Les rois de l'océan : L'Olonnais/00/4

E. Dentu (1p. 46-66).

IV

LA LOI DU TALION

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre ; le 2 Juin 1648, un étranger de haute mine, bien vêtu, monté sur un cheval de race et suivi par un domestique qui trottait derrière lui, à distance respectueuse, sur un vigoureux courtaud fleur de pêcher, se présenta, entre sept et huit heures du matin à la porte Saint-Victor, une des portes de Paris.

Ce voyageur paraissait fort pressé. Après avoir échangé quelques paroles avec le commis du pied-fourchu, préposé à la perception des droits dans la ville, et s’être renseigné sur la direction qu’il lui fallait prendre pour atteindre, le plus promptement possible, le quartier du Palais-Cardinal, maintenant royal, habité par la Reine-régente, Anne d’Autriche, et le jeune roi Louis XIV ; il fit légèrement sentir les éperons à son cheval, et s’enfonça résolument dans le dédale de rues étroites, tortueuses, sombres et encombrées d’immondices, qui s’ouvrait devant lui.

Cependant, tout en cheminant, si préoccupé que fût le voyageur de ses propres affaires, il ne laissa pas de remarquer avec surprise l’aspect singulier de la ville ; nombre de boutiques étaient fermées ; les commères, réunies sur les pas des portes, causaient entre elles avec animation ; çà et là, sur les places et dans les carrefours, des bourgeois et des hommes du peuple, les traits sombres, les sourcils froncés, les regards étincelants, s’entretenaient à voix basse, en faisant des gestes de menace et en proférant, à demi-voix, des malédictions qui semblaient s’adresser à son Éminence, monseigneur le Cardinal Mazarin, alors premier ministre, et tout-puissant sur l’esprit de la reine-mère, régente du royaume.

Au fur et à mesure que le voyageur s’enfonçait dans le cœur de la ville, la fermentation devenait plus grande ; les groupes, plus nombreux et plus animés ; mais, chose singulière ! l’étranger remarqua que ces groupes étaient plutôt railleurs et ironiques que menaçants et hostiles. On entendait bien, çà et là, quelques cris de : « À bas, Mazarin ! » poussés au milieu des rires avec force quolibets plus ou moins mordants et désagréables, à l’adresse du Cardinal-Ministre ; mais les cris les plus nombreux étaient : « Vive Gondi ! Vive le Coadjuteur ! » et enfin : « Vive le duc de Beaufort ! » c’était ce dernier cri surtout qui plongeait l’étranger dans une stupéfaction extraordinaire.

Pourquoi « Vive Beaufort ? » À quel propos ce nom qu’il croyait oublié, se trouvait-il ainsi dans toutes les bouches ?

Cela confondait le voyageur qui, fort au courant des affaires politiques de l’époque, savait parfaitement que le petit-fils du Roi Henri IV, chef de la faction des Importants, avait, cinq ans auparavant, été arrêté en plein Louvre par Guitaut, le capitaine des Gardes, qui lui avait demandé son épée par ordre de la reine, avec laquelle il avait été, le jour même, faire collation à Vincennes, dont Chavigny était gouverneur, et qui, pendant tout le temps que cette promenade avait duré, lui avait fait le plus charmant visage. L’étranger savait de plus que, depuis cette époque, le duc de Beaufort était étroitement gardé au donjon de Vincennes, par ordre du Cardinal Mazarin qui avait, de lui, une frayeur terrible.

L’étranger, ainsi que tout homme sensé aurait fait à sa place, jugea prudent, avant que d’aller plus loin, de prendre langue et de se renseigner ; afin de ne pas commettre d’énormités, lorsqu’il se trouverait en présence de certaines personnes avec lesquelles il avait à traiter d’affaires très sérieuses.

À cette époque, plus encore qu’aujourd’hui, les cabarets étaient le rendez-vous habituel des oisifs, des nouvellistes, et surtout des Politiqueurs, ainsi qu’on disait alors. L’inconnu avisa, près du palais de Justice, un cabaret, à l’enseigne de la Pomme de Pin, très-renommé, où se réunissaient presque tous les poètes du temps ; tous gens aimant fort à humer le piot, et dans lequel, parfois, certains membres du parlement eux-mêmes, ne dédaignaient pas de s’introduire à la dérobée, pour boire d’un certain vin d’Arbois, auquel le digne cabaretier devait la grande réputation dont il jouissait.

