route.

— Permettez-moi de vous faire observer, commandant, que cela ne serait pas convenable, s’écria vivement Vent-en-Panne ; vous commandez un vaisseau de S. M. ; vous êtes officier supérieur ; ces deux motifs m’indiquent suffisamment la conduite que je dois tenir.

— Que voulez-vous dire, mon cher capitaine ? Vous êtes libre, il me semble, et ne relevez que de vous-même ?

— C’est possible, commandant ; mais je suis avant tout un sujet fidèle de S. M. ; partout où je me trouve avec un de ses officiers, il est de mon devoir, non pas de lui donner des ordres, mais d’en recevoir de lui.

— Cependant, capitaine…

— Excusez-moi si j’insiste sur ce point, la chose est plus sérieuse que vous semblez le supposer. Avec votre permission, nous marcherons en escadre ; jusqu’à Saint-Domingue je ne serai que votre lieutenant ; rien ne pourra me décider à agir autrement, d’ailleurs notre sûreté commune exige qu’il en soit ainsi.

— Oh ! oh ! vous allez un peu loin, il me semble, capitaine ? dit en riant M. de Lartigues, vous poussez la délicatesse à l’extrême.

— Nullement, commandant ; j’ai eu l’honneur de vous annoncer que les débouquements fourmillent en ce moment de croiseurs ennemis ; nous nous trouvons précisément au milieu d’eux. Si nous sommes attaqués, ce qui est possible après tout, bien que ces misérables Gavachos fassent plus de bruit que de besogne, il est indispensable que nous n’ayons qu’un chef, et que nous agissions de concert ; l’unité du commandement triplera nos forces ; nous aurons facilement raison de nos ennemis quels qu’ils soient ; au lieu que, livrés à nous-mêmes, chacun tirera de son côté, et nous ne ferons rien qui vaille.

— Vous avez raison toujours, mon cher capitaine ; il est impossible d’apprécier plus judicieusement notre situation. Je cède donc à votre volonté ; nous naviguerons en escadre et, ajouta-t-il en riant, ce sera un rude compagnon, que celui qui prétendra nous barrer le passage !

— C’est mon avis ; dit paisiblement Vent-en-Panne.

— Allons ! encore un verre de ce bon vin d’Anjou et occupons-nous de notre affaire.

— C’est cela, commandant, dit le boucanier en vidant son verre. À votre santé !

— À la vôtre, capitaine !

Au moment où ils se levaient après avoir fait consciencieusement rubis sur l’ongle, ainsi qu’on dit vulgairement, la porte de la dunette s’ouvrit et un officier parut sur le seuil, le chapeau à la main.

— Que désirez-vous, monsieur de Pomereu ? demanda le commandant.

— Commandant, le plus gros vaisseau, fait depuis quelques minutes, des signaux que nous essayons vainement de déchiffrer, et qu’il nous est impossible de comprendre, dit l’officier saluant respectueusement.

— Eh ! dit Vent-en-Panne, notre système de pavillon n’est pas tout-à-fait le vôtre, cela n’a rien d’étonnant. C’est à moi sans doute que ces signaux s’adressent. Avec votre permission, commandant, je crois que nous ferions bien d’aller voir cela ?

Les officiers quittèrent alors la dunette et montèrent sur le château d’arrière.

Le jour était tout-à-fait venu ; les trois bâtiments en panne à une portée de pistolet les uns des autres, se balançaient gracieusement au caprice de la houle.

Ainsi que M. de Pomereu l’avait annoncé à son chef, le Santiago faisait des signaux répétés.

Vent-en-Panne examina attentivement ces signaux pendant quelques secondes, puis ils se tourna vers M. de Lartigues ; ses sourcils étaient froncés, sa physionomie sérieuse.

— Je suis contraint de retourner à mon bord immédiatement, monsieur le commandant, dit-il ; il se passe ou il s’est passé, car je devine, plutôt que je ne comprends ces signaux, qui sont mal faits, quelque chose de fort grave à bord du Santiago. Peut-être aurai-je besoin de votre intervention, si les faits sont tels que je les soupçonne ?

— Allez, mon cher capitaine, et comptez sur moi. Pouvons-nous procéder au transbordement des prisonniers ?

— Je n’y vois aucun empêchement, commandant ; d’autant plus que cela nous fera gagner du temps.

— Très-bien, je vais faire mettre les chaloupes à la mer.

Vent-en-Panne prit le sifflet d’or pendu à son cou et siffla deux fois d’une certaine façon.

Les boucaniers, que l’équipage du Robuste avait fêtés de la façon la plus cordiale, parurent aussitôt.

— Êtes-vous parés ? leur demanda Vent-en-Panne.

— Oui, commandant, répondirent-ils d’une seule voix.

— Alors accoste la pirogue et embarque en double !

Les flibustiers saluèrent leur chef, et exécutèrent immédiatement l’ordre reçu.

— À bientôt, commandant ! dit Vent-en-Panne lorsqu’il vit que la pirogue était prête à le recevoir.

— À bientôt, mon cher capitaine ! répondit le commandant, en lui serrant chaleureusement la main.

Vent-en-Panne salua les officiers, passa entre une double haie de soldats, qui lui rendaient les honneurs militaires, et s’installa dans la chambre de la pirogue.

Le boucanier fit un dernier salut à M. de Lartigues et à son état-major, qui se pressait pour assister à son départ et s’adressant à ses matelots :

— Avant partout ! dit-il, et souquez rondement, garçons !

La légère embarcation déborda, et fila comme un alcyon sur le dos des vagues.

Cinq minutes plus tard, elle abordait le Santiago.

À bord du Robuste, sur l’ordre du commandant, on s’occupait activement à mettre les chaloupes à la mer, et à tout préparer, pour le transport des prisonniers espagnols.