Le voyageur jeta un regard autour de lui pour s’orienter ; mais il reconnut aussitôt la difficulté, sinon l’impossibilité de traverser à cheval les groupes qui se pressaient aux abords du palais et sur la place, alors fort étroite. Son parti fut pris en une seconde. Il mit pied à terre, jeta la bride à son domestique, lui ordonna d’aller l’attendre avec les deux chevaux auprès du Pont-au-Change ; puis, serrant son manteau autour de son corps, baissant les ailes de son feutre sur ses yeux, il se glissa à travers la foule, en faisant jouer adroitement la poignée de sa rapière, et ses coudes pointus qu’il enfonçait sans pitié dans les côtes de ses voisins : Il parvint sans encombre, mais non pas sans avoir été salué par maintes malédictions, de la part de ceux qu’il poussait si rudement, à se frayer un passage jusqu’à la porte du cabaret.

Arrivé-là, ce fut une seconde lutte, plus sérieuse et plus opiniâtre à soutenir ; le cabaret regorgeait littéralement de buveurs et de gens qui, assis ou debout, péroraient à qui mieux mieux, sans s’écouter les uns les autres, et s’en souciant fort peu ; pour le simple plaisir de parler et de répandre leurs nouvelles vraies ou fausses ; selon la coutume invariable des Parisiens de tous les temps, peuple badaud et gobe-mouche par excellence.

Cependant, à force de patience et d’efforts bien combinés, notre entêté voyageur réussit enfin à pénétrer dans la salle ; en un tour de main il eut saisi un garçon par l’oreille, et, en lui glissant une pistole dans la main pour conquérir ses bonnes grâces, il obtint un pichet de vin d’Arbois, un gobelet, et même place à une table, occupée déjà par plusieurs bourgeois ; ceux-ci, après lui avoir lancé un regard de travers, se reculèrent en grognant tout bas pour lui faire place.

L’étranger, sans se préoccuper en aucune façon de la mauvaise humeur de ses voisins, prit ses aises le plus possible ; se versa un plein gobelet de vin qu’il avala d’un trait ; fit claquer sa langue avec une satisfaction évidente ; et, posant un coude sur la table et sa tête dans sa main, promena un regard clair sur l’assistance.

À peine l’étranger avait-il depuis quatre ou cinq minutes pris cette position, qu’un homme d’un certain âge, bien vêtu et à mine débonnaire vint s’asseoir en face de lui, et, après l’avoir salué, entama la conversation sans plus de préambules.

— Vous êtes étranger, monsieur ? dit-il.

Le voyageur fronça le sourcil à cette question faite ainsi ex-abrupto par un homme qu’il ne connaissait pas ; mais après avoir jeté un coup d’œil sur son singulier interlocuteur, sa grimace se changea en sourire, il rendit le salut qu’il avait reçu.

— Oui, monsieur ; et vous ? répondit-il poliment.

— Oh ! moi, fit l’autre avec un sourire de bonne humeur, je suis un Parisien de la vieille roche ; je me nomme Jérôme-Dieudonné Parizot ; ma famille est bien connue dans le quartier ; nous sommes de père en fils, depuis six générations, établis peaussiers à deux pas d’ici, au coin de la rue de la Vieille-Pelleterie, à l’enseigne de la Bonne Foi.

— Diantre ! fit le voyageur avec un sourire légèrement ironique, voilà de véritables titres de noblesse !

— N’est-ce pas ? fit l’autre en se rengorgeant.

— Certes, et je suis très-honoré de vous connaître, maître Jérôme-Dieudonné Parizot.

— Croyez bien que tout l’honneur est pour moi, monsieur… ?

— André ; je me nomme le capitaine André. Un autre pichet et un autre gobelet ! ajouta-t-il en happant un garçon par sa houppelande.

— Je me doutais que vous étiez soldat.

— Voyez-vous cela ? fit le capitaine en souriant.

— Oui ; le père de ma femme fait partie de la milice bourgeoise.

— Oh ! alors, vous devez vous y connaître !

En ce moment, le garçon mit sur la table le vin et le gobelet demandés.

Le soi-disant capitaine emplit les deux gobelets.

— À votre santé ! dit-il, maître Parizot.

— À la vôtre ! capitaine.

Ils trinquèrent et burent.

— Le vin est bon ici, fit le capitaine en reposant son gobelet vide.

— Oui, la Pomme de Pin est renommée.

— Ah ! ça, maître Parizot, comment se fait-il que vous m’ayez reconnu pour étranger ! Ai-je donc l’air d’être de province ?

— Nullement, capitaine ! bien loin de là, seulement, regardez votre chapeau.

— Eh bien ! je le regarde ; qu’a-t-il d’extraordinaire ?

— Eh ! eh ! fit le bourgeois en riant, vous ne voyez pas, c’est cependant bien facile à apercevoir.

— Ma foi ! je vous avoue…

— Voyez le mien et celui de tous les gens qui sont ici.

— En effet, tous ont une tresse de paille en forme de fronde autour de la forme.

— C’est cela même.

— C’est donc un signe de reconnaissance ?

— Parfaitement.

— Tiens, tiens, tiens ; j’arrive bien, à ce qu’il paraît ?

— Vous arrivez très-bien, capitaine.

— Contez-moi donc cela ? je suis curieux de savoir ce qui se passe.

— Je ne demande pas mieux, capitaine ; mais d’abord pour qui êtes-vous ?

— Pour qui je suis ?

— Oui.

— Au diable ! Je suis pour le roi.

— Bon ! pour le roi et messieurs les Princes, ou pour le Roi et le Cardinal ?

— Le cardinal est un cuistre, dont je me soucie, comme du fétu de paille que vous portez à votre chapeau.

— Très-bien ! Alors vous êtes avec nous, capitaine.

— Tout ce qu’il y a de plus avec vous ; et vous êtes ?

— Pour le roi et messieurs les Princes.

— Moi aussi, vive Dieu !

— Voilà qui est bien. Tenez, capitaine, acceptez cette fronde et mettez-la à votre chapeau.

— Je ne demande pas mieux ; répondit-il en prenant la fronde et l’attachant autour de la forme de son feutre ; et maintenant vous me direz…

— Tout ce que vous voudrez.

— Bravo ! à votre santé, maître Parizot.

— À la vôtre, capitaine André.

— D’abord, l’histoire de la fronde.

— Ce sera bientôt fait.

— J’écoute.

— Je vous garantis d’autant plus l’exactitude de mon récit, que j’étais présent lorsque la phrase a été prononcée ; voici la chose en deux mots, mon cher capitaine : Je m’étais rendu au Palais à cause d’un procès que je soutiens contre un marchand de la rue de la Parcheminerie ; je me trouvais dans la chambre des enquêtes quand le conseiller Bachaumont, qui parlait au milieu d’un groupe, sur l’observation qu’on lui fit, que le peuple était fort mécontent, et que si la cour n’y prenait pas garde, il pourrait y avoir du tapage ; s’avisa de dire que les gens qui font des émeutes ressemblent à ces enfants qui frondent dans les fossés de Paris, et qui se sauvent et se dispersent, aussitôt qu’ils aperçoivent le lieutenant civil, pour se réunir de nouveau dès qu’il est passé.

— Hum ! voilà qui est grave, dit le capitaine ; ce conseiller Bachaumont doit être une créature de son Éminence.

— C’est un enragé cardinaliste ; aussi le mot ne fut pas perdu ; le nom que cherchaient les ennemis du Mazarin était trouvé ; désormais ils étaient frondeurs ; depuis lors, tout est à la Fronde, les chapeaux, les gants, les éventails, et même les pains…

— Diable ! et voilà longtemps que ce mot malencontreux a été prononcé ?

— Dix jours !

— Tant que cela ? alors le Cardinal n’a qu’à bien se tenir !

— N’est-ce pas ?

— Pardieu ! à votre santé maître Parizot !

— À la vôtre, capitaine.

— Merci : maintenant renseignez-moi je vous prie, monsieur Parizot, sur l’événement qui cause en ce moment une si forte émotion dans le populaire, et apprenez-moi surtout pourquoi l’on crie si haut : Vive Beaufort !

— C’est que les deux choses n’en font qu’une, mon cher capitaine.

— Ah ! bah !

— C’est comme cela ; écoutez bien.

— C’est à dire que je suis suspendu à vos lèvres ; que je bois vos paroles.

— Vous me flattez, capitaine.

— Nullement, je vous assure.

— Vous savez, n’est-ce pas, capitaine, de quelle façon fut arrêté le duc de Beaufort ?

— Parfaitement ; au palais Cardinal, il y a cinq ans ; on le conduisit à Vincennes.

— Dans le donjon, oui, où il serait peut-être resté toute sa vie…

— Pardon, maître Parizot, pourquoi donc parlez-vous au passé de la captivité de ce pauvre duc ?

— Vous allez voir, capitaine.

— C’est juste, continuez.

— Le prisonnier était gardé à vue, par un officier et huit soldats, qui marchaient, quand il marchait, s’arrêtaient quand il s’arrêtait, et pour plus de sûreté couchaient dans sa chambre.

— Peste ! quel luxe de précautions ! le cardinal avait donc grand’peur qu’il s’évadât ?

— Une peur effroyable ! mais rien n’y fit ; le dévouement d’un homme du peuple déjoua toutes les subtiles combinaisons du cardinal.

— Oh ! oh ! cela devient intéressant.

— Cet homme arrêté pour avoir tué un lapin sur la chasse de son seigneur, avait été sauvé des galères et peut-être de la potence par le duc de Beaufort, alors tout-puissant. Le pauvre diable voua une reconnaissance sans bornes à son sauveur ; lorsque les amis du duc l’oubliaient, lui seul il se souvint et jura de rendre la liberté à celui qui lui avait conservé la sienne.

— Pardieu ! voilà qui est beau ! et comment s’y prit ce brave garçon ?

— Le duc n’avait pu obtenir un seul de ses domestiques ; M. de Chavigny, le gouverneur du château, était son ennemi personnel ; toute évasion paraissait donc impossible. L’homme dont nous parlons ne se rebuta pas. Après s’être entendu avec quelques amis du duc, il se fit recommander à l’officier spécialement chargé de la garde du prisonnier et dont le nom est La Ramée ; il réussit à se faire agréer par lui. Bientôt La Ramée ne vit plus que par ses yeux, tant il sut se rendre indispensable. Il se chargeait des travaux les plus pénibles ; avait toute la morgue insolente, toute la stupide brutalité des porte-clés de prisons d’État ; de plus il affectait la plus vive antipathie pour le duc, qui de son côté paraissait le détester cordialement.

— Le drôle était adroit !

— Plus encore que vous ne le croyez ; malgré ce grand étalage de haine, le duc et son geôlier étaient, ainsi que vous le pensez, parfaitement d’accord, sans qu’on eût le moindre soupçon de leur intelligence ; leur plan fut combiné avec une patience et une habileté remarquables ; ils ne commirent pas une seule faute ; n’oublièrent pas leur rôle un instant.

— Voilà qui est très-fort !

— L’exécution de leur complot fut fixé au 1er  Juin.

— Hier, par conséquent.

— Hier, oui, capitaine ; ce jour-là M. de Chavigny devait aller et alla en effet passer la journée au couvent des chartreux. À l’heure où les soldats quittèrent la chambre pour dîner, le duc demanda à La Ramée de lui permettre de se promener dans une galerie basse au-dessous de son logement ; l’officier y consentit et l’accompagna ; le geôlier prétextant une légère indisposition, n’avait pris qu’un doigt de vin à la table de ses camarades, et en se retirant, il les avait enfermés. Parvenu à la galerie, il en ferma les portes et réuni au duc, il garrotta La Ramée ; lui lia les pieds et les mains ; lui introduisit une poire d’angoisse dans la bouche, et le réduisit ainsi à l’impossibilité de s’opposer à leur évasion. Le duc de Beaufort pouvait tuer cet homme, mais il lui répugnait de verser le sang, il préféra lui laisser la vie ; cependant les cordes dont s’étaient muni les prisonniers étaient trop courtes ; ils firent une rude chute dans le fossé, le duc s’évanouit ; le geôlier revenu de son étourdissement, se releva sans avoir rien perdu de son courage ; il chargea le duc sur ses épaules et le porta jusqu’à un endroit où se tenaient cinq hommes apostés qui lui jetèrent d’autres cordes ; le geôlier attacha solidement le duc, s’attacha lui-même, puis tous deux furent hissés par leurs complices du dehors. Parvenu au sommet du mur de clôture, le geôlier demeura un instant immobile ; il étouffait ; la corde trop tendue lui serrait la poitrine ; un effort désespéré le sauva ; je dois ajouter qu’en cette circonstance comme précédemment à la sortie de la galerie, le geôlier avait passé le premier ; le duc l’avait exigé ainsi ; cinquante cavaliers et plusieurs chevaux de main, attendaient hors de l’enceinte ; le duc de Beaufort était libre ! il était deux heures de l’après-dîner.

— Le cardinal doit être furieux !

— Oui, mais il ne le laissera pas voir ; il feint au contraire d’être très-satisfait de l’évasion de son prisonnier ; il récrimine contre la reine, sur laquelle il essaie de faire retomber tout l’odieux de l’arrestation du duc de Beaufort.

— En effet ; c’est bien toujours le même Italien, vil et rusé.

— Ce qui ne l’a pas empêché de destituer M. de Chavigny, qui n’en peut mais ; et d’avoir lancé un ordre d’arrestation contre le prince de Talmont, ami intime du duc de Beaufort, et qu’il soupçonne d’avoir favorisé son évasion.

— Qu’est-ce que vous dites donc, maître Parizot ? le prince de Talmont est arrêté ?

— Je ne dis pas cela, capitaine, Dieu m’en garde ! je dis seulement que le cardinal en a donné l’ordre ; et bien injustement à mon avis.

— Pourquoi donc cela ?

— Mon Dieu ! parce que le pauvre prince est en ce moment trop triste, et trop ennuyé de ses propres affaires, pour songer à la politique.

— Je ne vous comprends pas.

— C’est vrai ; vous ignorez tout cela, vous capitaine ; parlons d’autre chose.

— Non pas s’il vous plaît, continuons au contraire, si cela vous est égal.

— Comme il vous plaira, capitaine, cependant je vous avoue que je préférerais vous entretenir de tout autre sujet moins scabreux.

— Scabreux ? fit le capitaine avec surprise.

— Oui, pour moi. L’homme qui a fait évader le duc est mon cousin, et de plus intendant du prince de Talmont.

— Je comprends à présent, comment vous êtes si bien au courant de toute cette affaire.

— Nul ne la pourrait mieux connaître que moi, capitaine.

— Mais si le prince n’est pas arrêté, où est-il donc ?

— Je ne vous ferai pas de mystères ; c’est lui qui commandait les cinquante gentilshommes, qui attendaient le duc à sa sortie du donjon de Vincennes.

— Peste ! le tour qu’il a joué là au cardinal, est assez noir, pour un homme qui ne s’occupe pas de politique !

— Il est allié de si près au duc de Beaufort !

— Je le sais.

— Vous le connaissez ?

— Beaucoup. Je vous dirai même, que c’est à cause de lui que je suis à Paris.

Le maître peaussier lança, au soit-disant capitaine, un regard interrogateur, que celui-ci supporta sans se troubler le moins du monde.

— Ah ! fit-il.

— Oui, reprit froidement le capitaine ; j’arrive du Poitou, où le prince a, vous le savez, de grandes propriétés, tout exprès pour le voir.

— Vous jouez de malheur, le prince n’est pas à Paris en ce moment.

— À mon grand regret ; j’avais un service à lui demander.

— Vous le voyez, le moment est mal choisi.

— N’en parlons plus ; je verrai d’un autre côté ; j’ai de bonnes connaissances à la cour.

— Vous aurez raison de vous en servir.

— C’est ce que je ferai : c’est égal, cela me chagrine fort ; ma famille a toujours eu les plus excellentes relations de voisinage, avec celle de Talmont.

— Ah ! vos propriétés sont voisines.

— Oui, mais si le prince de Talmont est absent ; le prince de Montlaur ne l’est pas sans doute.

— De quel prince de Montlaur parlez-vous, capitaine ?

— Pardieu ! du fils aîné du prince de Talmont ; ne le connaissez-vous point ?

— Pardon, capitaine, j’avais au contraire l’honneur de beaucoup le connaître.

— Comment vous aviez ?

— Ignorez-vous donc qu’il est mort ?

— Mort ! le prince de Montlaur ! s’écria le capitaine avec un geste de surprise et d’incrédulité ; vous vous gaussez de moi, maître Parizot.

— Plut à Dieu qu’il en fût ainsi, capitaine, et que le prince de Montlaur et son frère le marquis vécussent encore !

— Le marquis de la Roche-Taillée est mort aussi ?

— Hélas ! oui.

— Voilà qui me confond ! comment ces horribles malheurs sont-ils donc arrivés ?

— Je ne saurais vous donner de détails précis à ce sujet ; on raconte beaucoup d’histoires invraisemblables ; ce qui paraît le plus probable, c’est que le prince et son frère, se sont il y a un mois environ noyés pendant une partie de pêche en mer, près des Sables d’Olonne.

— Une partie de pêche ? fit le capitaine en hochant la tête.

— Voilà ce que l’on dit.

— Et vous ne le croyez pas, vous ?

— Peut-être ? mais de quelque façon que ce malheur soit arrivé, le fait de la mort des deux pauvres jeunes gens n’est que trop certain.

— Le prince de Talmont doit être au désespoir ?

— Il a failli devenir fou de douleur, en recevant cette affreuse nouvelle.

— Malheureux prince ! ne lui reste-t-il pas un fils ?

— Oui, un enfant de seize ans à peine ; il porte aujourd’hui le titre et le nom de Montlaur ; son père l’a envoyé en Allemagne, où il doit demeurer jusqu’à sa majorité ; ce qui me fait supposer qu’il y a dans toute cette affaire quelque chose de sinistre et de mystérieux que l’on ignore, mais dont le prince de Talmont est, lui, bien informé.

— Vous pourriez bien avoir raison, maître Parizot.

— Oui, oui ; fit-il tristement, je sais bien des choses que je ne puis dire, le respect me ferme la bouche ; il ne m’appartient pas de divulguer les secrets du prince, mais j’en sais sur cette affaire plus long qu’on le suppose.

Le capitaine fixa pendant un instant sur son interlocuteur un regard d’une expression singulière, puis il se leva et le saluant avec un sourire légèrement railleur :

— Mon cher maître Parizot, lui dit-il, je suis heureux d’avoir fait votre connaissance ; je vous remercie des précieux renseignements que vous m’avez donnés, avec une si inépuisable complaisance. Votre conversation est des plus attrayantes ; je ne me lasserais jamais de vous écouter ; mais des raisons de la plus haute importance me contraignent à prendre congé de vous à mon grand regret ; adieu donc, cher M. Parizot.

Le capitaine salua une dernière fois, tourna sur les talons et quitta la Pomme de Pin.

Son laquais l’attendait à l’endroit convenu. Il se mit en selle, passa sur la rive droite de la Seine et se dirigea vers le Palais Cardinal. Arrivé à l’angle de la rue Croix-des-Petits-Champs et de la rue Saint-Honoré le capitaine s’arrêta devant un hôtel d’une belle apparence, jeta la bride à son laquais et entra dans l’hôtel.

Plusieurs laquais, dont un tenait en bride une jolie mule grise, se trouvaient dans la cour.

En apercevant le capitaine ils se découvrirent respectueusement ; l’un d’eux s’approcha de lui le chapeau à la main.

— Est-ce que le docteur va sortir ? demanda le capitaine.

— C’était son intention, M. le comte, répondit le valet ; mais dès qu’il saura l’arrivée de M. le comte, mon maître restera certainement pour le recevoir.

— Veuillez alors lui annoncer tout de suite que je désire causer avec lui.

— Si M. le comte veut me suivre ?

— Allons.

Le valet toujours précédant le visiteur, lui fit traverser plusieurs appartements somptueusement meublés, enfin il s’arrêta devant une porte à laquelle il gratta doucement, puis il l’ouvrit, s’effaça pour laisser passer l’étranger, et annonça :

— M. le comte de Manfredi-Labaume !

Le comte entra ; la porte se referma derrière lui.

Le comte se trouvait dans le cabinet du docteur Guénaud.

Le célèbre médecin était assis derrière un immense bureau, chargé de livres et de papiers de toutes sortes ; il regardait son visiteur avec une expression de surprise qui, dans toute autre circonstance, eût été bouffonne.

— Vous ! c’est vous ! murmura-t-il.

— C’est moi, docteur, répondit le comte, d’où provient cet étonnement inexplicable ? ne m’attendiez-vous donc pas ?

— Si, je vous attendais, mon cher Ludovic ; s’écria le docteur en essayant de se remettre de la rude secousse qu’il venait d’éprouver ; mais…

— Mais, répondit le comte en souriant, vous auriez été charmé que je vous eusse manqué de parole.

— Oh ! je ne dis pas cela, mon ami ! s’écria le docteur.

— Non ; vous le pensez, voilà tout. Voyons, docteur, un peu de courage ; je n’ai pas l’intention de vous fatiguer longtemps de ma présence.

— Hélas ! mon ami, croyez bien que si je suis inquiet, c’est pour vous seul.

— S’il en est ainsi, rassurez-vous, je ne cours aucun danger ; le seul ennemi que j’avais à redouter était le prince de Talmont.

— Il est bien puissant, mon ami.

— Il l’était, voulez-vous dire ; quant à présent ce n’est plus qu’un proscrit, un fugitif comme moi. Oh ! je suis bien renseigné ; il a favorisé la fuite du duc de Beaufort ; il tient la campagne avec lui ; vous voyez donc que je suis en sûreté ; vous me permettez de m’assoir, n’est-ce pas ?

— Oh ! que d’excuses, mon cher Ludovic ! s’écria le docteur en se levant respectueusement pour lui avancer un siège ; je suis tellement troublé !

Le comte s’assit en souriant, et après une ou deux minutes de silence :

— Mon cher docteur, reprit-il, ainsi que je vous l’ai dit, je ne veux pas vous importuner longtemps ; mais encore est-il nécessaire que, après avoir fait, tout exprès pour m’entretenir avec vous de choses urgentes, un voyage de plusieurs centaines de lieues, vous me laissiez-vous expliquer, bien en détail, ce que j’attends de votre amitié ?

Le docteur sans répondre agita une sonnette placée près de lui sur son bureau.

Un valet parut.

— Je n’y suis pour personne ; dit le médecin.

Le valet salua, et sortit en refermant la porte.

— Maintenant que vous ne craignez plus d’être interrompu, parlez je vous écoute.

— Je veux, avant tout, dissiper les préventions que vous nourrissez contre moi : le prince de Montlaur a écrit à son père, une lettre qui vous a été communiquée, et dans laquelle, quelques instants avant de mourir il fait ses adieux à sa famille.

— C’est vrai, j’ai lu la lettre ; je vous avoue qu’elle m’a fort affligé.

— Vous avez sans doute supposé à l’instant, que j’avais faussé la parole que je vous ai donnée ; que j’avais tué ou fait tuer, ces deux jeunes gens ? convenez-en, docteur ?

— J’en conviens ; j’ai eu cette pensée.

— Et peut-être vous l’avez encore : eh bien ! docteur, vous vous êtes, ou plutôt vous vous trompez ; cela me peine d’être aussi mal connu de vous, qui m’avez vu naître ; non, je n’ai pas tué, ou fait tuer mes ennemis ; pas un cheveu n’est tombé de leur tête ; pour la seconde fois, je vous en donne ma parole de gentilhomme ! me croyez-vous ?

— Certes, je vous crois ; je suis heureux de cette affirmation ; que sont-ils donc devenus ?

— Ceci est mon secret ; peut-être l’apprendrez-vous un jour par eux-mêmes, s’ils reparaissent jamais, ce dont je doute ; qu’il vous suffise de savoir qu’ils sont saufs et hors de mon pouvoir.

— Je n’insisterai pas davantage sur ce sujet ; je vous remercie, mon cher Ludovic.

Le jeune homme s’inclina.

— Passons à ce qui me regarde directement ; ma sœur ?

— Ainsi que vous m’en avez prié, je l’ai fait transporter au château de Labaume. Par un hasard providentiel, nul, pas même votre mère, ne s’était aperçu de son enlèvement. Lorsque la pauvre Sancia s’est éveillée, elle a été toute surprise de me voir à son chevet. Je lui ai en deux mots expliqué ma présence ; et cela d’autant plus facilement, que depuis quelques jours, appelé de Paris, par elle-même, ainsi que vous le savez, je lui faisais de fréquentes visites ; elle n’a conservé aucun souvenir de ce qui s’est passé depuis son enlèvement ; j’ai réussi, avec assez de difficultés, à lui persuader qu’elle s’était trompée ; que jamais elle n’avait été grosse ; que par conséquent elle n’avait pas à redouter les suites de sa faute ; ou plutôt du crime de son séducteur. Cette assurance lui a rendu le courage et a puissamment aidé à son rétablissement ; aujourd’hui elle est convaincue de la vérité de ce que je lui ai dit ; depuis quinze jours Mme  de Labaume et notre chère Sancia sont arrivées à Paris ; j’ai acheté pour elles, sur les fonds que vous m’avez confiés, un hôtel situé dans cette rue ; à quelques pas à peine de celui-ci. Ces dames seront très heureuses de vous voir ; votre longue absence les inquiète, Sancia me parle de vous chaque fois que je lui fais visite. Êtes-vous satisfait ? ai-je bien compris vos intentions ?

— Les expressions me manquent, mon cher docteur, dit le comte avec émotion ; pour vous exprimer ma gratitude ; ce que vous avez fait ne m’étonne pas ; je savais à l’avance que je pouvais compter sur vous ; puis-je y compter encore ?

— Toujours, mon cher enfant, pour tout ce qui dépendra de moi.

— Bien entendu ; fit le comte avec un léger sourire.

Il y eut un court silence, chacun des deux interlocuteurs réfléchissait.

Le comte prit plusieurs papiers dans une poche de son pourpoint et les conservant dans sa main :

— Mon cher docteur, reprit-il ; ce que vous avez fait jusqu’à présent pour moi n’est rien, en comparaison de ce que j’attends encore de vous ?

— Expliquez-vous ?

— Pardon, je m’aperçois que vous n’avez pas dépouillé votre courrier.

— En effet, j’allais le faire quand vous êtes entré.

— Que je ne vous gêne pas.

— Oh ! rien ne presse.

— Peut-être ? lisez ces quelques lettres qui sont là.

— À quoi bon ?

— Je vous en prie.

Le docteur lui jeta un regard interrogateur ; le comte sourit et fit un geste affirmatif ; le médecin, assez surpris, se décida à ouvrir les lettres.

Quelques minutes s’écoulèrent ; tout à coup le docteur se redressa.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il.

— Quoi donc ? demanda le comte d’un air indifférent.

— Lisez cette lettre.

— C’est inutile, docteur, je sais ce qu’elle contient ; c’est à ma prière que l’amiral comte de Chabannes a consenti à vous l’écrire.

— Eh quoi, vous avez donné votre démission de capitaine de frégate ?

— Oui.

— Vous vous êtes battu en duel ?

— Avec le chevalier de Coigny, oui, docteur.

— Et…

— Et j’ai été tué, interrompit-il de la même voix légèrement railleuse ; mais rassurez-vous, cher docteur, si je suis mort pour tous, pour vous, mais pour vous seul, je suis bien vivant.

— Mais au nom du ciel, pourquoi ?…

— Parce que, dit le comte avec une certaine vivacité, implacable pour les autres, je dois l’être pour moi ; je m’applique à moi-même la loi du talion ; après avoir jugé les coupables, je me suis jugé ; comme eux, je disparais. Peut-être, ajouta-t-il d’une voix profonde, Dieu me pardonnera-t-il de m’être fait justice à moi-même, devant le châtiment terrible que je m’impose.

— Mon ami, s’écria le docteur d’une voix tremblante d’émotion, j’admire votre grandeur d’âme, mais, je vous en supplie, songez à votre mère, songez à votre sœur !

— Docteur, j’ai réfléchi ; ma résolution est prise ; n’insistez donc point, ce serait inutile.

— Hélas ! murmura le docteur, en baissant la tête avec accablement.

— Prenez ces papiers, continua le comte ; il faut en finir, mon vieil ami, cette scène me tue ; si cela durait une heure encore, je deviendrais fou ou je tomberais mort à vos pieds.

— Je vous obéis, répondit le docteur, en prenant machinalement les papiers que lui tendait le comte ; quoi que vous exigiez de moi, je le ferai ; je vous le jure.

— Je le savais. Voici mon testament ; il est antidaté d’un an, entièrement écrit de ma main ; je vous nomme tuteur de ma sœur, à laquelle je lègue toute ma fortune dont vous verrez le détail ; elle s’élève, je crois, à près de trois millions de livres, en terres, bons de caisse, etc. Je suis le dernier de mon nom ; le chef de ma famille ; il n’y aura donc aucune difficulté pour mettre ma sœur en possession de mes biens ; acceptez-vous cette mission de dévouement ?

— Je l’accepte, oui, mon ami ; mais ne reverrez-vous pas votre mère, votre sœur ?

— Relisez la lettre de l’amiral de Chabannes, mon cher docteur, répondit-il avec amertume, et voyez la date ; je suis mort le 17 mai ; nous sommes aujourd’hui le 2 juin, voilà seize jours que ma succession est ouverte ; dans l’intérêt même de ma sœur, je ne dois pas la voir, bien que j’aie le cœur brisé.

En ce moment un valet parut.

— Que voulez-vous ? demanda le docteur ; n’ai-je pas dit que je n’y étais pour personne ?

Mmes  la marquise douairière de Manfredi-Labaume, et Sancia de Manfredi-Labaume, insistent pour voir le docteur Guénaud ; répondit respectueusement le valet.

Les deux hommes échangèrent un regard d’une expression étrange.

— Dans cinq minutes j’aurai l’honneur de recevoir ces dames ; dit le docteur d’une voix à peine articulée ; allez.

Le valet salua et sortit.

— Vous le voyez, docteur, dit le comte, dont le visage était pâle comme un suaire, elles aussi ont reçu la nouvelle de ma mort. Mon Dieu ! mon Dieu ! plus rien au monde ! ah ! c’est à moi que j’ai imposé le châtiment le plus terrible !

Il passa à plusieurs reprises sa main sur son front, se redressa, et, après quelques secondes :

— Adieu, docteur, dit-il avec des larmes dans la voix, adieu pour toujours !

Le docteur lui ouvrit ses bras ; les deux hommes demeurèrent assez longtemps embrassés, sans échanger une parole.

— Allons, s’écria enfin le comte, pas d’indignes faiblesses ! il le faut ! par où me ferez-vous sortir ?

— Venez, répondit le docteur.

Il guida le comte par des corridors de dégagement, jusqu’à une porte dérobée qu’il ouvrit.

— Adieu, docteur, dit le comte, je vous les recommande, elles n’ont plus que vous maintenant !

— Je serai un père pour votre sœur, je vous le jure, Ludovic ; mais, ajouta-t-il avec hésitation, il y a une pauvre créature dont vous ne m’avez rien dit ; elle n’est pas coupable et pourtant une malédiction terrible pèse sur sa tête.

— Mon vieil ami, dit le comte dont les sourcils se froncèrent, et qui pâlit encore davantage, ce qui semblait impossible, je ne comprends pas, je ne veux pas comprendre à qui vous faites allusion.

— Ludovic !…

— Dès que j’aurai franchi le seuil de cette porte, interrompit-il vivement, je n’existerai plus pour personne au monde : vous êtes mon exécuteur testamentaire, le tuteur de Sancia, votre cœur vous dictera la conduite que vous devez suivre. Adieu ! adieu ! s’écria-t-il d’une voix étouffée.

Et après avoir à plusieurs reprises serré les mains du médecin, il descendit rapidement l’escalier, sans vouloir en entendre davantage.

Le docteur demeura un instant immobile, haletant, désespéré.

— C’est un cœur de lion, murmura-t-il ; pauvre Ludovic ! pourquoi faut-il que la fatalité ait brisé sa grande âme !

Il hocha tristement la tête, étouffa un soupir, essuya les larmes qui baignaient son visage et regagna, en chancelant, son cabinet, où l’attendaient, pâles, anxieuses, désolées la mère et la sœur de celui qui, venait de s’appliquer si impitoyablement la loi du talion.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien des années s’écoulèrent ; jamais le comte Ludovic de Manfredi-Labaume ne reparut ; son nom lui-même, ne tarda pas à être oublié, au milieu des événements politiques qui agitèrent la France, pendant la minorité du roi Louis XIV.

FIN DU PROLOGUE